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2. Utilisation du gag dans le scénario comique

2.2. La volonté de faire rire

2.2.2. La distance comique

La volonté de faire rire demandera aussi, autant que possible, de garder la distance comique. Pour qu’une histoire soit intéressante au cinéma, elle doit contenir un conflit, mais pour qu’elle fasse rire, le public doit se détacher de ce conflit. C’est ce qu’on appelle la distance comique. La même chose existe au théâtre et c’est ce qui faisait dire à Bergson : « Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose

comme une anesthésie momentanée du cœur104. » Jean Émelina, quatre-vingt-dix ans plus

tard, confirme que la chose est encore nécessaire. « Quand l’attachement intervient, en raison du climat de la fiction, et que le péril n’est plus distancié, le comique n’est plus

possible105. » Et il n’est même pas nécessaire qu’un gag implique des personnes pour que

la distance soit brisée, elle peut l’être avec des animaux comme, par exemple, dans les trois gags suivants.

Dans le film Le sapin a des boules (Chechik, 1989), pendant le souper de Noël, le chat d’un des membres de la belle-famille se met à jouer avec le fil des ampoules électriques de l’arbre de Noël. L’ayant pris dans sa gueule, il tire dessus pour l’amener sous un fauteuil et, ce faisant, le débranche. Lorsque le père de famille s’aperçoit que les lumières de son arbre sont éteintes et se penche pour rebrancher le fil, un éclair jaillit alors de sous le fauteuil, accompagné d’une épaisse fumée, puis d’une panne de courant. Une fois l’électricité rétablie, le père soulève le meuble, sous lequel il ne reste du chat qu’une empreinte calcinée dans le tapis. Dans le film Comme un garçon (Weitz, 2002), un jeune adolescent accompagne deux amis de sa mère au parc. Incapable de manger la miche de pain trop dure que sa mère lui a donnée, il s’approche d’un lac pour en faire profiter les canards. Après avoir essayé en vain de la défaire, il décide de la lancer tout entière, mais ayant atteint un canard, il le tue sur le coup. Enfin, dans le film Cabotins (Desrochers, 2010), une scène nous montre un fils, Pierre-François Legendre, et son père, joué par

104 Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, 13e édition, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 4. 105 Jean Émelina, Le comique : Essai d’interprétation générale, Paris, Sedes, Coll. Présences critiques, 1996, p. 80.

Rémy Girard, ayant une dispute concernant le métier de clown du fils, que le père accuse d’être un tueur de lapins. Pendant leur échange, un petit lapin blanc s’échappe d’une cage laissée à leurs pieds et ce alors qu’on entend hors-champ le bruit d’un tracteur à pelouse, que nous avons vu préalablement passer non loin d’eux. La scène prend fin quand, à la suite d’un bruit plutôt perturbant, du sang et des touffes de poils blancs rougis sont projetées près des protagonistes. Trois gags, trois degrés différents de distanciation pour le spectateur et on pourrait dire, trois niveaux de rire.

Dans le premier gag, le public voit très bien se dessiner une catastrophe, mais pas nécessairement la mort du chat. On pense à la chute de l’arbre, par exemple, ou bien à ce que toutes les décorations soient l’une après l’autre retirées de l’arbre par l’animal. Toutefois, quand la chute arrive, elle fait rire parce qu’elle surprend et parce qu’on ne voit pas le cadavre. Ni sang, ni chairs déchirées, rien qu’une empreinte en forme de chat dans le tapis. Le burlesque de la situation annule la violence de l’action. Dans le deuxième gag, ayant d’abord vu un plan avec des canards qui nageaient, nous apercevons le garçon près du lac avec son pain. Après avoir réussi de peine et de misère à en retirer deux petits morceaux, il perd patience et lance la miche en direction des canards. On nous montre d’abord l’éclaboussure provoquée par l’impact de la miche dans l’eau, puis on revient en plan taille sur le garçon dont l’expression change soudainement. Il se retire et va chercher les adultes. La chute du gag survient deux scènes plus loin avec le tableau suivant : en avant-plan sur le lac, le derrière d’un canard flottant comme un bouchon et en arrière-plan sur la rive, les trois personnes qui regardent la scène, déconcertées. Ici, nous voyons l’animal mort, mais en partie seulement, ce qui minimise l’effet négatif. De plus, le comique réside beaucoup dans le découpage et le montage de la scène. La situation est peut-être moins loufoque que dans le premier gag, mais la surprise est aussi grande et le rire peut surgir spontanément là aussi. Finalement, dans le troisième gag, c’est la querelle entre les personnages qui permet d’en prévoir la chute. Lorsque le père reproche au fils d’avoir tué de nombreux lapins dans ses différents tours et que celui se trouvant près d’eux sort de sa cage, on imagine le pire. Mais parce qu’il semble évident que l’animal mourra, il faudrait un autre dénouement pour surprendre le public. Pourtant, ce que le spectateur anticipe arrive comme prévu et, qui plus est, de façon très réaliste. Les éclaboussures de

sang mêlé de poils blancs coupent toute distance et gênent le rire spontané. Un malaise s’installe et la scène qui aurait pu être drôle semblera plutôt gratuite et non pertinente.

