Introduction
Quelque trente années séparent le séminaire de Roland Barthes sur l’ancienne
rhétorique de la publication de Rhétorique spéculative par Pascal Quignard. Ces deux
résurgences différées de la rhétorique doivent pourtant être pensées en termes de
convergence. Convergence généalogique, d’abord : la rhétorique constitue un lieu de
mémoire dans lequel se fantasme une invention pré-moderne de la littérature ;
convergence stratégique, ensuite : la souveraineté du langage à laquelle tend la
rhétorique depuis Gorgias – la kurôsis, selon le mot de Barthes – alimente en retour
les prétentions statutaires du « littéraire » dans un espace discursif de plus en plus partagé qui ne cesse de l’excentrer. Reste encore que, à l’intersection de ces deux
convergences, une convergence d’ordre générationnel subsiste. Barthes et Quignard
apparaissent ici comme deux pierres cristallines : ils diffusent un parti-pris rhétorique qu’en fait ils réfléchissent et diffractent.
Dans les années 1964-1970 – soit du séminaire sur l’ancienne rhétorique donné
à l’École Pratique des Hautes Étude à sa publication dans la revue Communications
sous le titre « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire » –, Roland Barthes accompagne un mouvement de fond qui accueille des réflexions nouvelles sur la rhétorique, lesquelles dépouillent la vision utilitaire et dégradée que l’on peut en avoir pour
chercher à faire peser sur elle une exigence théorique réactualisée151. Nous sommes à
l’heure de ce que Carlo Ginzburg baptisera a posteriori le « tournant rhétorique », en
prenant soin de bien marquer la logique rhétoricienne qui anime en son fond ce que
les anglo-saxons ont appelé d’une expression plus générique le linguistic turn152.
Parmi les articles que Barthes publie dans ces années-là, les plus importants cherchent tous à déstabiliser la prétention qu’a la science à vouloir occuper la place souveraine dans l’ordre discursif ; il n’a alors de cesse d’invalider ce qu’il appelle le
« métalangage » des scientifiques tout en revendiquant, discrètement et pour la
151
Entre autres, dans le sillage de l’ouvrage fondateur de la « nouvelle rhétorique » de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts‐Tyteca (Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, Paris, PUF, 1958), on pourrait citer de façon restreinte et pour rester à l’intérieur de ces quelques années : Gérard Genette (« Enseignement et rhétorique au XXe siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 21ᵉ année, N°2, 1966, p. 292‐305 ; « La rhétorique restreinte », Communications, 16, Recherches rhétoriques, 1970, p. 158‐171) ou encore Aron Kibédi‐ Varga (Rhétorique et littérature, Paris, Didier, 1970) pour les littéraires ; du côté des philosophes, une interrogation sur la rhétoricité fondamentale du discours philosophique a également lieu : chez Jacques Derrida (« La pharmacie de Platon », Tel Quel, n°32 et n°33, 1968 ; « La mythologie blanche. (La métaphore dans le discours philosophique) », Poétique, n°5, 1971) ou encore chez Michel Deguy (« Vers une théorie de la figure généralisée », Critique, n°269, octobre 1969).
152
Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Seuil‐Gallimard, coll. « Hautes Études », 2003, p. 43.
littérature, une fonction non moins englobante qu’il rattache en son fond à l’ambition rhétorique.
