Introduction
Sur une ligne qui va de Roland Barthes à Pascal Quignard, l’anthropologie offre un premier point de vue privilégié pour observer la lente résurgence d’une querelle de
propriété entre la littérature et les sciences humaines. Paradigmatique du XXe siècle,
comme les récents travaux de Vincent Debaene l’ont montré, cette querelle apparaît ici sous la forme d’une étrange relance devant l’histoire, et ce au moment précis où le débat n’a plus lieu d’être, où les « scientifiques » ont triomphé des prétentions savantes du « littéraire ». Pourtant, c’est bien depuis une forme de relativisation de son rayonnement symbolique que la littérature retrouve ses aspirations les plus maximalistes ; le littéraire ne semble jamais autant vindicatif que quand il est restreint
dans son statut : lorsqu’il n’est plus qu’écrivain et non plus homme de lettres. De
Barthes à Quignard, c’est donc bien encore le « nom » de Lévi-Strauss qui cristallise sur lui tout un faisceau d’arguments en faveur d’une reconquête extensive des savoirs dans l’orbe de la littérature. D’une génération à l’autre, c’est encore la même partition que l’on joue, ce sont les mêmes prêtes-voix que l’on use (exemplairement celui de Georges Bataille : l’apprenti ethnographe, mi-savant, mi-poète), ce sont les mêmes arguments que l’on avance pour réinscrire le littéraire dans une longue tradition savante.
Ce premier parcours ne suit pas l’ordre chronologique et privivilégie, au contraire, une lecture plus étoilée que strictement linéaire. Ce qui nous intéresse, c’est la façon dont le « nom » de Lévi-Strauss se diffracte et essaime d’une œuvre à l’autre. D’abord, par un réseau complexe d’entrelacs qui font que le nom de l’anthropologue est toujours pris dans des opérations de substitution qui le mettent en concurrence
avec d’autres noms : c’est Bataille sous Lévi-Strauss (Quignard) ou, inversement, c’est
Lévi-Strauss sous Bataille (Barthes). En choisissant un mode de lecture ouvert à la
diagonale des temps, nous avons également été attentif aux influences par anticipation ou, au contraire, aux héritages différés dans lesquels le nom de l’anthropologue prend place. C’est ainsi que la collusion Lévi-Strauss-La Fontaine chez Quignard répond à la superposition Lévi-Strauss-Proust chez Barthes. Enfin, sous la forme de courts détours, nous avons accordé un examen particulier aux différents types « d’entre-lectures » de l’œuvre de Lévi-Strauss. À défaut d’une possible entre-lecture de nos auteurs entre eux, nous les avons donc fait dialoguer par le truchement de deux grandes lectures croisées de Lévi-Strauss : celle de Georges Bataille (« Un livre humain
un grand livre ») et celle de Jacques Derrida (« La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines »).
1.1LE LITTÉRAIRE AU MIROIR DE L’ANTHROPOLOGUE
1.1.1 L’hommage de Pascal Quignard à Claude Lévi-Strauss
Au chapitre VIII des Paradisiaques, Pascal Quignard insère un texte qu’il a
publié quelques années plus tôt dans la revue Critique à l’occasion d’un numéro en
forme d’hommage à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss17. Intitulé « L’étreinte fabuleuse »,
le texte de Quignard entend marquer sa « dette toute littéraire, qui est énorme18 » à la
pensée et aux écrits de l’anthropologue. C’est donc depuis sa position d’écrivain, ou
plutôt de littéraire comme veut le rappeler l’usage répété et étymologisé de l’adjectif,
que l’auteur souhaite témoigner ; ce n’est pas l’essayiste féru de sciences humaines qui s’exprime ici, encore moins l’écrivain à vocation savante, c’est plus modestement l’homme de lettres, que seules les modalités de la narration mythique et les motifs fabuleux requièrent dans la discipline anthropologique :
« Les littéraires — ceux qu’on appelait autrefois les litterati, les lettrés — se sont adressés aux quatre volumes des Mythologiques dans le même esprit avec lequel ils recouraient aux recueils des Fables : parce que ce sont des mines d’or. Je souligne cet autre point, qui vient par conséquence : les journalistes et les historiens n’ont guère été portés à mettre en valeur l’influence littéraire qu’ont exercée, à la fin des années soixante et au début des années soixante‐dix, les collections mythiques de Claude Lévi‐ Strauss, celles de Roger Caillois, celles de Georges Dumézil ainsi que les enquêtes étymologiques d’Emile Benveniste19. »
Cette démarcation tranchée entre le littéraire et le savant, affirmée dès l’abord du texte sur le plan de l’énonciation, est également accentuée sur le plan de la réception de l’œuvre de Lévi-Strauss, mais au titre d’un oubli ou d’une occultation qui serait précisément le fait des instances spécialisées ou savantes (les journalistes, les
historiens) : l’influence de l’anthropologue n’est pas que scientifique, elle est aussi et
surtout d’ordre littéraire comme veut ici nous le rappeler Pascal Quignard. Et c’est de cette réception-là, considérablement oubliée, que veut témoigner l’écrivain, au sein d’un sommaire composé pour l’essentiel de « scientifiques » ou d’historiens
spécialistes de la vie intellectuelle20. Cette pétition de principe – qui tire Lévi-Strauss
17 Pascal Quignard, « L’étreinte fabuleuse », Critique, Paris, Minuit, n°620‐621, 1999, p. 686‐692 ; repris dans P, chapitre VIII, p. 32‐40.
