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Le romanesque de l’Intellect

Introduction

Il y a donc, au vu de ces similitudes théoriques, un effet de continuité évident dans l'acception du terme de « fiction » et dans l'accueil des thèses panfictionnalistes qui lui est corrélé. Dès lors que le langage est par essence soumis à la figuralité, la « fiction » opère dans toute configuration discursive. C'est pourquoi, chez Barthes comme chez Quignard, le mot est toujours employé dans un degré d'ouverture très

large, qui déborde les cadres de caractérisation plus fins358. En somme, la fiction

recouvre chez eux « la fatalité de tout discours travaillé dans son langage359 ». Ce

réductionnisme – ou cet essentialisme – est avant tout la marque d'une époque (la décennie 1960-1970) qui va trouver des échos évidents à l'orée des années 1990, au moment d'une réévaluation du mouvement sophistique dont l'œuvre de Pascal Quignard témoigne singulièrement. Cette approche parallèle du fictionnel constitue donc l'une des bases théoriques sur laquelle nous avons voulu légitimer notre rapprochement.

Nous voudrions maintenant montrer que cette caractérisation extensive de la fiction engage surtout nos auteurs à questionner puis à remodeler la forme savante de leurs œuvres ; c'est là l'effet de continuité le plus évident entre Barthes et Quignard et

qui a trait, grosso modo, à une pratique essayiste qui ne cesse de se réfléchir en termes

de « fiction ». Il ne s'agit pas à proprement parler de « passages fictionnels » qui viendraient trouer le propos d'ordre théorique, comme pour alléger un discours par trop conceptuel et travailler à son illustration ponctuelle par le recours à des formes

narratives360 ; il s'agit plus certainement, et selon les acquis panfictionnalistes, de

miner l'exposition canonique du discours d'idées en misant sur une forme concertée qui soit à même de refléter l'impensé figural sur lequel repose toute proposition de savoir.

Cet inévitable chevauchement entre les registres essayistique et fictionnel obligera à un questionnement de nos corpus sous l'angle de la dynamique des

358 Le terme de « fiction » est en effet très peu prédiqué chez eux. Il ne recouvre pas un champ spécifique (la  fiction au sens littéraire ou la fiction au sens philosophique) ; il est ab origine constitutif du processus langagier.  

359 Marielle Macé, « Fables pensives. Les effets de fiction dans quelques essais méditatifs », in Alexandre Gefen  et  René  Audet  (dir.),  Frontières  de  la  fiction,  Nota  bene/Presses  Universitaires  de  Bordeaux,  coll.  « Fabula »,  Québec, 2001, p. 318. 

360

 Ces « effets de fiction » dans le discours de l'essai – et leurs stratégies en termes de pragmatique discursive  –  ont  bien  été  analysés  par  Marielle  Macé,  notamment  dans  les  ouvrages  de  Roger  Caillois.  Elle  évoque  ces  glissements  où  « la  fable »  vient  s'intégrer  dans  la  prose  méditative ;  elle  souligne  surtout  combien  ces  décrochages fictionnels ont une fonction heuristique et restent toujours encadrés par la théorie. (Marielle Macé, 

genres361, dont on sait combien elle est vive depuis une vingtaine d'années dans la critique littéraire et dont on mesure surtout l'importance qu'elle recouvre chez des

auteurs obnubilés par la recherche d'une « tierce forme362 ». Mais avant de

caractériser la dynamique à l'œuvre, il nous faut clairement définir les écrits depuis lequels se dessinent ces lignes de tension générique. Car si nous avons jusqu'à présent tenté d'éclairer la « fiction » dont parlent théoriquement nos auteurs, nous avons laissé de côté la caractérisation générique précise des œuvres que nous considérons ici. Nous avons parlé indifféremment de « prose d'idées », de « discours savant » ou encore de « textes théoriques » sans interroger la pertinence de ces catégories ni distinguer plus clairement le genre des textes écrits par nos auteurs. C'est que, si nous nous accordons sur le fait que ces textes « pensent », nous avons plus de mal à en circonscrire définitivement le genre. Cela tient en grande partie aux déclarations de nos auteurs, mais aussi aux mutations récentes du champ littéraire et critique qui se montre plus sensible à percevoir les hybridités formelles que les invariants génériques. Cette indécidabilité à l'œuvre ne doit pourtant pas nous exonérer d'un examen attentif du genre premier à partir duquel l'hybridation opère. Car c'est précisément en menant l'archéologie de cette forme que nous serons en mesure de comprendre les logiques de contournement qui la travaillent, tant sur le plan stylistique que sur le plan pragmatique. Nous postulerons donc que nos auteurs mettent tous deux la catégorie

de l'essai en question, en montrant que si la plasticité de ce genre peut recouvrir

l'ambition cognitive des formes ici considérées, celui-ci n'en est pas moins contrarié et débordé sans pour autant être complètement subverti.