Dans les années 1990-1995 – soit des deux biographies fictives consacrées à la Rome de la rhétorique scolaire (Latron, Albucius) jusqu’au traité sur la « rhétorique spéculative » – Pascal Quignard participe à ce zèle antiquaire qui voit dans la rhétorique un espace d’affabulation d’autant plus habitable qu’il s’offre à son arpenteur sur un mode archaïsant (époque méconnue de la seconde sophistique romaine, textes à l’état de lambeaux, vies des rhéteurs parvenues à nous sous la forme de très fragmentaires témoignages) ; cette rhétorique de « corpus secondaire » comble aussi un goût d’époque pour l’érudition des zones délabrées de notre culture (à l’opposé des grands métarécits fondateurs dont l’intérêt s’est tari), pour l’écriture des vies obscures ou infâmes, pour le pastiche philologique ou encore pour la poétique de
l’amalgame153. Il n’empêche que sa redécouverte passionnée n’est pas non plus isolable
d’une intensification de l’intérêt pour la rhétorique qui s’est accentué tout au long des années 1980. Du petit livre-diagnostic de Patrick Mauriès appelant à une résurgence de la rhétorique au livre-somme de Barbara Cassin militant pour « une histoire
sophistique de la philosophie154 », la période est « incroyablement plein[e] d’ancienne
Rhétorique » comme le notait déjà Barthes à propos des années 1960. Si l’heure n’est plus exactement à la contestation du discours scientifique au nom d’une rhétoricité
fondamentale du langage, il n’empêche que la logique de crispation identitaire
subsiste : Quignard prend prétexte de la relégation historique de tout un courant sophistique pour transformer cette marginalité de statut (celui du « lettré ») en dissidence souveraine (celle-là même qui, sous la forme d’un tabou, le repositionne en
maître du logos).
153 Marc Gontard, « Le postmodernisme en France : définition, critères, périodisation », in Michelle Touret et Francine Dugast‐Portes (dir.), Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du 20e siècle ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences, 2001, p. 283‐294.
154
Patrick Mauriès, Apologie de Donald Evans. Résurgences de la rhétorique, op. cit. ; Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, coll. « Nrf‐Essais »,1995.
3.1BARTHES : AIDE (ET) MÉMOIRE DE LA RHÉTORIQUE
3.1.1 Lettre de condoléance (n°1) : de Fronton à Marc Aurèle
Bien qu’elles supportent tout un enseignement rhétorique fondé sur la technique des images, du choix et de l’élection des mots, du ton à adopter lors des discours, les lettres de Marcus Fronton à Marc Aurèle n’en demeurent pas moins des lettres d’un ami à un disciple, des missives chargées de toute une économie affective. Ou, pour le dire plus précisément, la relation épistolaire qui se noue entre le vieux rhéteur et l’empereur ne sépare jamais la rhétorique – pensée comme souci théorique et pratique concrète d’un langage efficace – de ses formes de recodage dans le territoire de
l’intime. Le savoir sur la langue n’est ici jamais réductible à une simple extériorité, à
un « réservoir » ou à un « outillage » dont l’usage professionnel assurerait une domination dans des zones stratégiques du discours (judiciaire, délibératif, épidictique), à l’intérieur desquelles l’efficacité de la parole se mesure d’abord à l’assentiment du grand Autre anonyme (magistrats, foules, assemblées) ; au contraire, le savoir rhétorique dispensé par Fronton se pense tout entier dans une relation étroite, restreinte à un espace affectif minimal : entre soi et l’ami, entre soi et soi. De là cette volonté farouche qu’a Pascal Quignard de rappeler le titre originel du livre de Marc Aurèle, de le détacher du cadre rationnel et philosophiquement neutre dans
lequel il a toujours été considéré, de ces Pensées qui passent pour un vade-mecum
philosophique alors qu’elles ne sont que des excerptions pour « soi-même155 », des
listes d’images arrachées au langage et qui, travaillées dans le langage, ont pour fonction de domestiquer la peur, l’angoisse, la souffrance, la perte, bref toute cette
région du pathos qui traverse l’individu :
« […] ce ne sont pas des arguments coalisés, déductivement rassemblés, disposés, sinon avec raison, au moins avec sens, formant système ou encore précisant la psychologie d’un homme qui se confesse. Ce sont des images efficaces, des sorts jetés au jour le jour sur la situation pour la lier. Que le meilleur filet gagne156. »
