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Le gag dans le scénario comique : drôle ou digressif?

2. Utilisation du gag dans le scénario comique

2.1. Le gag dans le scénario comique : drôle ou digressif?

Autre question maintenant : le gag est-il toujours considéré comme digressif? Avant de tenter une réponse, il faudrait d’abord établir ce qu’on entend par digression. Le Petit Robert nous donne la définition qui suit : « Développement oral ou écrit qui s’écarte

du sujet90 ». Au cinéma, on parlerait donc d’un écart dans le scénario par rapport au sujet

traité. Toutefois, comme le scénario n’est que la première étape du film, une scène pouvant sembler digressive sur papier ne le sera pas nécessairement une fois portée à l’écran. Quoi qu’il en soit, la digression qui était plutôt bien acceptée du temps de la Nouvelle Vague existe encore dans le cinéma actuel et elle est même devenue un effet recherché. Tarantino, par exemple, s’en sert pour divertir et donner plus de réalisme à ses personnages. Pourquoi alors semble-t-on plus critique à l’égard du gag? Le réalisateur Antonin Peretjatko fournit cette réponse très lucide : « Le gag a ceci de particulier que s’il ne fait pas rire, non

seulement il tombe à plat mais il énerve le spectateur, au mieux il l’afflige91. » Le gag au

cinéma serait donc condamné à être drôle s’il ne veut pas être digressif? L’auteur Jean Sareil abonde dans le même sens : « L’impression de digression existe dans le comique seulement lorsque la scène est médiocrement enlevée et équivaut en somme à une

longueur. Si elle est drôle, elle se trouve intégrée dans le mouvement de la narration92. »

Le Petit Baigneur (1967) de Robert Dhéry, par exemple, renferme une multitude de

scènes que l’on peut aisément qualifier de digressives ou d’inutiles, si l’on se fie seulement aux règles de la scénarisation. Une en particulier, véritable scène d’anthologie, se démarque par sa drôlerie inattendue. C’est la scène de l’église, où De Funès, alias Fourchaume, patron d’un chantier naval, se rend pour y rencontrer un dessinateur qu’il vient de renvoyer cavalièrement. Ayant appris après coup que ce dernier a remporté un prix avec un bateau construit dans son chantier et qu’un promoteur italien voudrait lui faire signer un contrat, Fourchaume veut essayer de le réengager. Le comique de cette scène vient surtout du curé Henri, cousin du dessinateur. Officiant dans une église en décrépitude, il tente de livrer son sermon du haut de sa chaire en ruine, où tous les

90 Paul Robert, Le Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1991, p. 542.

91Antonin Peretjatko, « Éloge de l’humour » dans Cahiers du cinéma : Éloge de la comédie, n°692, (septembre 2013), Paris, Éditions

des Cahiers du cinéma, p. 6.

éléments (de la porte à l’abat-voix en passant par le micro et l’escalier) semblent ligués contre lui. Le résultat est hilarant et nous sommes ici encore une fois en présence, comme chez Chaplin, de ce que Bordat appelle « le détour ludique. » La scène dure environ six minutes et aurait pu être éludée. Fourchaume pouvait très bien attendre son ex-employé à la sortie de l’église, le curé étant un personnage secondaire. Mais ce détour procure un tel plaisir, qu’on ne saurait imaginer ce film sans lui. On peut donc dire que dans certaines situations, des gags, ou même des scènes entières jugées inutiles selon les exigences de la scénarisation, deviendront momentanément utiles puisqu’ils répondront à une autre exigence de la comédie, celle de faire rire, comme nous le précise la scénariste Maryse Léon-Garcia : « Chaque scène a trois fonctions : faire avancer l’action, éclairer/révéler les personnages, fournir des informations. Seule exception : une scène si drôle qu’elle

déclenche l’hilarité inconditionnelle. Dans ce cas, on veut bien ne rien exiger d’autre93. »

Mais ce n’est pas le seul élément à considérer, car bien des gags peuvent faire rire sans toutefois être irrésistibles. Le scénario est aussi très important comme en témoigne le réalisateur Jean-Marie Poiré : « Si les films que j’ai écrit dans les années 60, pour Lautner et les autres, passent toujours à la télévision, c’est parce qu’ils ont de vrais scénarios. Ce

qui n’empêche pas les gags, mais les gags ne viennent pas en premier94. » Le scénario peut

donc inclure le gag, à condition qu’il fasse rire et qu’il ne prévale pas sur l’histoire. « Dans la comédie, tout passe par une situation. C’est comme les fondations d’une maison. Et, une fois encore, les bonnes scènes de comédie sont toujours celles où les situations, certes

poussées à l’extrême, doivent toujours demeurer justifiées95. » Prenons par exemple le gag

de Steve et du tracé des lignes du terrain de cricket dans le film La Grande Séduction (Pouliot, 2003). Le gag se décline selon la formule classique dont fait mention Coursodon, c’est-à-dire une exposition, un développement et une chute. Il n’est cependant pas présenté en continu, mais intégré en alternance avec d’autres gags dans la séquence de la préparation finale avant l’arrivée imminente du médecin. D’abord, Steve trouve sur Internet des informations relatives au cricket que Germain lui demande d’imprimer. On voit ensuite Steve arriver sur un espace vague avec un plan du terrain de cricket et trois

93 Maryse Léon-Garcia, Écrire son scénario : Manuel pratique, Paris, Dixit, 2001, p. 285.

94 Yves Allon, « Entretien avec Jean-Marie Poiré » dans L’Avant-scène cinéma. Le père-noël est une ordure, n° 497, (Déc. 2000), p. 113. 95 Dany Boon, « La leçon de comédie » dans Studio Ciné Live, n°42, (novembre 2012), p.73.

