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Santé publique : une nouvelle forme de management médico-politique

Nous avons vu que la rationalité médicale se confond à la rationalité politique dans le cadre de la thématique de la biopolitique qui correspond à une technologie de contrôle et de régulation de la population. Vue sous cet angle, la thématique de la biopolitique dont la médecine sociale est une forme d’expression – et qui est d’ailleurs connue sous sa modalité de la santé publique – suppose donc une nouvelle forme de management médico-politique qui est liée aux transformations économiques et géographiques qui ont conduit à la croissance et l’unification des villes au XVIIIe siècle avec le développement de la problématique de l’hygiène publique. Cela dit, cette nouvelle forme de management médico-politique semble se heurter à l’image habituelle du libéralisme : il s’agit d’une culture politique fondée sur les principes de l’État minimal, du sujet de droit et du respect des libertés individuelles. En réalité, explique P. Di Vittorio, le libéralisme est aussi la rationalité politique qui s’est posé la question de savoir comment gérer les phénomènes biologiques et pathologiques des populations. Autrement dit, le libéralisme est l’art de gouverner au sein duquel les problèmes comme la santé, l’hygiène, les épidémies et les endémies, la natalité, la longévité etc. ont

161Ibid., p. 201. 162Ibid. 163 Ibid. 164Ibid.

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assumé pour la première fois l’aspect d’un véritable défi165 . Au nom de quoi et suivant quelles règles est-il possible d’affronter et de gérer de tels problèmes, sans contrevenir aux principes fondamentaux du libéralisme ? Comment garantir la sûreté du corps social, sans transgresser les limites du sujet de droit et des libertés individuelles 166? C’est précisément de ce défi que naît historiquement la biopolitique et en tant que réponse à un tel défi. On assiste donc à l’émergence d’une nouvelle forme de direction des hommes, d’un nouveau management de type médico-politique dont la tâche est de gérer de façon rationnelle et efficace les phénomènes biologiques et pathologiques des populations, sans sortir de l’orbite de la rationalité libérale167.

Notons cependant qu’entre les principes de liberté et les exigences de sécurité il y a une tension constante, dans la mesure où il est difficile de maintenir un équilibre168. Car, comme le souligne encore P. Di Vittorio, « la gouvernementalité libérale semble animée par la volonté prométhéenne de résoudre cette antinomie, mais la corde peut se rompre à tout moment, faisant réapparaître ses contradictions »169. Aussi souligne-t-il en prenant quelques exemples qu’il n’est pas anodin que nombre d’analyses critiques à l’égard de la médecine continuent à provenir du monde anglo-saxon : le livre The Nazies War on Cancer, dans lequel l’historien américain de la science, Robert N. Proctor, analyse la découverte par les chercheurs allemands des effets cancérigènes de la fumée active et passive, et le rôle joué par la médecine dans la croisade antitabac du IIIème Reich170. P. Di Vittorio relève qu’une telle campagne rentre dans le cadre d’une série de mesures sanitaires et écologiques qui, se trouvant cependant dans un rapport d’étrange familiarité avec les tristement célèbres politiques eugéniques, obligent à considérer avec un autre regard, plus problématique, le rapport entre science et nazisme. Mais, malgré les précautions de Proctor, son livre a servi à avaliser les positions des adversaires les plus radicaux et intransigeants de la santé publique171. Le deuxième exemple pris par P. Di Vittorio est celui de Jacob Sullum, porte- parole des libertarians rassemblés autour de la Reason Foundation, qui a publié en 1998 un

165

Pierangelo Di Vittorio, « Le malaise de la médecine. La fonction thérapeutique entre soin et biopolitique », in

Philosophie de la santé, Santé conjuguée – avril 2011– n°56, p. 13.

166

Cf. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil 2004.

167

Ibid.

168Cf. M. Foucault, Biopolitica e liberalismo. Detti e scritti su potereedetica (1975-1984) (Biopolitique et

libéralisme, Dits et écrits sur pouvoir et éthique), O. Marzocca (dir.), Medusa, Milano 2001.

