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2. Utilisation du gag dans le scénario comique

2.4. La scénarisation du gag

De façon générale, c’est dans la tête du scénariste que germe l’idée qui sera portée à l’écran. C’est dans son esprit que des images prennent forme, puis des scènes, s’organisant ensuite en séquences et qu’ainsi, un film entier finit par naitre de l’imaginaire d’un auteur. C’est pourquoi, pour Pascal Bonitzer, « le scénario est, d’une certaine façon, déjà de la

mise en scène. C’est de la mise en scène virtuelle119. » Francis Veber corrobore ces propos

de manière formelle : « Le scénario n’est pas un objet intermédiaire : il imprime

définitivement le film120. » Et Jean-Claude Carrière est encore plus catégorique : « Un

scénario est déjà le film121. » Même Hitchcock, l’un des premiers à recevoir le qualificatif

« d’auteur » pour ses mises en scène déclarait : « Pour moi, un film est terminé à quatre-

vingt dix-neuf pour cent quand il est écrit122. » Toutes ces affirmations nous amènent à un

point extrêmement important à propos du gag physique. Puisque le gag est un élément du discours comique, naissant, comme les autres, de l’imagination du scénariste, ne devrait-il pas à ce titre lui aussi, pour reprendre les propos de Veber, « imprimer définitivement le film » par le biais du scénario? Pourtant, malgré son efficacité et l’intérêt qu’il représente au niveau de l’image, comme nous l’avons vu précédemment, le gag physique est de plus en plus rare. Comment l’expliquer? Tout simplement parce que la principale difficulté

avec le gag, et particulièrement le gag physique, c’est de l’écrire. C’est pourquoi le comique de dialogue a pris le dessus sur le comique gestuel.

Paradoxalement, à cette difficulté que représente la description du gag, correspond la nécessité de l’écrire. Pour qu’un gag physique complexe voie le jour, il doit figurer au scénario, car il ne peut pas être improvisé, contrairement à un gag dialogué par exemple. « Un gag ne s’improvise pas. Un mot d’auteur, on peut. Disons plutôt que l’improvisation dans ces deux cas amène différentes répercussions financières. La phrase la plus correcte serait : l’improvisation ne s’improvise pas. On envisage difficilement d’improviser un gag

nécessitant un accessoire particulier ou un savoir-faire relevant du cirque123. » Encore une

119Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer, Exercice du scénario, Paris, Fémis, 1990, p.96.

120Danièle Dubroux et Serge Le Péron, « Le péché, c’est l’ennui », Entretien avec Francis Veber dans Cahiers du cinéma. Cinéma français, l’enjeu-scénario, n° 371-372, Paris, Éditions de l’étoile, 1985, p.66.

121Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer,Exercice du scénario, Paris, Fémis, 1990, p. 12. 122François Truffaut et Helen Scott, Hitchcock, op. cit., p. 281.

fois, la difficulté n’est pas de l’imaginer, mais de le décrire et de l’expliquer clairement aux lecteurs. Le scénariste et réalisateur Antonin Peretjatko a vécu ces problèmes pendant l’écriture de sa comédie La Fille du 14 juillet (2013) : « La difficulté scénaristique est de décrire suffisamment bien le gag pour que le lecteur puisse le visualiser. Sa description amène souvent à perdre l’effet comique. Comme expliquer une histoire drôle à quelqu’un

qui ne l’a pas comprise. C’est toujours un peu fastidieux de créer du rire après coup124. » Et

si le gag ne fait pas rire à la lecture, il sera difficile de justifier sa présence dans le scénario. En revanche, le gag, s’il était porté à l’écran, pourrait s’avérer très drôle et sa suppression priverait le film d’un élément comique important. C’est un genre de cercle vicieux.

« La difficulté supplémentaire, toujours selon Peretjatko, réside dans le fait que le gag n’est pas réaliste, donc difficile à imaginer comme il se doit. Le propre de la mise en

scène comique est de faire rire de choses qui ne font pas forcément rire dans la vie125. » Il y

a donc un risque beaucoup plus élevé d’incompréhension pour le lecteur avec le gag physique qu’avec le gag dialogué dont le comique, la plupart du temps, se perçoit et s’entend clairement du premier coup. « L’essor de la comédie de dialogue au détriment du

gag relève donc d’une perte de savoir-faire mais aussi d’un manque de prise de risque126. »