Fonctions vitales de la rhétorique : ce sont des filets tendus aux affects qui pourraient
laisser des lésions dans l’âme, ce sont des pièges apotropaïques qui comme les
155 RS, 32 : « Ce sont les Pensées titre récent et absurde. Il faudrait dire les Excerpta, les Extraits. Ou, mieux encore, selon le terme grec dont use l’empereur, les Icônes. Le titre que porte le manuscrit Toxitanus est encore plus humble, au point d’être vraisemblable : Choses pour moi‐même (Ta eis eauton). »
rêves amérindiens conjurent la mauvaise image. Partout, Quignard emploie la
métaphore cynégétique (harpons, filets, piège157) pour désigner ce caractère défensif
de la rhétorique devant le grand fauve que constitue le langage : l’homme rhétorique doit se faire le prédateur de son prédateur ; toujours sur le qui-vive, il ne doit jamais
se « diverti[r] de la prédation propre au langage158 ». Malaxant la surface de l’âme
comme s’il s’agissait d’une fragile cire, le langage – ses mots, ses images, ses suturations logiques – ne cesse de creuser des sillons, de dessiner tout un réseau complexe qui finit par constituer un territoire réactif et « pathique ». Ce mot, essentiel chez Quignard, définit le langage comme substance agissante, comme matérialité
affectant le sujet qui l’articule. Le langage est un pathos, une étape cruciale dans le
processus de transport (de « métaphore ») qui le constitue de part en part, celle où le son est transféré sous la forme de symboles signifiants sur les « passions de l’âme » :
« Tout le logos est métaphore, transport, pathos. Tout le logos consiste dans une superposition de trois metaphora distinctes : celle qui transporte le signifié (sèma) sur le signifiant (psophos), celle qui fait que les sons (psophos) émis par la voix humaine (phônè) se transportent comme des symboles (symbola) sur les passions de l’âme (pathos), enfin celle qui transporte vers une chose un mot qui désigne une autre chose159. »
Si donc le langage se transporte en nous sous la forme d’une substance pathique,
créant la joie ou la souffrance, il existe aussi une façon de détourner ce pathos par un
dernier tour de vis imprimé au schéma général de la métaphore. C’est celle qui consiste précisément à transférer dans un dernier relai ce qui s’est transporté en nous : l’image mauvaise qui s’est imprimée dans notre esprit peut alors être déplacée à son tour dans une autre image ; le mot de la chose peut tout à coup désigner autre chose. Dans cette perspective, c’est le langage dans sa dimension essentiellement métaphorique qui peut
apparaître comme un pharmakon : la mauvaise image instillée dans l’âme
(métaphore-poison) peut être retournée en une image bénéfique (métaphore-remède). Voici donc comment l’on pourrait reformuler le fondement de l’enseignement rhétorique de Fronton : travaille à rendre plus indirect le langage qui s’impose à ton
157 RS, 85, 41, 52: « L’empereur Marcus poursuivit toute sa vie son entassement d’images, sa collection d’icônes, son empire de métaphores et son trésor de harpons, de filets et de formido. » ; « […] les images du langage tendent des filets à l’émotion et à la crainte comme elles domestiquent le mauvais pathos » ; « Chaque phrase des Pensées tisse les mailles d’un piège pour forcer la vie dans ses filets ».
158
RS, 31.
âme, détourne la violence des images qui viennent à ton esprit en les transportant dans
d’autres images, métaphorise la métaphore qui est inhérente au langage.
La rhétorique est l’art de rendre indirect le langage. Non pour le seul plaisir de l’orner, mais tout simplement pour le rendre supportable. « Décontextualiser », « désassocier », « délier », « dérouiller », « défaire », « déchirer », « démembrer », etc., on n’en finirait pas de faire le relevé de tous les verbes privatifs qui tous redisent cette exigence de détournement du langage, cette nécessité de reconduire le mauvais
sort tapi dans les images qu’il exprime160. Le vœu n’est pas seulement théorique, il est
doublé d’une mise en œuvre pratique qui se révèle particulièrement opérante dans les moments où l’on souhaite libérer l’ami des images du deuil et de la maladie. Moments