18 LS, 98.
19
P, 32.
20
Parmi les participants inscrits au sommaire de ce numéro de Critique, on relève une grande majorité d’ethnologues ou d’anthropologues (Marc Abélès, Marc Augé, Françoise Héritier, Jean Jamin, Emmanuel Terray,
du côté de la littérature et des littéraires – n’a rien d’anodin tant elle s’inscrit, comme on va le voir, dans une histoire au long cours qui a fait de la réception critique de l’anthropologue une occasion de penser les convergences ou, au contraire, de
cristalliser les « querelles de propriétés » entre science et littérature21.
S’ils sont clairement revendiqués, il faut bien admettre que les arguments avancés par Quignard pour caractériser « l’influence littéraire » de Lévi-Strauss et des grands tenants du structuralisme demeurent assez elliptiques. Outre une analogie assez convenue entre Lévi-Strauss et La Fontaine qui fait du mythologue, à l’instar du fabuliste, le collectionneur d’un immense recueil de récits qui constitue un fond commun où l’imaginaire peut puiser pour créer à nouveau, le deuxième argument avancé, s’il n’est pas plus développé, reste assez obscur :
« Ces quatre œuvres admirablement écrites, surécrites, ont contribué à réorganiser de fond en comble la narration qui depuis la fin de la Grande Guerre se donnait pour moderne (moderne qui datait de la défaite de la guerre de 1870, de la Commune, du nihilisme qui s’ensuivit, des tranchées de 1918, et qui était devenu sénile). Elles ont incité à opposer langue vernaculaire et langue littéraire avec une virulence printanière22.»
Qu’est-ce à dire exactement ? La thèse, très assertive et sans souci de la nuance – il n’est qu’à considérer l’usage de la tournure intensive (« de fond en comble ») ou encore la parenthèse à effet de liste qui prédique, en le nouant autour de quelques dates clés librement associées, le qualificatif de « moderne » – est en même temps très ramassée. Quignard semble vouloir dire que, en s’ouvrant à la pensée archaïque, et favorisée en cela par les études anthropologiques ou linguistiques des années 1960 qui ont su charger d’une origine jusque-là invisible la chair des mots et les représentations symboliques les plus communes, la narration s’est vivifiée au contact d’un passé lointain dont l’héritage révélé a immédiatement périmé la prétention à se dire
Jean Watchel), une psychanalyste (Élisabeth Roudinesco), un mathématicien (Jean Petitot), un musicologue diplômé d’archéologie (François‐Bernard Mâche) et une historienne des idées (Annie Cohen‐Solal) ; seul Michel Deguy, bien qu’également philosophe, intervient au titre de poète dans un article intitulé « Anthropologie et poésie ».