Pourtant, et c’est ce qui est malheureux, le gag, lorsque bien construit, demeure un des meilleurs outils pour faire rire et augmenter les chances de succès d’une comédie. Nysenholc croit en effet que « le genre comique fait rire beaucoup moins par la structure de ses récits que par les effets ponctuels de l’écriture, les quiproquos de situation

n’amusent que par l’équivoque des jeux de mots et des gags127. » Toutefois, comme les

films ont de nos jours d’énormes budgets, les producteurs y pensent à deux fois avant de risquer des sommes importantes sur un gag dont l’humour se perçoit difficilement par la lecture. « Les films à gros budget ont fini par délaisser l’humour visuel au profit d’un humour de dialogue puisque le travail étant très segmenté, on arrive à des films où scénariste, réalisateur, acteurs font un boulot de tâcherons et aucun poste ne prend

véritablement en charge le gag. Du coup ce dernier n’est pas travaillé et il rate128. » Cela

124 Ibid., p. 7. 125 Ibid., p. 7. 126 Ibid., p. 6.

127 Adolphe Nysenholc, Charles Chaplin ou la légende des images, op. cit., p. 177. 128Antonin Peretjatko, « Éloge de l’humour », op. cit., p. 6.

explique peut-être en bonne partie, pourquoi les plus grands comiques de l’époque du muet, Chaplin, Keaton, Lloyd et Laurel, entre autres, participaient à toutes ou à presque toutes les étapes du gag, de sa création à son exécution. Ils savaient mieux que quiconque l’effet qu’ils voulaient obtenir et les manières d’y arriver. Parce que plusieurs d’entre eux étaient à la fois comédiens, scénaristes, réalisateurs et même producteurs, ils pouvaient prendre en charge le gag du début à la fin. Ils ont été très rares depuis ce temps, ceux qui ont su – ou devrait-on plutôt dire, ont pu, car l’industrie du cinéma ne leur permet plus de le faire – prendre en charge l’élaboration et la conception du gag. Parmi les derniers on retrouve Jacques Tati, Pierre Étaix et Pierre Richard en France et Jerry Lewis aux États- Unis. Ce dernier mentionnait que son film Le dingue du palace (Lewis, 1960) « avait cent-

soixante-dix pages de script pour soixante-dix-neuf minutes de projection129. » Et il

ajoutait, « j’énonce techniquement l’aspect visuel de chaque gag pour que mon équipe

fonctionne vraiment avec moi. Cette description inclut le son et l’optique130. » Il pouvait se

le permettre parce qu’il portait les chapeaux à la fois du scénariste, du réalisateur et du producteur. Pour la très grande majorité des scénaristes, il serait aujourd’hui impensable, même avec une idée géniale, de soumettre un scénario d’une telle longueur. Il s’agit

assurément là, d’une des explications au manque de gags physiques dans les comédies modernes. Il faudrait peut-être alors travailler sur de nouvelles façons de décrire et de faire

comprendre le gag aux lecteurs. « On ne le dira jamais assez, souligne Esther Pelletier, de

bonnes idées ne suffisent pas, encore faut-il savoir les communiquer131. » Mais la manière

dont il faut décrire le gag, à savoir, par de multiples détails, est contradictoire avec la manière dont il est transmis à l’écran, c’est-à-dire, par élision, comme le fait remarquer Nysenholc : « Le comique est ainsi fait de raccourci : quand on explique une blague, on la

désamorce, on n’éclate plus de rire132. »

Comment alors décrire correctement le gag sans pour autant dissiper, ou même carrément annuler son effet comique et sans non plus alourdir le scénario? Nous avons déjà vu une façon de le faire avec les exemples de Ken Scott (le gag des lignes du terrain de

129Robert Benayoun et André S. Labarthe, « En quête d’auteur », Entretien avec Jerry Lewis dans Cahiers du cinéma, n° 197, (Noël

1967- Janvier 1968), p. 32.

130Ibid., p. 32.

131 Esther Pelletier, « Problématique de l’enseignement du scénario comme objet de création et de construction » dans Études littéraires, vol. 26, n° 2, (1993), p. 38.

cricket) et de Francis Veber (le gag de Pignon qui se frappe la tête sur un poteau). Leur façon de séparer les différentes parties du gag par d’autres scènes d’une part allège la description et, d’autre part, annule, ou à tout le moins, minimise l’effet digressif lié à une trop longue explication. Mais cette manière de décomposer le gag en segments n’est pas toujours possible. Certains gags physiques plus élaborés y perdraient tous leurs effets. N’y a-t-il alors aucun moyen de ramener le gag physique dans le scénario? Peut-être en variant le médium? Si le gag dialogué se transmet facilement dans le scénario, c’est que son médium naturel est le dialogue. Il faudrait peut-être transmettre la description du gag par un vecteur visuel, comme le dessin par exemple. L’écriture d’un gag physique plus complexe pourrait alors systématiquement être accompagnée de croquis; un genre de story- board contenant uniquement les gags et facilitant leur compréhension pour tous ceux qui auront à lire le scénario et surtout à décider d’attribuer ou non un budget pour la réalisation des gags. On pourrait, par exemple, présenter de manière succincte chacun des gags, de façon à simplifier la lecture du script et se référer ensuite au story-board pour en connaitre les détails. Ces dessins pourraient aider grandement à visualiser le gag et ainsi à en percevoir l’humour le plus près possible de la façon dont l’auteur l’a imaginé.