361

 Nous empruntons l'expression à Claudine Verley (dir.), La Licorne, n° 22, La dynamique des genres. Colloque  de Poitiers, 18‐19 octobre 1991, 1992. 

362

 OC V, [« “Longtemps, je me suis couché de bonne heure” », 1978], p. 461. : « […] mais nous connaissons la  forme qu’il a choisie : c’est celle‐là même de La Recherche : roman ? essai ? Aucun des deux ou les deux à la fois :  ce que j’appellerai une tierce forme. » 

5.1L'ESSAI EN QUESTION

5.1.1 De la critique-fiction à la fiction-critique : validité d'un chiasme ?

Un rapide examen des travaux critiques qui s'intéressent aux œuvres de Barthes et de Quignard révèle une convergence sur le plan de l'interrogation formelle. On s'accorde à voir chez l'un comme chez l'autre la pratique d'une écriture savante soumise à la pression du fictionnel. Dans cette perspective, le premier semble anticiper

et accompagner un essayisme à vocation fictionnelle363, tandis que le second passe

pour écrire des fictions à vocation essayiste364. Cette symétrie en forme de chiasme

marque davantage un rapport de continuité plus qu'une rupture en tant que telle. C'est ce que déclare Marielle Macé en postulant que les enjeux de l'écriture intellectuelle d'aujourd'hui ont « globalement été posés par [l]e dernier Barthes » ; et que les enjeux romanesques de l'essai se retrouvent, par migration, dans les marges essayistiques des romanciers du Cabinet des lettrés, dont on a vu combien ils étaient symptomatiques

de la génération des enfants de 1966 :

« [Barthes  apparaît]  comme  un  lieu‐pivot  des  redécoupages  du  littéraire  dans  cette  seconde moitié du siècle, un de ces lieux […] où s'observe la redistribution des langages  et de leurs fonctions, les échanges entre fiction et discours, les opérations de répartition  et de transfert dans le répertoire générique. Toute une veine littéraire contemporaine  (petits  traités,  essais‐fiction)  s'inscrirait  en  effet  dans  le  sillage  de  cet  ultime  déplacement de l'essai barthésien365. » 

363 Notamment à partir de la fin des années 1960 et de l'article intitulé « De la science à la littérature » [1967],  où Barthes infléchit clairement son « fantasme de scientificité » (OC IV [« Lettre à Jean Ristat », 1972], p.125) –  son « délire scientifique » (OC III [« Voyage autour de Roland Barthes, 1971], p. 1050) – en prenant ses distances  à l'égard d'un structuralisme qui risque de trop réduire la distance entre le sujet et l'objet, s'il ignore que la  science est déjà un effet de langage. Rappelons que les enjeux fictionnels de l'essai barthésien ont clairement  été  posés  par  Marielle  Macé  dans  l'histoire  du  genre  à  l'échelle  du  XXe  siècle ;  plus  largement,  les  études  barthésiennes – suivant en cela les déclarations de Barthes relatives à la promotion d'une « Science‐fiction » –  sont également sensibles aux indices de fictionnalité dans son œuvre essayistique. Le recueil intitulé Barthes, au  lieu du roman (Marielle Macé et Alexandre Gefen (dir.), Paris, Desjonquères / Nota bene, 2002) dit assez bien  cette tendance de la critique récente pour un Barthes « romanesque ».  

364 Bruno  Blanckeman  a  été  l'un  des  premiers  à  interroger  ce  chevauchement  entre  les  régimes  fictionnel  et  véridictionnel dans l'œuvre de Pascal Quignard ; prudemment, ses analyses évoquent des « récits indécidables »  qui ne donnent aucune primauté à un registre plutôt qu'à un autre ; selon lui, il y a davantage une dynamique  de recouvrement où les essais narrativisent une situation érudite tandis que les fictions basculent souvent dans  la  « culturalisation  érudite »  (Bruno  Blanckeman, op.  cit.,  p.  267).  Dominique  Viart  reprend  ce  principe  d'indécidabilité à l'œuvre chez Quignard et promeut le concept de « fiction critique » pour qualifier cet « entre‐ deux  indécidable  d’une  pratique  contemporaine  qui  fait  dialoguer  le  critique  et  le  fictif »  (« Les  “fictions  critiques”  de  Pascal  Quignard », art.  cit.,  p.  25).  Plus  récemment,  Laurent  Demanze  a  illustré  la  dynamique  encyclopédique de la poétique quignardienne en révélant, à nouveaux frais, la jonction et la disjonction de l'essai  et du fictionnel (« Pascal Quignard : le collectionneur mélancolique », op. cit., p. 106‐116). 