21 Voir à ce sujet les analyses de Vincent Debaene (L'Adieu au voyage. L'ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, chapitre 11, « Des querelles de propriété », p. 380‐419) ou encore d’Irène Langlet (« L’invitation au sauvage. Tristes tropiques entre lectures savantes et populaires », in Anne‐Marie Boyer (dir), Littérature et ethnographie, Nantes, Cécile Defaut, coll. « Horizons comparatistes », p. 243‐273.
aveuglément « moderne23 ». Cette option interprétative semble corroborée par la revalorisation de la « langue vernaculaire » que ces études ont initiée selon Quignard, en favorisant notamment son mélange ou son opposition à la « la langue littéraire » ; partant, et dans cette perspective, il faut comprendre que la création littéraire inspirée par l’anthropologie et la linguistique structurales a pu s’autoriser, sur le plan formel, du brouillage des langues, de la déconstruction et des courts-circuits étymologiques, du développement et des correspondances analogiques entre des mythèmes du monde entier ; en bref, toute la littérature née après ce moment structuraliste aurait su recourir de façon renouvelée à une forme de pensée mythique, telle qu’exemplairement peut s’en réclamer Pascal Quignard, en mêlant notamment le souci mythographique à la propension critique. Ainsi, si l’on suit Quignard jusqu’au bout, on peut dire que l’anthropologie structurale des années 1960-1970 a su favoriser, sur le plan des formes et de la création littéraires, un retour amont – en direction de l’archaïque – exactement parallèle aux découvertes de l’immédiat après-guerre sur le plan de la phylogenèse, avec notamment la découverte des grottes préhistoriques qui bouleversa la profondeur du temps humain.
1.1.2 L’hommage et son envers
Mais l’hommage est ailleurs. Il n’est pas cantonnable à ces deux courtes citations que nous venons de déplier, à cette seule suggestion de l’influence toute « littéraire » qu’a pu exercer Claude Lévi-Strauss sur une génération d’écrivains ayant commencé à faire œuvre dans le début des années 1980. L’hommage, plus profondément, passe par une discussion serrée d’une phrase de l’anthropologue et par une forme spéculative aux accents comparatistes qui épouse, par mimétisme,
l’enseignement de l’auteur des Mythologiques. La phrase qui appelle le déploiement
de l’hommage est donc celle-ci, extraite de L’Homme nu : « La ressemblance n’existe
pas en soi : elle n’est qu’un cas particulier de la différence, celui où la différence tend vers zéro ». Ces quelques mots, lus par Pascal Quignard en 1971, ont agi sur lui avec
toute la force que peut contenir une véritable révélation. Révélation d’ordre sensible
tout d’abord, dans l’acception photographique du terme, dans le sens où l’expérience
23
On reconnaît, derrière cette raillerie de la prétention à se « donner » pour moderne, la cible de l’injonction rimbaldienne que Quignard visait déjà dans ses Petits traités : « Les injonctions selon lesquelles il faut être “absolument moderne”, dérégler ses sens, devenir entre tous le “grand malade, le grand criminel, le grand maudit”, se taire, gérer un comptoir au Harrar, aimer l’argent, aimer la mort, – c’est une vieille étoffe délicieuse et mitée. » (PT I, 498‐499).
de lecture se fait empreinte et laisse dans l’âme une lésion indélébile par où se marque
un nouvel acquis intellectuel24 ; révélation d’ordre spirituel ensuite, comme le laisse
entendre l’affleurement dispersé de deux citations latines de Saint Augustin qui narrativisent discrètement – elles ne sont ni traduites ni référencées – ce qui s’apparente à une conversion, à une rencontre quasi mystique avec une lumière idéelle
jusque-là cachée25. Ainsi enserré, le propos de Lévi-Strauss se donne comme le vecteur
d’une puissante métanoïa, toute laïcisée, par laquelle la psychée de l’auteur découvre
tout à coup une instance nouvelle de vérité.
Sur le fond, la puissance agissante de cette phrase signe l’adhésion sans réserve de Pascal Quignard au postulat de base du structuralisme, à savoir que le sens naît de la différence, de l’opposition paradigmatique et que, par conséquent, dans la perspective identitaire qui est celle de Lévi-Strauss, il ne saurait y avoir d’identité à soi ni aux autres sinon dans un processus permanent de différenciation, fût-il minimal.