Parfois, c’est le sujet du film lui-même qui vient en aide au scénariste et facilite l’insertion de plusieurs gags. Dans Bruce le tout puissant (Shadyac, 2003), par exemple, quand le personnage principal interprété par Jim Carrey prend la place de Dieu pendant une semaine, tout devient possible et le public, comme le producteur, accepte d’emblée les gags les plus farfelus. En d’autres occasions, c’est la structure générale du film qui peut être propice au gag. Drôle de couple 2 (Deutch, 1998) du scénariste Neil Simon, est très semblable aux modèles de Chaplin et, entre autres, de son fameux « détour ludique ». La trame du film est on ne peut plus simple : Félix (Jack Lemmon) et Oscar (Walter Matthau), deux hommes avec des caractères aux antipodes, qui ne se sont pas vus depuis quarante ans, sont réunis par le mariage entre la fille de Félix et le garçon d’Oscar. Toutefois, le film ne porte pas sur leur rencontre ni sur le mariage, mais simplement sur leur voyage pour se rendre à la cérémonie. Ce trajet, qui aurait pu être éludé facilement par de simples images d’avions, devient le sujet du film. L’histoire, au lieu d’avancer, fait du surplace, mais c’est pour le plus grand plaisir des spectateurs tant ce « détour ludique » est rempli de gags et de

péripéties. On retrouve un autre bel exemple de structure favorable au gag avec Le jour de

la marmotte (1993) du regretté comédien, scénariste et réalisateur Harold Ramis. Le film,

tiré du scénario de Danny Rubin, en plus de contenir plusieurs gags, est en lui-même construit comme un immense gag à répétition. Il s’agit d’une belle trouvaille puisque ce type de gag est parmi les plus appréciés du public. Ken Scott déclarait lors d’un entretien

que « le montage est hyper important en humour133 ». Dans le film de Ramis, il devient

même un élément essentiel par la façon dont est structuré le scénario. À plusieurs moments et presque toujours à l’insu des spectateurs, le montage à lui seul déclenche les rires.

On constate, avec cet exemple et plusieurs autres vus précédemment, qu’il existe des moyens de provoquer le gag, outre le langage et le jeu des comédiens. Selon le

Dictionnaire théorique et critique du cinéma, « le gag, dans la plupart des cas, mobilise

moins le langage cinématographique que le langage corporel134 ». Si cette observation s’est

avérée juste à une certaine époque, elle ne s’applique plus systématiquement de nos jours. Le réalisateur Gabriel Pelletier mentionnait après la sortie de son film La vie après l’amour (2000), que le montage est un « élément filmique [qu’il] considère comme une seconde écriture, notamment lorsqu'il s'agit de préparer les séquences où il y a plusieurs gags ou des

effets surprises135. » C’est donc dire que le gag peut aussi faire appel au langage

cinématographique dans sa conception. Olivier Mongin déclare à juste titre que « le corps

est la matière première du rire136 ». D’où l’importance du gag visuel au cinéma. Mais ce

gag, qu’il s’agisse d’un langage corporel ou verbal, doit prendre naissance dans l’écriture. Même chose pour les moyens techniques qu’offre le cinéma, comme le montage par exemple, cette « seconde écriture ». Sans une grande préparation de tous ces éléments à l’étape de la scénarisation, le gag ne pourra exister et continuera de décliner au profit du dialogue, ce qui serait des plus néfastes pour la comédie. Car comme le souligne avec justesse Jean-Pierre Coursodon : « Personne encore n’a trouvé pour le gag de produit de

remplacement137. »

133Jean-Pierre Maher (réalisateur), « Le cinéma québécois : l’humour » [DVD], vol. 6, 2008, Productions Cinéma québécois / Eureka!

Productions, Scénario et entrevues : Georges Rivet, (60 min.).

134Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 2e édition, Paris, Armand Colin, 2008, p. 107. 135 Élie Castiel, « Gabriel Pelletier : pour un nouveau cinéma populaire québécois » dans Séquences no 208, (mai-aout 2000), p. 39. 136 Olivier Mongin, Éclats de rire, variations sur le corps comique, op. cit., p.12.