La référence incidente aux « petits traités » dessine clairement un axe qui va de Barthes à Quignard le long de la mutation du genre de l’essai. La symétrie tend même parfois à l'exact parallèle sous les tentatives de caractérisation de la forme hybride de leurs écrits. Ainsi, il est saisissant de voir que Marielle Macé évoque la « fiction théorique » chez le Barthes essayiste tandis que Dominique Viart s'intéresse à la

« fiction critique » chez le Quignard écrivain366. Quelle que soit la désignation retenue,

la forme de l'essai barthésien annoncerait donc – de façon anticipée – la forme des écrits quignardiens ; mais sans que l'on puisse toutefois affirmer que le premier rompe le lien avec le genre de l'essai ni que le second s'affranchisse de la souplesse offerte par la fiction. En somme, leurs qualités auctoriales recoupent cette aimantation générique : Barthes demeure un « critique » là où Quignard apparaît pleinement comme un « écrivain », ce qu'atteste encore leur référencement en librairie qui reproduit indirectement nos représentations collectives.

Bien qu'utile et séduisante sous la forme du chiasme, cette distinction tend peut-être trop fortement à inscrire l'évolution du discours d'idée dans une perspective

téléologique, en faisant la part belle à un tournant qui verrait le passage de la

critique-fiction à la fiction-critique367 et en subsumant la dynamique cognitive (le geste théorique) sous la bannière fictionnelle. Plusieurs nuances peuvent ici être émises.

La première, et aussi la plus évidente, est que cette émancipation sous-jacente de l'essai traditionnel souligne en creux une perception quelque peu figée du genre. En effet, l'assomption valorisée et progressive du fictionnel se fait au nom d'une pratique de l'essai que l'on juge trop rigide et trop systématique et dont on présuppose qu'elle s'accommode mal avec les valeurs – elles aussi sous-entendues – de souplesse, de feintise et de décrochages multiples propres au registre fictionnel. Or, en faisant cela, l'on rapproche incidemment l'essai de l'étude, du traité ou du genre dissertatif au sens large, tous discours dont il entend justement se distinguer. La plupart des critiques et des penseurs de l'essai insistent en effet sur la plasticité d'un genre dont le lieu commun est précisément d'incarner le « non-genre ». Lieu générique de l'hétérogène – ce qu'il partage en propre avec le roman, mais sur le pendant cognitif – l'essai pose à chaque fois la question de la possibilité même de sa définition. L'absence d'une prise

366 Dominique Viart, « “Les fictions critiques” de Pascal Quignard », art.cit., p. 25‐37. 

367 Téléologie  que  fantasme  indirectement  Roland  Barthes  en  se  désignant  lui‐même  comme  le  Moïse  d'une  nouvelle terre promise qu'il défriche mais qu’il ne foule pas – celle où l'essai sera complètement inscrit dans les  marges de l'écriture fictionnelle : « Quand on feint de manier des idées, que l’on écrit des essais, il est difficile  de ne pas utiliser une syntaxe qui est celle du raisonnement. Je suis donc comme le témoin d’une époque à  venir, le Moïse d’une terre promise, dans laquelle je n’entre pas. » (OC IV, [« Roland Barthes met le langage en  question », 1975], p. 916.) 

en compte de l'essai par la poétique traditionnelle gêne d'abord sa juste appréhension ; cantonné à « la prose non fictionnelle », l'essai relève pour Gérard Genette des formes littéraires « conditionnelles » dont la littérarité dépend précisément de celui qui

l'envisage368. Pour Marc Angenot, l'essai se caractérise, en regard de genres plus typés

– comme le « traité », le «précis » ou le discours didactique – par un manque pluriel

qui lui permet d'occuper des places discursives très variées :

« Du diagnostic à la méditation, de la démonstration à la mise en dérive d'une pensée,  de  l'“essai  scientifique”  à  l'essai  aphoristique,  du  didactique  à  l'onirique,  de  la  dissociation conceptuelle à la fusion mystique, le mot d'essai parvient à recouvrir toutes  sortes  d'utilisations  du  langage,  pour  autant  que  n'y  dominent  ni  la  narration  ni  l'expressivité lyrique369. »  

