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Une ou des sciences biologiques ?

Dans le document Le rapport expérimental au vivant (Page 41-44)

PRATIQUES SCIENTIFIQUES EXPÉRIMENTALES DU VIVANT

2.1. Une ou des sciences biologiques ?

L'approche naturaliste (extrait du texte 23)

La systématique, la paléontologie et l'écologie tentent de comprendre la spécificité et la variabilité, elles font souvent appel au classement et à la statistique. L'approche naturaliste se caractérise par "un

principe de narrativité" qui peut apparaître comme moins scientifique face à la recherche de "loi déterministe". C'est pourtant en raisonnant en naturaliste, en voulant comprendre l'histoire singulière

de chaque grain de maïs que Barbara MacClintock a mis en évidence les éléments transposables dans la régulation des génomes.

"Tel un pendule, la pensée biologique oscille sans cesse entre l'unité du vivant dans sa substance et dans son fonctionnement, et la multiplicité des formes et des manifestations", écrivais-je en 1996 (texte 23). Étudiant les difficultés des manuels scolaires à articuler ces deux approches, j'observais une présentation essentiellement fondée sur l'unité du vivant, ou bien parfois une juxtaposition de l'unité et de la diversité du vivant, sans essai de mise en relation. Si une nouvelle version était à réécrire, je compléterais "la pensée biologique" avec "et les méthodes d'investigation". "Bicéphalie" de la théorie biologique contemporaine

La présentation de l'analyse historique et épistémologique de la structuration de la biologie (texte 40), pour une formation de formateurs des IUFM, fut l'occasion de débattre des fondements de la biologie contemporaine : éclatée en de multiples disci-plines plus spécialisées, mais se fondant sur une théorie unifiée des vivants qui repose sur deux hypothèses.

En effet, c'est à la suite de questions relatives à l'inventaire du monde vivant, et de problème de classification, qu'un domaine d'investigation ne concernant que les vivants a été envisagé. La "biologie", mot introduit en 1802 conjointement par le vitaliste Treviranus en Allemagne et par le matérialiste Lamarck en France, se présente comme une théorie unifiée des êtres vivants. Pour J. Gayon (1993)1, cette double introduction témoigne que, dès son origine, l'unité fondamentale des processus physiologiques de la vie repose sur deux hypothèses :

• une unité généalogique, 5. une unité physiologique.

Mais c'est tout d'abord à une "naissance avortée" que l'on assiste, analyse de son côté R. Rey (1994)2. L'introduction de la "biologie" perturbe, certes, les classifications des sciences antérieures, mais n'aboutit pas immédiatement à sa reconnaissance comme une discipline. Dans la première moitié du XIXe siècle, persiste une confusion entre "biologie" et "physiologie", et c'est comme "partie de la physiologie" en même temps que "nouvelle définition de la cellule" quelle est définie dans le dictionnaire de

1

GAYON, J. (1993). La biologie entre loi et histoire. Philosophie, 38, pp. 30-57. Paris : Editions de Minuit.

2

REY, R. (1994). Naissance de la biologie et redistribution des savoirs. Revue de Synthèse, IV, n°1-2. Paris : Albin Michel.

médecine de Littré et Robin (1845). L'émergence d'une science biologique, analyse encore R. Rey, fut un long travail d'élaboration, qui s'est appuyé sur des philosophies et des conceptions de la nature et de la vie qui ont évolué. Elle a été produite histori-quement par tout un ensemble matériel et intellectuel, dont l'invention de méthodes expérimentales spécifiques, le développement de la théorie cellulaire, une problématique transformiste et un point de vue physiologique.

Actuellement, la théorie biologique apparaît profondément "bicéphale", selon l'expres-sion de J. Gayon3. L'unité des phénomènes vitaux, en effet, apparaît conjointement en biologie moléculaire, avec l'unité matérielle des structures et des processus physico-chimiques du vivant, et dans la théorie de l'évolution. "La biologie forme un tout", argumente le paléontologue S. J. Gould (1987)4, et "il faut marier styles distincts de l'histoire naturelle et des expériences menées par les réductionnistes". Tandis que, pour le biologiste évolutionniste E. Mayr (1982)5, "la biologie n'est pas homogène", mais "biologie évolutionniste et biologie fonctionnaliste ne s'excluent pas" et "en dépit d'une apparence d'émiettement continu, il y a à présent en biologie une unité bien plus grande que dans les siècles précédents". Les éthologistes, qui tentent d'articuler approche naturaliste et approche expérimentale pour la compréhension des comporte-ments animaux, sont conduits à développer un questionnement multiple. "Huxley se plaît à parler des trois problèmes majeurs en biologie : ceux de la cause, de la valeur sélective et de l'évolution" commentait N. Tinbergen (1963)6. "Je tiens à y ajouter une quatrième", continuait-il, "celui de l'ontogénie. À l'évidence, les domaines couverts par ces questions sont distincts, (…) mais j'insiste sur le fait qu'une éthologie com-préhensible et cohérente doit accorder une égale attention à chacun d'entre eux et à leur intégration". En éthologie, comme dans toutes les branches de la biologie, se pose le problème de l'intégration des points de vue ontogénétiques, causaux, fonctionnels et phylogénétiques. Les deux approches, fonctionnelles et évolutives, apparaissent com-plémentaires, et beaucoup de biologistes moléculaires étudient maintenant des questions relatives à l’évolution, tandis que de nombreux biologistes évolutionnistes s’intéressent désormais à des problèmes moléculaires.