Autrement dit, comme le reformule Quignard, c’est l’ identité de l’Idem qui devient le
mystère et c’est l’altérité de Alter qui brusquement devient l’évidence irréductible. Sur
la forme, la phrase de Lévi-Strauss donne lieu à un exercice de déploiement analytique qui progressivement va mimer l’analyse comparatiste propre à l’anthropologie structurale. En effet, après l’avoir retraduite et assimilée dans un lexique qui lui est propre, Pascal Quignard va en quelque sorte la « tester » et la faire glisser vers un
questionnement qui l’intéresse en premier chef et qui n’est, bien que dérivé, a priori
pas contenu dans l’analyse de Lévi-Strauss : comment et pourquoi l’homme, depuis son origine, s’est-il toujours « dissimulé » à lui-même sa propre identité ? En d’autres termes, pourquoi la reconnaissance de notre identité profonde – simiomorphe, prédatrice, sexuelle – nous est-elle impossible autant que taboue ? Dans une réflexion dense et parfois abstraite, qui n’hésite pas à faire jouer nombre de dérivés issus du
champ sémantique du semblable, que ce soit en français (« assimilation »,
« dissimulation », « irressemblance », « semblance », « dissimilitude »,
« ressimilation ») ou en latin (simultas, similitas, dissimulatio, simul, dissimilis,
dissimulentia), Quignard propose, sinon des réponses, du moins certaines
24
« Une phrase de Claude Lévi‐Strauss bouleversa ma façon de penser quand je la découvris. La lecture est une expérience sensible qui se situe dans le monde réel, où on s’expose à des blessures, où l’âme subit des lésions. Une phrase qu’on lit peut être une semence qui pousse. » (P, 33)
25 Toutes deux issues des Confessions (livre VII, chapitre X), elles mettent en scène l’étrange dialogue monologique d’Augustin avec le Seigneur, au moment où l’évêque d’Hippone évoque sa conversion à
l’intelligence de Dieu, c’est‐à‐dire à la reconnaissance de sa vérité révélée. Celle‐ci se dit par deux métaphores que reprend Quignard : celle de l’esprit enfin éclairé qui fait tomber la toile d’araignée dans laquelle sa perception était prise (Tabescere sicut araneam) ; celle de l’élévation ou de l’agrandissement de soi qui conduit à la vision de la vérité (Assumpsisti me ut viderem esse quod viderem).
manifestations qui, à travers le temps, ont toujours témoigné de cette répugnance de l’humanité à l’autoressemblance : que ce soit durant le processus d’hominisation où,
ab origine, l’homme n’est devenu homme que par dissimulation et assimilation mimétique aux proies qu’ils poursuivaient ; que ce soit durant le Paléolithique où l’art pariétal témoigne d’un tabou de l’autofiguration et, au contraire, d’une manifestation outrée des grand animaux hallucinés ; que ce soit durant toute la période moderne où mythes, religions, représentations picturales ou cinématographiques ne cessent de susciter et de refouler – dans un étrange jeu de dévoilement-revoilement – ce noyau
irreprésentable qui dessine le visage de l’homme nu (désirant, animal, sexuel).
On le voit, par l’ambition phylogénétique autant que par la logique comparatiste qui joue de l’homologie structurale entre les mythes et les schèmes culturels associés, Pascal Quignard charge sa spéculation des codes rhétoriques et méthodologiques de
la discursivité anthropologique26. Si bien que, à l’issue de son texte, et par un étrange
effet de surimpression, il semble que l’auteur soit parvenu à récapituler le geste lévi-straussien – dans ses présupposés comme dans sa méthodologie – pour revenir à son point de départ, à la citation initiale dont il était parti (« Le ressemblance n’existe pas en soi… »), mais dans un écho désormais lointain, car articulé dans une voix propre qui a su l’accueillir en le chargeant d’obsessions singulières : « La reconnaissance est le tabou humain », conclut alors Quignard, en une phrase lapidaire qui relève à son tour du tranchant de la phrase découverte chez Lévi-Strauss.