Jean Starobinski, malgré les « approches » qu'il propose du genre de l'essai répond subtilement à la question définitoire par une nouvelle mise en question : « Peut-on

définir l'essai ?370 » ; Irène Langlet quant à elle, en retraçant la généalogie des théories

de l'essai dans la seconde moitié du vingtième siècle, en vient à constater que systématiquement la réflexion sur l'essai « échappe au protocole théorique […], qui

échoue à le systématiser371 ». Sans entrer plus avant dans des considérations d'ordre

narratologique, on peut suivre Vincent Ferré qui, dans sa récente synthèse sur la

question statutaire de l'essai, a tenté d'établir les lois du genre en cherchant justement

à le discriminer des écritures qui lui sont souvent apparentées (traité, méditation,

réflexion, philosophie, théorie) : on en arrive ainsi à définir l'essai, dans une saisie a

minima, comme une prose (majoritairement) non fictionnelle qui se propose de

réfléchir à partir des objets ou des êtres du monde par le medium des concepts372.

Ferré se range d'ailleurs, pour une grande part, aux arguments avancés par Adorno dans sa réflexion canonique sur la forme de l'essai, lequel l'inscrit immédiatement dans une logique d'ordre interprétatif :

368

 Gérard Genette, Fiction et dictionop. cit., p. 49. 

369 Marc Angenot, « Remarques sur l'essai littéraire », La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes Paris, Payot, 1982, p. 46.  

370 Jean  Starobinski,  «  Peut‐on  définir  l’essai  ?  », in  François  Dumont  (dir.), Approches  de  l’essai,  Anthologie Québec, Nota Bene, 2003, p. 165‐182.  

371 Irène Langlet, « Théories du roman et théories de l’essai au XXe siècle », in Gilles Philippe (dir.), Récits de la  pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Paris, Sedes, 2000, p. 49. 

372

 Vincent Ferré, L’essai fictionnel. Essai et roman chez Proust, Broch, Dos Passos, Paris, Honoré Champion, 2013.  Cf. « Introduction ».  

« L'interprétation  ne  peut  pas  faire  ressortir  ce  qu'elle  n'aurait  pas  en  même  temps  introduit. Ses critères, c'est la compatibilité de l'interprétation avec le texte et avec elle‐ même,  et  sa  capacité  de  faire  parler  tous  ensemble  les  éléments  de  l’objet.  Ce  qui  confère  à  l'essai  une  certaine  ressemblance  avec  une  autonomie  esthétique  qu'on  accuse facilement d'être simplement empruntée à l'art, dont il se distingue toutefois par  son medium, c'est‐à‐dire les concepts, et par le but qu'il vise, une vérité dépouillée de  tout paraître esthétique373. » 

Ainsi, malgré toutes les réalités discursives que peut recouvrir la forme de l'essai, celui-ci semble relever en principe d'une intention cognitive, d'un effort

d'intelligibilité qui le range du côté du discours « sérieux374 » ou, au sens littéral, du

discours intellectuel dans le sens où il est mû par un souci d'intellection375. Mais le

sérieux de ce discours se mène précisément dans une forme « bâtarde376 » qui a force

de corrosion face aux discours scientifiques institués et plus orthodoxes : l'essai déjoue la logique institutionnelle qui tend à parcelliser les genres au nom d'un idéal de pureté qui s'acclimate mal des formes hybrides ; l'essai est en son principe une critique du système et de la méthode qui président à la procédure scientifique, car il tient compte de la non-identité de la conscience et suit les impulsions de l'idée sans logique pré-établie et dans une écriture plus fragmentaire que continue ; l'essai, par cette forme tremblée, met en doute l'idéologie de la totalité et de la vérité unaire des choses ; l'essai

ne part pas de concepts a priori, il préfère les accueillir dans le tâtonnement de sa

démarche et les déployer à même l'expérience de la pensée, dans leur impulsion et dans les analogies qu'ils font naître. Par cette fidélité quasi physique à l'expérience intellectuelle en train de se faire, la démarche de l'essai, précise Adorno, est

« méthodiquement non méthodique377 ». Malgré la portée très philosophique et

parfois abstraite de la réflexion d'Adorno, on en mesure toute la force de résonance à l'aune des projets essayistes de Roland Barthes et, plus tard, de Pascal Quignard : même recherche de l'hybridité, même démarche anti-systématique et fragmentaire, même méthode anti-méthodique, même mise en soupçon de la vérité dans des formes paradoxalement véridictionnelles, même contestation des signifiés derniers, même

373

 Theodor  Adorno,  « L'essai  comme  forme »  in Notes  sur  la  littérature  [1958],  Paris,  Flammarion,  coll.  « Champs », 1984 (1999), p. 7.  