privilégiés où le langage cherche à exprimer la condoléance, le partage de la souffrance
donc, mais aussi et surtout à allèger la douleur d’autrui. C’est à l’occasion d’une réponse à Marcus, après que ce dernier lui a fait part de son inquiétude quant à la santé de sa petite fille, que Fronton va décrire avec une très grande précision le processus rhétorique qui consiste à écarter la douleur par l’usage de la métaphore :
« Un jour que Marcus avait écrit à Fronto que sa toute petite fille, Domitia Faustina, avait eu une colique (alvi fluxus) et en conservait, outre un peu de fièvre, une petite toux, Fronton ressentit subitement une mauvaise impression (consternatus) à l’annonce de cette petite toux (tussicula) qui affecte la voix de la petite princesse infante (infans). Il cherche à imager la peur (pavor) qu’il éprouve afin de l’écarter et aussi en nourrissant l’espoir de l’en faire réchapper. Le langage est un pathos : « Equidem ego quid mihi legenti litteras tuas subvenerit, scio ; qua vero id ratione evenerit, nescio. » (Ce que j’ai éprouvé en lisant ta lettre, je le sais. La raison pour laquelle je l’ai éprouvé, c’est ce que j’ignore.) Alors Fronto donne pour la première fois le nom de son maître, du père de la théorie des imagines, du vrai théoricien de la collecte des images (en grec : du logos des
icônes) : « Ego, qui a meo magistro et parente Athenodoto ad exempla et imagines quasdam rerum, quas ille eikonas appellabat... Moi, qui ai appris de mon maître et père, Athenodotus, comment il fallait concevoir et former dans son esprit certaines représentations et images des choses, que lui‐même appelait en grec icônes, je pense que la métaphore, en transportant l’image qui supporte l’objet vers une autre, la rend plus légère et, en multipliant sa vision, la fait moins aiguë. Cette translatio est semblable, grâce au langage, à ce qui arrive à ceux qui portent un pesant fardeau sur l’épaule, lorsqu’ils font passer la charge de l’épaule droite sur la gauche (in sinistrum ab dextero umero), le changement semble un allègement (translatio videatur etiam relevatio). D’une toux d’enfant à un port de sac sur le dos, les images du langage tendent des filets à l’émotion et à la crainte comme elles domestiquent le mauvais pathos qu’a ressenti Fronton à l’annonce de la tussicula de la petite princesse sans voix. La translatio fait
160
Ibid., p. 73 : « Le fond ensorcelant de la rhétorique n’est pas difficile à démêler : c’est que le langage rend esclave. Toutes oreilles confondues, pareillement asservies, hommes, dieux et morts sont liés par le langage. Leur sort (sortes) est lié au logos. »
changer d’épaule. La metaphora, si elle ne guérit pas, allège : c’est une relevatio. C’est déjà une renaissance161. »
Il faut lire cette lettre dans son entier car, selon une procédure déjà codée par l’usage rhétorique de la mise en abyme, elle décrit la méthode particulière pour parvenir à une expression juste de la condoléance, à l’intérieur même d’une adresse qui tient
précisément lieu de lettre de condoléance. À condition bien sûr de prendre le terme
dans son extension la plus large – qui est aussi son sens « restreint » à l’étymologie –
et de lire sous le mot moderne l’ancien français condoloir (« s’affliger avec »,
« éprouver la douleur d’autrui162 »). Fronton, donc, tout en cherchant à calmer
l’inquiétude de l’empereur, explique comment alléger la douleur de la vision funeste en lui opposant une autre vision, plus prosaïque, plus heureuse : il faut contre la brutalité d’un langage toujours trop direct et trop transparent (la toux de la petite princesse, son aphasie) faire jouer un langage indirect, métaphorique celui-là, où l’image aura charge d’alléger la souffrance. La mort entraperçue se neutralise alors
sous la forme vivante et renaissante d’autre chose (« la metaphora, si elle ne guérit
pas, allège : c’est une revelatio. C’est déjà une renaissance. »). La mise en abyme est
même redoublée si l’on constate que, pour expliquer cette forme de translation, Fronton a recours à une nouvelle translation : en effet c’est bien par une image (celle du porteur qui allège son épaule en faisant porter le fardeau sur son autre épaule) qu’il
métaphorise la nécessité de métaphoriser toute pensée trop douloureuse163.
