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2. Utilisation du gag dans le scénario comique

2.3. Le gag visuel comparé au gag verbal

Si nous avons vu jusqu’à maintenant plusieurs exemples de gags physiques et quelques façons de les introduire dans le film comique, il ne faut pas conclure qu’on les retrouve en grand nombre pour autant. En effet, le visionnement d’une centaine de films du répertoire comique muet, comparé avec le contenu d’environ deux cents comédies contemporaines, nous a permis de constater que la quantité de gags physiques a grandement diminué depuis les années trente. Pourtant, nous entendons parler de gags assez régulièrement, entre autres, à travers les différentes critiques de film et les commentaires du public. Ce qui fausse les données, c’est qu’encore aujourd’hui, on englobe absolument tous les éléments comiques sous un seul et même terme : le gag. Ainsi, lorsqu’on parle du gag au cinéma, on peut parler tout aussi bien d’une grimace, d’une chute, que d’une réplique drôle et la véritable notion de gag se perd. Très souvent d’ailleurs, lorsqu’on blâme les gags pour la mauvaise performance d’un film comique, on se réfère en fait au dialogue. Le gag physique serait-il devenu verbal? Dans un certain sens oui, mais pas sous la forme classique. Il y a bien quelques exemples de gags se déroulant en totalité au niveau du dialogue, mais il s’agit d’exceptions venant plutôt confirmer la rareté de ce type de gag. Dans Tais-toi! (Veber, 2003), le personnage de Quentin (Depardieu) cherche son ami dans la cours d’un asile et l’appelle en criant, « Ruby! ». Un fou qui le suit crie « Merde! » à chaque fois. À la troisième reprise, Quentin, exaspéré, se tourne vers l’homme et lance à son tour un « Merde! » retentissant. Le fou répond en criant « Ruby! ». Dans le film Fantômas contre Scotland Yard (Hunebelle, 1967), le personnage

du commissaire Juve (De Funès), et celui de son adjoint, l’inspecteur Bertrand (Jacques Dynam), viennent de perdre leurs chevaux lors d’une chasse à courre. La scène et le gag commencent au moment où l’inspecteur Bertrand aperçoit le cheval du commissaire Juve.

Gag verbal Déclinaison du gag / forme de base

Dynam – Le cheval! De Funès – Où ça?

Dynam – Là! Exposition

De Funès – Mais c’est un merle! Dynam – Sous le merle.

De Funès – Y a pas de cheval sous le merle... Dynam – Mais si!

De Funès – Ah! ben je vois plus le merle!

Développement

Dynam – Vous voyez le cheval? De Funès – Oui!

Dynam – Au-dessus.

De Funès – Ah! oui je vois le merle.

Retournement et chute

Si le premier gag est plutôt rudimentaire, celui-ci se décline parfaitement selon la forme exprimée par Coursodon et cela sans aucun geste, hormis les expressions des visages. Les deux comédiens sont cadrés en plan rapproché et pendant leur échange, nous ne voyons ni le cheval ni le merle dont il est question. Il s’agit bien d’un gag verbal qui n’aurait pu se traduire autrement que par le langage. D’ailleurs, preuve s’il en est une qu’il

s’agit d’un gag verbal, c’est que même dans le noir complet ou à la radio par exemple, nous le comprendrions parfaitement. On pourrait même le qualifier de gag dialogué.

Comparons avec un gag physique de la même époque tiré cette fois du film Le

Corniaud (Oury, 1965). Quand le personnage de Saroyan (De Funès), installé sur un

terrain de camping, décide d’aller se doucher, il est suivi d’un colosse qui s’installe juste à côté et se met à faire jouer ses muscles tout en se lavant. À lui seul, le contraste entre le corps musclé de l’athlète et celui flasque et rabougri de De Funès déclenche le rire : « Cette scène de la douche, regardez quel effet elle a produit, conclut Oury [le réalisateur]. Et pourtant, il n’y a pas un mot! C’est du grand cinéma. Si on avait mis des

