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Du côté des "savoirs"

Dans le document Le rapport expérimental au vivant (Page 117-123)

DU RAPPORT EXPÉRIMENTAL AU VIVANT

3.1. Activités expérimentales et apprentissages

3.1.4. Du côté des "savoirs"

Mais, finalement, quels sont les "savoirs" en jeu dans les apprentissages scientifiques, et dans les activités expérimentales ? Une conception, classique en didactique des sciences, consiste à distinguer plusieurs catégories de "savoirs" (savoirs, savoir-faire, savoir-être), représentant autant de repères pour l'enseignant, en particulier dans une pédagogie par objectifs (repères relatifs à des contenus notionnels, à de la métho-dologie et de la technique, ou à des attitudes) (Collectif INRP, 1974 ; de Vecchi & Giordan, 1987)26. Les chercheurs et les pédagogues anglo-saxons, de leur côté, mettent un accent particulier sur les savoir-faire (skill), et les habiletés (abilities). Mais une catégorisation de ces savoirs est-elle si simple ? Comme l'écrit Ph Perrenoud (1997)27, la notion de savoir-faire est ambiguë. Elle peut désigner, selon le contexte :

• soit une compétence élémentaire d'action manuelle,

soit une connaissance procédurale un "savoir comment y faire",

soit un schème d'une certaine complexité, un "savoir y faire" qui procède d'un entraînement intensif, à la manière d'un virtuose ou d'un artisan dont les gestes se sont fondus dans l'habitus.

Savoirs scientifiques et/ou savoirs pratiques ?

Les savoirs élaborés par l'intermédiaire des activités expérimentales sont parfois différenciés en savoirs scientifiques et savoirs pratiques. Mais en quoi des savoirs scientifiques se distinguent-ils de savoirs pratiques ? Prenons l'exemple de l'ensei-gnement du contrôle de la croissance et du développement des végétaux. Les savoirs pratiques relatifs à la taille des arbustes, par exemple les rosiers, ne sont pas trans-férables à la taille de la vigne ou à celle des pommiers, tandis que les savoirs scientifiques sur les hormones végétales, et sur leurs rôles dans le contrôle du dévelop-pement des bourgeons et dans la croissance différentielle des rameaux, peuvent être mobilisés pour de nombreux végétaux. En effet, les savoirs relatifs à la taille des

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COLLECTIF (1974). Activités d'éveil scientifiques à l'école élémentaire. Recherches pédagogiques 70. Paris : INRP.

ASTOLFI, J.-P. (éd.) (1985). Procédures d'apprentissages en sciences expérimentales. Paris : INRP.

DE VECCHI, G. & GIORDAN, A. (1987). L'enseignement scientifique. Comment faire pour que "ça marche". Nice : Z'éditions.

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végétaux sont issus d'une corrélation empirique, alors que ceux relatifs aux hormones végétales proviennent de l'établissement d'une corrélation causale. Dans le premier cas, c'est une efficacité maximale qui est visée, alors que dans le deuxième cas, c'est une recherche d'invariants.

S. Johsua (1998)28 , dans une approche anthropologique relative à des "objets de savoirs" pouvant "vivre" dans des institutions différentes, et par une analyse tendant à rendre compte de la spécificité de la fonction de l'école par le type de savoirs qu'elle traite, rejette également tout dualisme. Séparer strictement pratique et théorie, savoir et savoir-faire, savoirs déclaratifs et savoirs procéduraux, peut, de plus, conduire à ennoblir la partie "conceptuelle" au détriment de la partie "active" et "expériencielle". S. Johsua conserve une distinction entre "savoirs pratiques" (dont on peut constater la mise en œuvre) et "savoirs théoriques" (marqués par leur publicité et leur orga-nisation), mais il argumente de la nécessité de restituer la dialectique entre ces deux types de savoir. Il appelle "savoirs techniques" l'ensemble des cibles d'apprentissage repérables qui nécessitent une étude systématique en vue de leur maîtrise (que les cibles en question se manifestent sous une forme de "pratique" ou d'une "théorie"). Parmi les "savoirs techniques", il distingue ceux dont les conditions d'étude sont dis-posées dans l'environnement familier, et ceux qui nécessitent des dispositifs intentionnels (par exemple l'école), qualifiés de "savoirs hautement techniques".