sacs de poudre blanche. C’est l’exposition. Ensuite, on retrouve à deux reprises Steve tentant de répandre la poudre selon le plan, malgré le fort vent qui souffle sur le promontoire où il se trouve. C’est le développement. Finalement, dans la quatrième partie du gag, Steve qui vient de terminer le tracé du terrain, jette un regard d’ensemble sur son travail et s’aperçoit que ses lignes sont atrocement croches. Découragé, il se prend alors la tête à deux mains et pousse un long « oohhh! ». C’est la chute. Tout est à recommencer. Plus tard, au moment où le docteur Lewis débarque sur l’ile avec Germain, nous nous apercevons que les lignes ont été refaites et sont beaucoup plus droites. Le gag était-il nécessaire? D’un point de vue purement cinématographique, non. Il était superflu de montrer la confection d’un terrain aux lignes toutes croches, si quelques scènes plus tard, on nous montre ces mêmes lignes complètement droites. Il s’agit d’un gag inutile si l’on se fie aux règles de l’art en matière de construction scénaristique. D’un point de vue de structure, une ellipse aurait été ici préférable. Cependant, d’un point de vue comique, ce gag, sans être essentiel, est très utile parce qu’en étant indubitablement drôle, il s’inscrit dans la volonté du scénariste de faire rire. Il devient donc un élément important du langage cinématographique comique. De plus, parce que le gag est segmenté et inséré à travers une séquence, elle-même importante dans la diégèse, sa présence est justifiée et ne peut en aucun cas être considérée comme une digression.

À l’inverse, quand la présence du gag ne semble pas justifiée par l’action en cours, à moins d’être extrêmement drôle, une longueur peut se faire sentir. « Dans une comédie, les gags surgissant de rien, non nécessités par l’intrigue, non préparés, non cohérents, sont

comme des grumeaux dans la crème : ils gâchent l’ensemble96. » Dans Les aventures de

Rabbi Jacob (Oury, 1976), un gag donne un peu cette impression. Emmené de force à

l’aéroport, le personnage de Pivert (De Funès) profite du fait que son ravisseur est aux prises avec une jeune femme pour s’en éloigner. Il s’assoit sur sa valise, qui entre ensuite dans le convoyeur à bagage, pour en ressortir quelques scènes plus loin au moment précis où sa femme l’appelle dans l’intercom. Ce qui cloche avec ce gag, bien que très court et non dépourvu de comique, c’est qu’il semble ajouté à la trame du récit au lieu d’y être intégré. Nous croyons que ce qui renforce cette impression, c’est que le gag n’est pas subi

par le protagoniste, mais provoqué par lui. De Funès n’a pas, par exemple, été poussé là

par son ravisseur ou un autre voyageur dans une bousculade, mais il s’est lui-même installé sur sa valise, ce qui brise la logique du récit. De plus, non seulement il n’est pas surpris de se retrouver dans les dédales du convoyeur, il semble plutôt s’y amuser et cela rend la scène moins drôle. Toutefois, comme ce passage est très court et que le film fait rire, on excuse d’emblée son effet digressif.

En définitive, les gags ne sont pas quelque chose que l’on garde en réserve et qu’on essaie d’inclure dans tel ou tel scénario, comme le précise Pierre Richard, gagman d’expérience : « Une scène peut s’écrire séparément et se déplacer, un gag moins

facilement : il trouve sa place naturellement, quand sa place arrive97. » Par conséquent, la

manière de procéder prévalant au temps du muet et qui consistait à broder une histoire autour des gags n’est plus envisageable aujourd’hui. Le gag, pour être justifié et non digressif, doit être en lien avec l’histoire et s’y insérer dans une certaine logique. « Car, selon Buster Keaton, il n’y a rien de pire qu’un gag déplacé. Cela peut flanquer une scène

entière par terre, même si le gag en lui-même est drôle98. » C’est pourquoi dans La

croisière du Navigator (Keaton/Crisp, 1924), il coupa un gag qu’il considérait pourtant

parmi ses meilleurs. Alors que leur navire est échoué non loin d’une ile de cannibales, il plonge, vêtu d’un scaphandrier, pour désensabler la coque et ainsi sauver l’héroïne restée à bord. Mais il se met aussi à jouer au policier sous-marin en réglant la circulation dans un banc de poissons. Bien que le public ait ri aux éclats en voyant le gag dans les bandes- annonces, il ne riait plus du tout en le voyant en avant-première et ce, dans toute les villes où il fut présenté. Cette réaction amena Keaton à faire le constat suivant : « Le public qui voyait le film en son entier acceptait les autres gags, car ils étaient en situation et

n’empêchaient pas le héros de sauver la jeune première99. » Mais ce gag, même s’il était

très drôle et minutieusement orchestré, brisait trop radicalement la ligne directrice du récit. Les exemples de ce chapitre démontrent bien que l’insertion du gag dans le film n’est pas systématiquement une digression. Le phénomène est plutôt tributaire de plusieurs facteurs, dont la cohérence du gag dans le récit, sa conception et son effet sur le public.

97 Fabrice Revault d’Allonnes, « Le gagman et l’inspirateur », Entretien avec Pierre Richard dans Cahiers du cinéma. Cinéma français, l’enjeu-scénario, n° 371-372, Paris, Éditions de l’étoile, 1985, p. 98.

98 Buster Keaton, « À quatre temps » dans Cahiers du cinéma, n° 130, 1962, p. 30. 99Buster Keaton, Slapstick, Nantes, Librairie L’Atalante, 1984, p. 160.