Ne nous leurrons pas cependant : chaque spécialiste considère souvent que son domaine de recherche est le plus intéressant et qu'on y développe les meilleures méthodes… Convaincre d'une "hiérarchie" dans les domaines et les approches d'inves-tigation représente un enjeu de "pouvoir" du point de vue politique scientifique, avec non seulement la reconnaissance, mais aussi crédits et éventuels postes pour élargir la recherche à la clef. Pasteur l'avait d'ailleurs bien compris et il sut magistralement en jouer. Mais, regrette E. Mayr, il en résulte souvent un "esprit de clocher" et du "chauvinisme". Ainsi, des ouvrages se présentant comme "biologie générale" n'abordent, de fait, que la biologie physiologique, ou bien d'autres encore ignorent la

3

Op. cit.

4

GOULD, S. J. (1987). Un hérisson dans la tempête. Traduction 1994. Paris : Grasset.

5

MAYR, E. (1982). Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité. Traduction 1989. Paris : Fayard.

6

TINBERGEN, N. (1963). On aims and methods of Ethology. Zeitschrift für Tierpsychologie, 20. Cité dans FILLOUX, J.-C. & MAISONNEUVE, J. (dir.) (1993). Anthologie des Sciences de l'Homme. Paris : Dunod. Tome 2, p. 326.

contribution de la systématique ou de la paléontologie dans l'émergence de la théorie synthétique de l'évolution, et l'attribuent entièrement à la génétique7. Toute biologie véritable nécessite aussi d'articuler point de vue mécaniste et point de vue téléologique. "Dans cette science, l'existence et le développement même des organismes vivants nous apparaissent comme manifestation des possibilités de cette nature à laquelle nous appartenons, et non comme résultats d'expériences que nous puissions faire nous mêmes", commentait le physicien N. Bohr8. "En fait, nous devons reconnaître que les conditions d'une description objective sont remplies (…) par la manière typiquement complémentaire dont en biologie l'on se sert, d'une part d'argu-ments fondés sur toutes les ressources de la physique et de la chimie et, d'autre part, de concepts qui, transcendant la portée de ces sciences, se réfèrent directement à l'intégrité de l'organisme".

Au niveau scolaire, les difficultés à l'établissement d'une relation dialogique entre point de vue fonctionnel et point de vue évolutif restent escamotées (texte 23). Les programmes actuels de SVT, par une approche analytique de biologie cellulaire et moléculaire, mettent essentiellement l'accent sur l'unité du vivant, tandis que l'approche naturaliste, la systématique, la paléontologie et l'anatomie comparée ont quasiment disparu. Point de vue fonctionnel et point de vue évolutionniste ne sont, par ailleurs, que très rarement articulés. Ainsi l'enseignement du cycle de Krebs valorise nécessairement un point de vue fonctionnel, énergétique et métabolique, mais ni les limites de cette modélisation, ni les hypothèses, relatives à la signification évolutive de l'importance de ce processus physico-chimique dans tout le monde vivant aérobie, ne sont abordées (texte 19).

Différentes approches

Comme dans la plupart des sciences durant le XXe siècle, les savoirs biologiques se sont multipliés et émiettés entre de multiples disciplines, plus spécialisées dans leur approche : approche naturaliste (zoologie, botanique), approche analytique (génétique, physiologie, biologie moléculaire...), approche systémique (écologie...). Les approches naturalistes, analytiques, systémiques et historiques se complètent, et les différentes branches de la biologie développent des méthodologies et utilisent des techniques d'investigation différentes, chacune ajustée à un niveau d'organisation du vivant.

Dans de nombreuses recherches contemporaines, c'est cependant l'organisation de la matière vivante, plus que l'organisme, qui est devenu le principal objet d'investigation. S'interrogeant sur les molécules de l'organisme, sur leurs modifications, leurs interactions et même sur leur histoire évolutive, c'est à une véritable "biologie des molécules", selon l'expression de Mayr (1982), qu'on s'intéresse essentiellement. Par ailleurs, les relations entre la biologie, la biologie humaine, la médecine et les

7

Op. cit. p.28.

8

Niels BOHR. Physique atomique et connaissance humaine. Ed. Gonthier. Extrait dans De Montaigne à Louis

biotechnologies, se complexifient. Comme le rapporte F. Gros (1999)9, des projets, tel celui du décryptage des gènes humains, animaux et végétaux, aux enjeux financiers colossaux, nécessitant le développement d'une multitude de micro expérimentations, et la concentration d'importants effectifs de chercheurs, relèvent dorénavant de ce que l'on peut qualifier d'une "Big Science".

Si la biologie est une science de laboratoire, c'est aussi une science de terrain. Le terrain mobilise autant d'invention et d'instruments sophistiqués que le laboratoire expérimental mais il ne permet pas une mise sous contrôle systématique des phénomènes, et de "dispositifs expérimentaux au sens galiléen", explique I. Stengers (1993)10. Au laboratoire, le biologiste invente des dispositifs qui doivent engager le pouvoir de juger. Sur le terrain, le scientifique n'est pas un juge mais un enquêteur, qui rassemble des indices, pour mettre à l'épreuve de la réalité les élaborations théoriques qu'il invente.

L'expérimentation ne représente donc qu'une approche parmi d'autres en biologie. D'autres méthodes, comme l'observation et la comparaison, le classement, les enquêtes statistiques, la recherche de corrélations et la modélisation, sont fréquemment utilisées, à des degrés divers, suivant le type de questionnement développé et le niveau d'investigation du vivant concerné. Mais est-il possible d'apprécier le recours à l'expérimentation dans la connaissance du vivant ? En particulier, quelle en est la validité, d'un point de vue logique et d'un point de vue épistémologique ? Et quelles en ont été les conditions d'émergence ?

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