Une question didactique importante est de savoir comment l'école organise la rencontre des élèves avec un environnement familier, mais qui peut ne pas être partagé par tous, ou met en place un substitut (par exemple les pratiques de jardinage). Cette interro-gation pourrait être confrontée aux questions, soulevées par le cadre théorique de J.-L. Martinand : celle de la prise en compte des pratiques sociales dans les références scolaires, et celle de l'élaboration d'un registre de familiarisation pratique à des objets et à des phénomènes scientifiques et techniques.

Savoirs mobilisés dans la constitution d'un référent empirique

Savoirs pratiques et savoirs scientifiques ne peuvent pas, en effet, être simplement opposés. Ce que J.-L. Martinand (1998)29 dénomme "référent empirique" pour l'apprentissage d'un concept réfère à un rapport au monde. Les savoirs mobilisés dans la constitution de ce référent empirique ont un statut "empirique", même s'ils sont l'aboutissement de processus antérieurs d'élaboration conceptuelle, en ce sens qu'ils sont inconsciemment projetés sur la réalité. Soulignons par ailleurs que, dans le cas de la biologie, ce référent empirique ne réfère pas qu'à des descriptions et des interven-tions expérimentales, mais que l'observation y tient une place primordiale. Il est constitué non seulement des objets biologiques et techniques et des actions sur ceux-ci, des phénomènes scientifiques et des interventions sur ceux-ci, mais aussi des

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JOHSUA, S. (1998). Des "savoirs" et de leur étude : vers un cadre de réflexion pour l'approche didactique.

Année de la Recherche en Sciences de l'Education (pp. 79-97). Paris : PUF.

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MARTINAND, J.-L. (1998). Modélisation, résolution de problèmes et médiation. In A. Dumas Carré & A. Weil-Barais (dir.), Tutelle et médiation dans l'éducation scientifique (pp. 271-278). Berne : Peter Lang.

connaissances d'ordre pratique qui leur sont associées. D'un point de vue épistémo-logique, on ne peut donc pas considérer un dualisme strict entre "savoirs pratiques" et "savoirs conceptuels", entre "savoirs théoriques" et "savoirs d'action".

Ainsi, la construction d'un terrarium par des élèves de cycle 2 (textes 39 et 47), afin de réaliser une première modélisation d'écosystème forestier, nécessite :

• l'application de connaissances concernant l'organisation d'une plante (partie souterraine, partie aérienne) et la diversité végétale,

• des savoirs pratiques, par exemple pour le prélèvement et la plantation du végétal. Cette question se pose également quand il s'agit non pas d'activités expérimentales en laboratoire scolaire, mais d'études de milieu et d'activités de terrain (en écologie ou en géologie, par exemple). L'entretien, réalisé par C. Orange (1998)30 auprès du géologue C. Chopin, illustre l'importance que celui-ci accorde, pour ses recherches, à la consti-tution, par plusieurs années de pratiques de terrain, d'un référent empirique qui permette de mobiliser rapidement un "regard orienté" et une sélection d'indices complexe. Comment initier alors la constitution d'un tel référent empirique chez les élèves ? Il faudrait pouvoir différencier ce qui, provenant de l'acquisition d'un habitus, pourrait être sollicité lors de variations mineures du problème ou du terrain, et ce qui relèverait plus de la compétence d'expert, avec une mobilisation et une adaptation de schèmes d'action et de connaissances à de grandes variations.