dialogues, les gens se seraient arrêtés de rire pour les écouter117. » Il y a en fait quelques

mots lancés par De Funès : « Aïe! Mais dites donc! » en recevant une tape dans le dos et, plus tard « C’est fini, oui! Enfin! », sous les regards et les sourires soutenus de l’athlète, mais ils sont inutiles puisqu’ils n’ajoutent rien aux gestes déjà très éloquents de l’acteur. Quoi qu’il en soit, les gags dialogués sont, pour ainsi dire, inexistants, et les gags physiques, de plus en plus rares. À quels genres de gags avons-nous donc affaire aujourd’hui? Examinons quelques cas.

Dans le film N’ajustez pas votre appareil (Levey, 1989), il y a un gag en trois temps très rapide, dont les trois parties sont constituées, on pourrait dire, de trois phrases. L’animateur d’une émission pour enfants, voulant dérider son jeune auditoire, surprend un personnage de clown, Bobo, avec le jeu suivant : « Regarde en haut, regarde en bas, regarde la poêle à frire », la troisième phrase étant suivie d’un violent coup de poêle sur le nez. En fait, ce gag n’est pas formé par les répliques parce que de simples gestes de l’animateur auraient suffit à orienter le regard de Bobo. Ce n’est pas non plus les répliques qui sont drôles en elles-mêmes, car elles ne font qu’accompagner les images. Ce gag aurait pu se jouer au temps du muet sans problème. Ce qui nous porte à croire que le langage y est pour quelque chose dans la drôlerie du gag, c’est parce qu’on le retient facilement et qu’on l’amalgame à chacun des gestes. Mais il s’agit d’un gag visuel, physique.

Il y a, dans le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulin (Jeunet, 2001), un gag, là aussi très court, produit par un mélange parfait de gestes et de mots. Exposition et développement : Amélie, qui arrive pour prendre le train à la gare, se penche légèrement et tend quelques pièces à un homme vêtu pauvrement et assis par terre près de son chien qu’il caresse. Chute : l’homme d’un signe de la main, arrête Amélie en lui disant; « Ah non merci ma p’tite dame, je ne travaille jamais le dimanche! ». Amélie poursuit son chemin, mais tourne la tête vers l’homme en souriant. Ce gag est d’abord visuel, car il ne se dit rien pendant l’exposition et le développement menant au retournement inattendu. La chute, par contre, est à la fois visuelle et verbale. Et la parole est ici essentielle, car si nous voyions seulement l’homme rendre l’argent, nous ne comprendrions pas son geste et le gag tomberait à l’eau. La scène aurait pu être complètement muette, si par exemple l’homme avait pris l’argent sans rien dire. Mais il n’y aurait eu là aucun gag. C’est la réplique qui

donne toute la drôlerie à cette scène qui autrement aurait été très banale. Même si elle avait été tournée du temps du muet, il aurait fallu à cet endroit un carton montrant sa réplique à l’écran pour que le rire soit possible. Le gestuel et le verbal sont ici étroitement liés et ni l’un ni l’autre n’est inséré gratuitement. L’image justifiant la narration et vice versa.

La syllepse-gag, que nous avons vue en première partie et qui consiste à prendre en même temps le sens propre et le sens figuré d’une chose, peut très bien être verbale. Dans les faits, la syllepse est d’abord une figure littéraire. Dans La grande séduction (Pouliot, 2003), quand le personnage de Germain demande aux villageois réunis à l’église « Êtes- vous malades? », après la journée de travail très chargée du Docteur Lewis, il ne leur demande pas vraiment s’ils ont des problèmes de santé physique, mais s’ils sont fous (malades dans la tête). Toutefois, pour les spectateurs, la seule réponse qui s’impose est « oui » ils sont malades, n’ayant pas consulté un véritable médecin depuis longtemps. Cette syllepse, juxtaposée à la scène de la veille chez le docteur, crée une syllepse-gag beaucoup plus verbale que physique dont le résultat est très drôle. Nous retrouvons la même chose dans Les Boys II (Saïa, 1998), quand le personnage de Popol lance à son père : « J’me sens plus les pieds! » et qu’il obtient pour réponse « T’es ben le seul! ». Le sens propre et le sens figuré, combinés à la démarche claudicante et aux grimaces de douleurs du comédien, créent une syllepse-gag savoureuse.