Cette leçon que Fronton dispense à Marcus est d’ordre pragmatique et repose sur une circonstance précise, sur un motif exact. Rien n’empêche cependant de penser qu’elle puisse servir de modèle à toute expression de la condoléance, même la plus générique. Car si le rhéteur trouve ici à réconforter son disciple par l’enseignement détaillé d’une technique, il n’empêche que cette dernière se déploie dans un cadre
épistolaire précis qui vaut déjà pour une lettre de condoléance, avec la nuance
sémantique que l’on a indiquée. En somme, à l’issue d’un passage particulièrement
161 Ibid., p. 40‐41.
162
Une autre adresse « condoléante » de Fronton, cette fois‐ci destinée à lui‐même, précède cette lettre écrite à Marcus. Elle repose sur le même procédé qui consiste à chasser la douleur du deuil par l’invention d’images et de métaphores capables de déporter la souffrance : « Il écrit, plongé dans le deuil de son dernier petit‐fils : “Exemplum oris imaginor... J’imagine la forme de sa bouche ; je crois voir son visage perdu ; le son de sa voix (sonum vocis) semble retentir dans mon âme. Ma douleur se plaît dans le développement de cette image (picturam).” » (RS, 27)
163
Cf. aussi : « Fronton disait qu’il fallait travailler la langue pour être capable d’affronter audacieusement (audaciter) les périls des pensées les plus difficiles à admettre, les aphasies que provoquent les expériences les plus douloureuses ou qui sont le plus indomesticables. » (RS, 32)
retors par la circularité qui le caractérise, Pascal Quignard nous invite à repenser l’usage de la rhétorique dans deux directions paradoxales : 1° le langage indirect est le
plus approprié quand on veut témoigner directement son affection à l’ami (car la
métaphore déporte la douleur et allège l’ami d’une pensée difficile) ; 2° seul le langage indirect ouvre à la possibilité d’une parole nouvelle, tandis que la langue directe peut laisser sans voix (car la métaphore domestique l’aphasie où finit par se réfugier le langage dénotatif). C’est du moins ce que révèle l’anecdote de la toux qui laisse cette
« petite princesse sans voix » (« infans ») : seule la thérapie de la métaphore – du
langage travaillé dans son expression originale et indirecte – peut dire cette
obstruction de la voix et donc travailler symboliquement à sa guérison.
3.1.2 Lettre de condoléance (n°2) : de Barthes à son « ami »
Autre temps, autres mœurs. Mais une même lettre de condoléance et une réhabilitation parallèle de la rhétorique comme nécessité de rendre le langage plus indirect par tout un travail de variation du message premier. Nous sommes dans la
préface des Essais critiques, Roland Barthes veut exprimer ses condoléances à un
proche :
« Un ami vient de perdre quelqu’un qu’il aime et je veux lui dire ma compassion. Je me mets alors à lui écrire spontanément une lettre. Cependant les mots que je trouve ne me satisfont pas : ce sont des “phrases” : je fais des “phrases” avec le plus aimant de moi‐même ; je me dis alors que le message que je veux faire parvenir à cet ami, et qui est ma compassion même, pourrait en somme se réduire à un simple mot :
Condoléances. Cependant la fin même de la communication s’y oppose, car ce serait là un message froid, et par conséquent inversé, puisque ce que je veux communiquer, c’est la chaleur même de ma compassion. J’en conclus que pour redresser mon message (c’est‐à‐dire en somme pour qu’il soit exact), il faut non seulement que je le varie, mais encore que cette variation soit originale et comme inventée164.»
Le passage est isolé de tout le développement précédent qui ouvrait la « préface » et qui se donnait à lire dans une épaisseur théorique bien plus dense. Barthes s’y désignait à la troisième personne, souvent même dans une forme aiguë de distanciation qui recouvrait l’argument qu’il voulait faire entendre au seuil du texte :
à savoir qu’il est impossible d’avoir un regard rétrospectif sur ses propres écrits, que
le « je » du critique est un leurre tant ce qui s’est déposé dans le temps de l’écriture appartient désormais à l’autre (le lecteur, le destinataire, lui-même comme lecteur
devenu « autre165 ») qui le remplit à son tour de son propre langage ; tant il est vrai aussi que le temps singulier de l’écrivain/du critique est un temps prospectif : toujours orienté vers l’œuvre à venir ou vers l’œuvre à terminer, il demeure infidèle à son
présent et, a fortiori, aux justifications des contenus passés. D’où le choix d’une
énonciation qui simule cette dilution du « je » dans le temps de la rétrospection :
« Celui qui les a écrits », « l’homme à qui est refusée la dernière réplique », « le