Savoirs et savoirs d'action

C'est une question de même nature qui pose J-M. Barbier (1996)31, en didactique professionnelle, lorsqu'il s'agit de mieux connaître les interactions qui s'établissent entre pratiques expériencielles, compagnonnage, et savoirs d'action. Les différentes théories de l'action proposent une conceptualisation des savoirs tacites ou des savoirs empiriques, qu'il s'agisse d'acquérir un tour de main, une procédure ou un habitus, indispensables à l'expérimentateur. À ce propos, A.Vergnaud (1996), analysant les hautes compétences professionnelles acquises par un porcher dans un abattoir et devenu expert par expérience acquise lors de plusieurs années d'exercice de son métier, soulève la question des difficultés rencontrées pour formaliser des savoirs empiriques. Ce qui conduit les chercheurs à tenter d'analyser "la relation dialectique qui intervient en permanence dans l'éducation et le travail, entre d'un côté l'action en situation, la pratique et l'expérience et de l'autre côté la verbalisation et la théorie"32.

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ORANGE, C. (coord.) (1998). L'expérimental dans la classe. Recherche associative IUFM-INRP coordonnée par C. Larcher. Rapport de l'équipe Caen-Nantes. Document interne INRP.

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BARBIER, J.-M. (dir.) (1996). Savoirs théoriques et savoirs d'action. Paris : PUF.

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VERGNAUD, G. (1996). Au fond de l'action, la conceptualisation. In J.-M. Barbier (dir.) Savoirs théoriques

Importance de la "matrice cognitive"

Une expérimentation représente un ensemble complexe de mise au point de protocoles, de procédures, de recours à des instruments, matériels et théoriques. Pour s'affronter à la matérialité de la biologie, il s’agit également d’utiliser des instruments théoriques, des éléments épistémiques indispensables à la mise en œuvre concrète de procédures expérimentales.

Les recherches réalisées sur la modélisation ont pointé la nécessité, pour construire un modèle, de mobiliser des opérations logiques et mathématiques, mais également des considérations relatives à une certaine conception du monde, du savoir et de la science : ce que Orange (1997)33 considère comme l'aspect "métaphysique" des paradigmes et qu'il nomme "registre explicatif". Pour lui, le registre explicatif représente le monde mental sur lequel s'appuie la construction du modèle, et qui lui donne ses qualités explicatives et heuristiques. C'est par ce monde que ce modèle fait sens pour le scientifique, et qu'il est intellectuellement manipulable. Dans la construction d'un modèle pour résoudre un problème, il apparaît indispensable de faire fonctionner ce registre explicatif, de façon technique, avec ses règles et ses éléments formels, mais il faut aussi adhérer aux choix "métaphysiques " de ce registre.

Dans l'analyse d'Orange, rendre capable un élève d'utiliser ou de construire un modèle, c'est le faire entrer dans une façon d'expliquer particulière, et lui permettre de fonc-tionner intellectuellement. Deux obstacles éventuels sont alors à franchir :

Ø le changement technique d'outils intellectuels malgré la relative pertinence de ceux que l'on utilise,

Ø la nécessité éventuelle d'une véritable "conversion" métaphysique.

Martinand (à paraître)34 adhère pleinement à toutes les questions des formes de la rationalité et d'objectivité, des outillages mentaux, graphiques, langagiers, mathématiques ou théoriques pour pouvoir penser et communiquer, il considère, cependant, que toutes ces questions dépassent celle du seul "pouvoir explicatif". Par exemple, comment ces formes induisent-elles ou restreignent-elles les problèmes envisageables et les représentations possibles ? Il propose, dans son schéma de la modélisation, la mobilisation d'un ensemble comprenant à la fois la conception de ce que doit être la connaissance, les formes, les "bonnes pratiques" théoriques ou empiriques (les "paradigmes épistémiques") et les ressources théoriques (langages, schémas et théories), et dénomme cet ensemble "matrice cognitive".

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ORANGE, C. (1997). Problèmes et modélisation en biologie. Paris : PUF coll. L'éducateur.

