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Le grand genre et la femme sculpteur – autour de la réception de

CHAPITRE I. Jeune Gaulois prisonnier (1864) : l’expression des principes

1.3. Interprétation de l’œuvre

1.3.2. Le grand genre et la femme sculpteur – autour de la réception de

En mai 2009, Mathilde Huet démontre tout le caractère atypique du Jeune Gaulois prisonnier de Bertaux en avançant que l’œuvre est « sans doute l’un des plus anciens nus d’homme, jamais sculpté par une femme… ».88 Il est en effet rare d’observer dans la production d’une femme sculpteur du Second Empire, un nu masculin en pied, à l’échelle humaine et réalisé en marbre à la suite d’une commande de l’État.

Comme nous l’avons déjà mentionné, Hélène Bertaux fait alors partie d’un petit groupe d’artistes féminins privilégié sous le Second Empire. Comme ses consœurs de la même époque, Félicie de Fauveau, Marie-Louise Lefèvre-Deumier, Claude Vignon et Adèle d’Affry dite Marcello, ces personnalités atypiques ont refusé la voie que l’époque traçait pour les femmes sculpteurs. Celles-ci refusent d’être cantonnées aux petits formats et aux sujets intimes et s’érigent contre l’idée que leur condition féminine les condamne à une faiblesse physique et à une limitation psychologique. L’homme de lettres Théophile Gautier fils (1836-1904) illustre bien cette idéologie dominante dans son article pour le périodique L’illustration :

Nous reproduisons, dans le présent numéro, une statue de Mme Léon Bertaux, Jeune Gaulois prisonnier; la pose simple du jeune héros, la rage concentrée qui crispe les muscles de son corps et de sa face sont rendus avec une vigueur dont on s’étonne de rencontrer le sentiment chez une femme.89

Dans un chapitre de son ouvrage Sisters of the Brush, Tamar Garb explique pourquoi les femmes n’étaient pas encouragées à étudier l’art du nu par les tenants de la tradition académique. Ceux-ci trouvaient tout d’abord cette pratique contraire à la respectabilité féminine. La présence de la femme dans une classe qui étudie le

88 Mathilde Huet, Visites guidées – zooms : Hélène Bertaux (1825-1909), [en ligne],

<http://www.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/decouvrir/zoom/zoom-bertaux.htm>, (page consultée le 15 juillet 2015).

89 Théophile Gautier fils, « Salon de 1867; 6e article », L'illustration: journal universel, (Volume 49),

n˚ 1266, 1er juin 1867, dans L’Illustration, Tome XLIX, Janvier, Février, Mars, Avril, Mai, Juin 1867,

nu ou l’anatomie irait à la rencontre de la morale et de la décence90. L’École des Beaux-Arts défendait cette position en déclarant la femme incapable de produire l’exercice d’abstraction intellectuelle que requiert la représentation du nu, selon la tradition académique du grand art. Cette mentalité se réfère au concept de virilité et fait du talent la chasse gardée des hommes.

The capacity to create great art was conceived of as a function of the operation of the highest powers of intellect and imagination. It was improbable, in the light of contemporary medical and psychological understanding, that women could possess the characteristics needed for such an elevated practice.91

Les tenants du grand art académique fondent cet argumentaire sur la nature de la femme, laquelle la rendrait inapte à produire des œuvres du grand genre, comme le nu et la sculpture d’histoire. Dans ce type de représentation, la nudité héroïque masculine incarne la vertu, au sens de « virilité ». Cette association symbolique renvoie à l’étymologie latine des mots « vertu », « viril » et « virilité ». « Vertu » vient du latin virtus, désignation de la force virile, les qualités morales et physiques qui constituent l’homme, et dérivé à son tour de vir, la nomination de l’individu masculin, qui a également donné les mots « viril » et « virilité ». Cette conception de la virilité repose sur un ensemble de valeurs comme la force, le courage, la maîtrise et l’ascendance sur ce qui est faible. En ce sens, les critiques, comme Théophile Thoré, emploient souvent le qualificatif de viril pour critiquer favorablement le talent ou la manière d’Hélène Bertaux, qui se distinguait des attentes de l’époque face à la production sculptée d’un créateur féminin92. Le directeur du Moniteur des Arts, Ernest Fillonneau, en présentant la figure du Gaulois comme étant « vigoureusement » exécutée, renvoie lui aussi à l’idée de virilité du sculpteur :

La figure de Mme Léon Bertaux, Jeune Gaulois prisonnier des Romains, est vigoureusement exécutée. Debout, la main appuyée sur la pierre à laquelle est rivée sa chaîne, le prisonnier lance un regard plein d’énergie vaincue et de rage concentrée. Le torse et les jambes habilement modelés, les formes distinguées, la musculature bien comprise, la

90 Tamar Garb, op. cit., p. 88-89. 91 Ibid., p. 101.

92 Le second chapitre permettra de développer ce que les normes sociales de l’époque entendent

physionomie expressive, tout nous semble excellent dans l’œuvre de Mme Bertaux.93

Tous les critiques n’offrent pas une lecture stéréotypée de l’œuvre de Bertaux. En 1874, dix ans après la première apparition de l’œuvre au Salon, le périodique féministe Le Bas bleu : moniteur mensuel des productions artistiques et littéraires des femmes, qui deviendra Les Gauloises, publie une critique favorable du Gaulois de Bertaux fondée uniquement sur la plastique et le traitement du sujet de l’œuvre : « Bertaux. – Le Jeune Prisonnier, nu, amaigri, se tient debout, rêveur. La tête est superbe; Mme Bertaux a bien exprimé cette rage sourde qui doit tenir éveillé un corps découragé réduit à l’immobilité. »94 La même année, Edmond About commente l’œuvre simplement : « […] Le Jeune Gaulois, qui est sans contredit le meilleur ouvrage de madame Léon Bertaux, et qui justifie deux médailles en un seul jour […]. »95 À la lumière de ce survol de la réception critique du Gaulois, nous sommes en mesure de comprendre tout ce que peut représenter pour Hélène Bertaux cette première médaille au Salon de 1864 : un moyen d’acquérir le statut d’artiste professionnel en plus d’affirmer la légitimité de sa création pour ainsi accéder à la méritocratie96, hiérarchie sociale fondée sur le mérite individuel. Preuve de son investissement et de ses aptitudes, cette médaille remise par ses pairs assure sa production comme étant digne d’estime et d’éloges, en plus de lui permettre d’affirmer sa place au sein du milieu de l’art.