Ainsi se conclut l’hommage que Pascal Quignard a voulu adresser à Claude
Lévi-Strauss. Dans un exercice qui tient davantage de l’interprétation, au sens
herméneutique mais surtout musical du terme, que du témoignage ou du simple
commentaire, Quignard se ressaisit de la partition des Mythologiques – de ses
« notes » (ses mots d’ordre thétiques) comme de son « phrasé » (sa tonalité associative et comparatiste) – et réussit ainsi à porter l’influence au niveau de la création littéraire, comme le veut la forme revendiquée de sa dette à l’anthropologue. Enfin, et surtout,
26 Outre la démonstration qui associe l’aniconisme préhistorique (celui de Lascaux) à l’aniconisme primitif des grandes religions monothéistes (ici liées de façon très ramassée : « Le pharaon Akhenaton. / Moïse au Sinaï. / Muhammad à Hira. / La lettre que l’empereur Michel écrivit en 824 à Louis le Débonnaire […] »), en passant par le tabou de représentation qui est au cœur de tous les mythes d’amour et exemplairement de celui de Cupidon et de Psychée, Quignard manifeste surtout son geste d’anthropologie structurale dans certaines allusions métatextuelles : que ce soit dans la confession d’une ambition de mythologie comparée (« le genre humain […] dans tous les mythes que j’ai lus ne paraît reconnaître qu’une ressemblance dont la nature est confondante, l’événement antisocial, l’épreuve périlleuse. C’est ce que les mythes de l’Occident appellent étrangement le ”coup de foudre”. ») ; ou que ce soit dans la prétention synchronique de l’analyse (« Pourtant, cette humiliation ou ce sentiment d’indécence reviennent sans cesse au cours de l’Histoire cumulée des sociétés et des civilisations »).
par un effet de mise en abyme différée (rappelons que l’article publié dans Critique est
repris dans le premier tiers des Paradisiaques), Pascal Quignard fait de ce texte sur
Lévi-Strauss la cellule conceptuelle à partir de laquelle on peut comprendre l’œuvre
« littéraire » appelée Les Paradisiaques et qu’on est en train de lire car, de l’aveu de
l’auteur, ce tome IV de Dernier Royaume aurait pu s’intituler « Sur la reconnaissance
excessive des femmes et des hommes qu’on n’a jamais vus et sur la
non-reconnaissance des traits de ceux qu’on aime le plus au monde27 ». En d’autres termes,
par l’extension littéraire du motif de la ressemblance impossible ou du tabou de la reconnaissance, c’est le livre dans son entier qui s’inscrit dans l’ombre portée de l’anthropologue.
1.1.3 Quignard et l’anthropologie : un dialogue ou une querelle de propriété ?
Avouée dans le fond, la dette de Pascal Quignard à Claude Lévi-Strauss est donc surtout affichée dans la forme par le truchement d’un exercice de mimétisme cohérent qui sait s’approprier les objets et les pratiques discursives de l’anthropologie
structurale en vue d’une réélaboration moins surveillée, plus littéraire. Aussi, quand
on remet en perspective l’œuvre quignardienne, et qu’on place notre regard en deçà et au-delà de ce seul texte qui fait du souci anthropologique une référence avouée, on constate sans difficulté un emprunt disséminé aux motifs, aux thèses et même aux terrains mythologiques défrichés par Lévi-Strauss. C’est ce qu’ont bien montré les études de Jean-Louis Pautrot qui ont eu le mérite, dans le champ de la critique quignardienne, de revenir sur l’héritage structuraliste de l’œuvre, là où la plupart des analyses étaient ancrées dans des thématiques très « postmodernes », lesquelles ont peut-être eu le défaut de couper Quignard d’une génération dont il était pourtant
directement héritier28. En lisant de près ses traités sur la musique, Pautrot révèle ainsi
une « contiguïté quasi dialectique » entre les analyses de Lévi-Strauss et celles de Quignard, notamment sur des questions aussi diverses que l’asémantisme de l’activité musicale, l’absolu originaire du temps mythique, le caractère transférentiel de la cure
27
P, 14.
28 Et ce au mépris même de la condamnation du terme « postmoderne » par Pascal Quignard qui, non sans ironie, prend la tangente de l’archaïque quand on cherche à l’affilier à un courant trop contemporain : « Nous ne sommes pas postmodernes. Nous sommes préoriginaires. Je pense même que nous sommes antéarchaïques… » (LS, 93)
chamanique ou encore l’étymologie spatiale plus que temporelle du mot « rythme29 » ; cependant, plus qu’un relevé systématique des résonances, lequel a toujours ses limites à cause du parallélisme forcé qui peut en fausser la lecture, c’est au niveau de l’analyse formelle que la thèse se montre la plus convaincante en révélant notamment combien le modèle heuristique de l’anthropologie structurale demeure un modèle de
composition littéraire pour Pascal Quignard. Et cela sur trois plans identifiables au moins : d’abord, le plus évident, sur la façon dont l’écriture spéculative de l’auteur se