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MARTINAND, J.-L. (1996). Op. cit. et MARTINAND, J.-L. (à paraître). Apprendre à modéliser. Actes du

Schéma général de la modélisation (Martinand, 1996) MODÈLE (ou Concepts) Paradigmes épistémiques Ressources théoriques simulation MATRICE COGNITIVE RÉFÉRENT EMPIRIQUE ÉLABORATION REPRÉSENTATIVE construction application Phénoménographie

Objets, phénomènes, procédés, rôles sociotechniques

Phénoménotechnique

Phénoménologie

Dans l'équipe de recherche que j'ai coordonnée, nous avons repris ce schéma de la modélisation, pour tenter de comprendre et de clarifier les opérations intellectuelles et les ressources épistémiques mises en jeu par des lycéens, pour concevoir et réaliser une expérimentation.

L'investigation sur problème ouvert relatif au métabolisme des ectothermes, en classe de 1e S (textes 14 et 39), par exemple, sollicite la constitution d'un référent empirique qui mobilise :

• des procédures de mesure de masse et des procédures de mesure de température, des compétences instrumentales (utilisation de la sonde oxymétrique, utilisation du microscope…),

• la reconnaissance de différents états dans un cycle de vie.

Nous avons analysé, par ailleurs, que la matrice cognitive était constamment mise à contribution : dans la phase de problématisation, mais aussi dans celle de conception de protocole expérimental puis dans celle de mise en œuvre, de recueil et de traitement des données.

Sollicitation de la matrice cognitive (extrait du texte 55)

Dans la conception de protocole

Dans la phase de conception de protocole, la matrice cognitive des élèves est très sollicitée, et des difficultés relatives à la "non maîtrise" d'outils théoriques ou de formes de raisonnement (pensée com-parative, pensée analytique, pensée hypothético-déductive...) peuvent apparaître.

Lors du recueil et du traitement de données

La matrice cognitive est également sollicitée, et des difficultés peuvent apparaître si certaines mises en relations dans celle-ci apparaissent manquantes. Ainsi, les élèves ayant expérimenté sur les algues unicellulaires n'ont pas compris la signification des représentations graphiques : pour représenter des différences de pH minimes, ils tracent des pentes gigantesques. Nous retrouvons, dans cette étude, des difficultés, qui ont été analysées par ailleurs (Darley, Marzin, 1998)35, et qui sont relatives à la com-préhension de l'enjeu de la mesure. Exploiter des données quantitatives, en effet, nécessite de pouvoir définir le mode de traitement auquel les données seront soumises (choix de la représentation graphique, du calcul mathématique...), pour les transformer en résultats qui seront confrontés au cadre théorique ou aux conséquences des hypothèses testées. Par ailleurs, peu de groupes proposent un commentaire cohérent avec le problème et l'hypothèse posés. La plupart n'envisagent qu'une lecture de représentation graphique sans conclusion avec le problème initial. Rien ne laisse penser qu'il y ait eu la moindre anticipation quant à l'allure de la représentation graphique, qui aurait permis de définir les critères de validation ou d'invalidation de l'hypothèse.

Le schéma de la modélisation de Martinand permet d'interroger les rapports entre concret, abstrait, et formel, l’articulation entre expérimental et théorique, et la prise en compte des modèles. Les sciences de la vie, comme les sciences de la matière, ont de plus en plus recours à la modélisation, nous l'avons vu, mais on ne peut commencer par là dans les apprentissages. Il convient donc de questionner les modalités et les enjeux éducatifs de la construction d'un rapport expérimental au vivant à l'École. Comment interagissent conceptions du vivant et rapport expérimental ? En quoi un rapport expérimental contribue-t-il au respect du vivant ou, au contraire, à sa déconsidération ? Comment prendre en compte la matérialité des sciences de la vie dans les apprentissages ? Comment, dans les situations scolaires, développer le rapport à l'écrit comme moment dans un rapport expérimental ?

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DARLEY, B., MARZIN, P. (1998). Productions graphiques chez des élèves de 1ére S. Apprendre à recueillir,

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