Le sonore ou la combinaison verbal-sonore peut aussi produire un gag, comme le démontre l’extrait suivant tiré du film Le gendarme et les extra-terrestres (Girault, 1979) : quand Cruchot (De Funès) découvre que les extra-terrestres usurpant l’apparence physique des habitants de Saint-Tropez sonnent creux lorsqu’on les frappe, il décide de vérifier l’identité des gendarmes à coup de poing sur le crâne. Mais voilà, ils sonnent tous creux de la tête. Heureusement, lorsque l’un après l’autre ils se frappent à la poitrine, c’est bien de chair qu’il s’agit. Si les gendarmes de St-Tropez n’ont pas de tête, ils ont du cœur. Aussi, quand l’adjudant Gerber, quelques instants plus tard, amène un spécimen d’extra- terrestre tout rouillé dans la gendarmerie, Cruchot et ses hommes, à la vue de cette dépouille de tôle, enlèvent leur képi et jouent une oraison funèbre en se tapant sur la tête. Dans la comédie policière Un cadavre au dessert (Moore, 1976), on retrouve un autre gag

sonore amusant. Il s’agit d’un gag à répétition formé par le déclenchement d’un hurlement de femme faisant office de sonnette d’entrée dans un manoir lugubre. Après que deux groupes d’invités soient arrivés sur place au son de l’horrible cri, un maitre d’hôtel aveugle conduit un couple (les Charleston) jusqu’à leur chambre. En entrant dans celle-ci, la femme aperçoit une souris et pousse un cri identique à celui de la sonnette. Le maitre d’hôtel lance alors, en s’apprêtant à aller ouvrir, « Ah! On a sonné ». Ce à quoi le mari réplique, « C’est Madame Charleston » et le maitre d’hôtel de conclure « Je croyais qu’elle était déjà là ». La troisième apparition de l’élément sonore, combiné au dialogue, ajoute au comique du gag.

À la lumière de ces différents exemples, il apparait clair que l’élément langagier représente maintenant une part importante du gag. En fait, dans la majorité des cas, le langage remplace plus le gag qu’il ne le constitue. Est-ce une mauvaise chose? Pas forcément, car comme le mentionnait Jean-Pierre Coursodon dans la première partie de cet essai, rien n’empêche un effet comique d’être aussi drôle qu’un gag. La différence étant qu’aujourd’hui cet effet sera plus souvent langagier (réplique hilarante, mots d’auteur truculent, patois loufoque, etc.) que physique. Quel type de gag est le meilleur? Là encore tout dépend de l’effet sur le public. Qu’il s’agisse d’un gag physique complexe, d’un gag dialogué, d’un effet comique visuel ou d’un élément verbal très bref, l’important est qu’il fasse mouche. Un gag verbal réussi vaut mieux qu’un gag physique raté, c’est l’évidence. Pris comme élément distinct et autonome, on ne peut pas vraiment affirmer que l’un est supérieur à l’autre, mais partant de l’idée que sur le plan cinématographique, il est toujours préférable de montrer que de dire, le gag physique devrait logiquement s’imposer. « Lorsqu’on écrit un film, disait Hitchcock, il est indispensable de séparer nettement les éléments de dialogue et les éléments visuels et, chaque fois qu’il est possible, d’accorder la

préférence au visuel sur le dialogue118. » Ce serait donc au scénariste qu’incomberait la

tâche de ramener le gag physique à l’avant-plan du scénario comique. Non pas, parce qu’aucun film ne peut être drôle sans gags, mais parce que son ajout s’inscrit parfaitement dans la volonté de faire rire qui demeure, à notre avis, l’élément central de toute comédie et, par-dessus tout, parce que c’est un élément visuel.