Nous l’avons déjà mentionné, un gag doit faire rire, sinon il risque davantage d’irriter le public que de lui plaire. « La condition nécessaire et suffisante du comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal et par

rapport à ses conséquences éventuelles106. » Ce n’est donc pas tant la dureté ou la gravité

d’une action qui peut empêcher le comique, mais les conséquences qu’elle entraine et la manière dont elle est présentée. Même des décès peuvent faire rire si le contexte favorise vraiment le comique, comme le souligne Denyse Therrien : « La résurrection des morts annule la violence. De plus, la parodie et le burlesque provoquent une distanciation chez

les spectateurs107. » Dans le film L’Auberge rouge (Krawcyk, 2007), nous en avons un très

bon exemple. À trois reprises un chasseur tombe ou est poussé d’un pont surplombant un très haut ravin au fond duquel coule une rivière tumultueuse. Le public sait très bien qu’une pareille chute cause une mort certaine, mais quand les spectateurs voient l’homme, tout mouillé, gravir la pente escarpée après sa première chute, ils en rient. Et quand ils le voient, quelques scènes plus loin, tomber une deuxième fois, l’éclat de rire est presque garanti. Dès lors, le classique gag à répétition est installé et le public rit à l’avance en imaginant quelles surprises attendent encore le pauvre homme.

Autre exemple, dans la comédie La ville fantôme (Koepp, 2008), un homme meurt frappé par un autobus au tout début du film. La chose n’a rien de comique. C’est plutôt dramatique comme événement. Mais on réussit à en faire un gag pour deux raisons très simples. D’abord, parce que nous savons dès le départ, en tant que public, qu’il s’agit d’une comédie. Notre sens de l’humour est en alerte et nous sommes donc disposés à rire et à voir le côté comique des choses qui nous seront présentées. Ensuite, parce que l’intention de l’auteur derrière cet effet est de faire rire. Il prend donc les moyens cinématographiques à sa disposition pour y arriver. Voici le gag : l’homme en question (Greg Kinnear), parle sur son cellulaire avec un agent immobilier tout en déambulant sur le trottoir lorsqu’un énorme climatiseur mal installé à une fenêtre tombe vers lui. Alerté par le

106 Ibid., p. 84.

cri d’une femme, il lève la tête et évite de justesse l’objet qui s’écrase à ses pieds. Toujours au téléphone, il recule de quelques pas dans la rue, soulagé, et s’empresse de faire part à son interlocuteur de ce à quoi il vient tout juste d’échapper. Sa phrase à peine terminée, un autobus, qu’un habile cadrage nous empêchait de voir venir, le frappe de plein fouet (l’autobus et notre homme sortant du cadre instantanément). La chute du gag est une surprise totale et le résultat est fabuleux. De plus, grâce à la caméra en plan fixe, on ne voit pas après coup d’éclaboussures de sang ou encore l’homme désarticulé gisant sur la chaussée. Nous voyons plutôt des gens traversant ce cadrage fixe qui accourent dans la direction où l’homme, que nous présumons mort, s’est écroulé. Son décès est confirmé quelques instants plus tard quand, revenant dans le cadre, son corps est aussitôt traversé par un policier, établissant ainsi son passage à l’état de fantôme, bref, on garde bien la distance avec le public de façon à ce que le rire puisse jaillir.

Mais peut-on réussir à faire rire même si cette distance est très mince ou momentanément brisée? Le film 1981 (2009) du réalisateur Ricardo Trogi, nous répond par l’affirmative. Nous avons ici un autre genre de comique traité de façon plus réaliste. L’histoire d’un jeune garçon à travers lequel le public peut se reconnaitre aisément. Le film fait rire même si le spectateur s’identifie beaucoup aux personnages. Pourtant, la distance est ici brisée. Comment est-ce possible? C’est que le réalisateur reste dans la décence comme il le faisait remarquer lors d’un entretien : « Il faut dire également que 1981 ne révèle pas de drame inavouable ou des secrets de famille. Ce n’est pas non plus un

règlement de compte108. » Il y a bien sûr des conflits et les personnages ont des problèmes,

mais parce que l’histoire reste légère, le rire spontané demeure possible. S’il y avait eu des scènes d’inceste, par exemple, ou très violentes, les spectateurs auraient cessé de rire pour compatir avec les protagonistes. Pour garder le rire possible en comédie, il faut ne rien dévoiler qui mettrait mal à l’aise le spectateur « car la pudeur du comique est inconciliable avec l’implication personnelle des règlements de comptes. Le comique prend de la distance. Il est impertinent par la force des choses, par la faute de l’insolite, mais comme

malgré lui : dans la candeur109 ».

108 Ismaël Houdassine, « Entretien avec Ricardo Trogi » dans Séquences, n° 262, (Septembre-Octobre 2009), p. 43. 109 Pierre Étaix, Le clown et le savant, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 80.