374 Cf. Jacqueline Bernard, « Discours fictionnel et discours sérieux », in Gilles Philippe (dir.), op. cit., p. 33‐43.  

375

 Barthes emploie souvent l'expression « discours intellectuel » comme synonyme du genre de l'essai : « La  notion  de  texte  va  forcément  englober  l’essai,  la  critique,  enfin  ce  qui  était  jusqu’à  présent  le  discours  dit  intellectuel [...] » (OC III, [« Sur la théorie », 1970], p. 691) ; « C'est le mode universel de l'écriture intellectuelle,  de l'essai [...] » (SA, 74) ; « Non seulement la poétique inclut dans son champ le récit […] et sans doute demain  l'essai, le discours intellectuel [...] » (OC IV [« Le retour du poéticien », 1972], p. 145).  376 « Produit bâtard », nous dit Adorno, qui ne parvient pas à accéder à une tradition formelle autonome. Les  accusations contre l'essai vont souvent dans le même sens : spontané et fortement subjectif sans accéder à la  noblesse de l'art ; spéculatif et orienté vers la vérité sans jamais pouvoir prétendre à la rigueur de la science.   377 Ibid., p. 17. 

innovation conceptuelle – à « même la langue378 » comme dit Barthes – et non plus en amont d'un processus spéculatif. Adorno nous prémunit donc contre un trop grand réductionnisme du genre de l'essai. Celui-ci n'est pas une forme instituée et par trop située de l'écriture savante, dont la gravité prétendue empêcherait le brouillage des codes traditionnels de l'exposition du savoir et le rapprocherait de la rigueur scientifique au sens plein ; c’est là pourtant l’accusation inconsciente qui apparaît dans la volonté de porter l'essai aux marges de la fiction, comme pour mieux lui instiller un dynamisme que lui interdirait son trop fort caractère cognitif, voire scientifique. Or, l'essai, en son principe, réfute toute accusation d'orthodoxie relative à l'activité de penser : il est par définition le lieu de « l'hérésie » qui a pour fonction d'être dans la

« désobéissance aux règles orthodoxes de la pensée379 ». En somme, et de ce point de

vue, la « forclusion » formelle que Barthes reproche à l'essai – notamment par ses

dispositifs de sécurisation et de surveillance discursives380 – et que seul le roman ou

l'élan fictionnel pourraient lever, est un reproche qui est déjà inscrit dans la définition même de l'essai.

5.1.2 Le maintien et la contrariété de l’essai

Le deuxième point que l'on pourrait nuancer est que, cette perspective, qui fait de la « fiction » le lieu d'aimantation des écritures savantes de Barthes et de Quignard

– en l’instituant comme le terminus ad quem du premier et comme le terminus a quo

du second –, arase en fait les parcours personnels et ne rend pas compte dans le détail du rapport propre que chacun d'eux tisse avec le genre de l'essai. Roland Barthes, s'il conteste parfois la « fatalité » formelle de l'essai et son aspect trop corseté, ne cherche

pourtant jamais à écrire autre chose que des essais. Il constitue même un lieu

d'affirmation générique à proportion qu'il cherche à le contourner. D'abord, sur le plan éditorial, Barthes publie majoritairement des articles qu'il révise, réagence et

réordonne en recueils381. Du Degré zéro de l'écriture (1953) à Sollers écrivain (1979),

378 OC IV [Roland Barthes par Roland Barthes, 1975], p. 662 : « […] dans l’étymologie, ce n’est pas la vérité ou  l’origine  du  mot  qui  lui  plaît,  c’est  plutôt  l’effet  de  surimpression qu’elle  autorise  :  le  mot  est  vu  comme  un  palimpseste : il me semble alors que j’ai des idées à même la langue – ce qui est tout simplement : écrire (je  parle ici d’une pratique, non d’une valeur). »  

379 Theodor Adorno, op. cit., p. 29 : « C'est pourquoi la loi formelle la plus profonde de l'essai est l'hérésie. On  voit ainsi apparaître dans la chose, dans la désobéissance aux règles orthodoxes de la pensée ce qu'elles ont en 

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