169

Pierangelo Di Vittorio, « Le malaise de la médecine. La fonction thérapeutique entre soin et biopolitique », op.cit.

170R. N. Proctor, La guerre des nazis contre le cancer, Belles Lettres, 2001. 171

Pierangelo Di Vittorio, « Le malaise de la médecine. La fonction thérapeutique entre soin et biopolitique », op.cit.

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livre à succès intitulé For Your Own Good : The anti-Smoking Crusade and the Tyranny of

Public Health dans lequel on soutient qu’est « totalitaire » une gouvernance dotée des pleins

pouvoirs pour maximiser la santé des citoyens. Ainsi, nombre d’auteurs, sans aller jusqu’à évoquer le spectre d’un « fascisme de la santé », stigmatisent sans nuances les tendances liberticides de la médecine172.

Ces quelques textes permettent de mettre en lumière les critiques et les positions liées au traitement de la thématique de la médecine moderne et en l’occurrence la santé publique sous sa forme historique de la biopolitique à partir de Michel Foucault. On peut ainsi s’apercevoir comment la santé publique en tant que nouvelle forme de management politique donne lieu à des ramifications et à des interprétations diverses parfois radicales. Ce qui n’est pas fortuit puisque le processus de médicalisation sans « limite » de la société s’assimile d’abord à une technique de contrôle accru de la population qui sous-tend le maintien d’un certain ordre social dont la psychiatrie joue un rôle déterminant: « Le rôle majeur de défense de l’ordre social joué par la psychiatrie est révélé à l’occasion d’une analyse qui porte sur ses conditions de possibilités »173. C’est dire que la psychiatrie n’est pas une pratique unitaire, restée inchangée dans l’histoire qui est la sienne. Pour Foucault, il importe de prendre acte de la rupture qui s’est opérée entre la médecine des aliénistes de Pinel et d’Esquirol et la nouvelle psychiatrie174. Finalement, Guillaume le Blanc note qu’il y a une nouvelle organisation de la psychiatrie qui tient compte de la médicalisation de la psychiatrie qui possède une fonction sociale imminente de défense de l’ordre social175. On parle alors de la demande administrative adressée à la psychiatrie176. « Mais à partir du moment où la loi de 1838 entre en vigueur, vous voyez que la question posée au psychiatre sera celle-ci : Nous avons devant nous un individu qui est capable de perturber l’ordre ou de menacer la sureté publique »177. Cette loi de 1838 qui fixe le placement d’office d’un aliéné dans un hôpital psychiatrique sur demande de l’administration, achève de constituer la psychiatrie comme

172Cf. I. Heath, Modi di morire, Bollati Boringhieri, Torino 2008 (I. Heath, Matters of Life and Death : Key

Writings, Radcliffe, Oxford 2007). L’auteure cite quelques textes au titre éloquent comme The Tyranny of Health : Doctors and the Regulation of Lifestyle, ou alors The Arrogance of Preventive Medicine.

173 Guillaume le Blanc souligne à ce niveau qu’il s’agit pour Foucault de reprendre le geste kantien des

conditions d’une connaissance mais de le déplacer du côté des apparitions historiques de cette connaissance. Sur le kantisme de Foucault, voir John Rajchman, Michel Foucault la liberté de savoir, Paris, PUF, pp. 124-130 ; Guillaume le Blanc, « Le conflit des modernités », Magazine littéraire, avril 1993, pp. 56-60 ; Beatrice Han,

L’ontologie manquée de Michel Foucault, Grenoble, Million, 1998, pp. 38-49.

174

Michel Foucault, Les anormaux, Cours au collège de France 1974-1975, Paris, Gallimard/Le seuil, 1999, 19 mars 1975.

175Guillaume le Blanc, La pensée Foucault, Ellipses, Paris, 2006, p. 92. 176

Cours du 12 février 1975, p. 129.

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discipline médicale puisque les hôpitaux psychiatriques sont ouvertement pensés à partir de leur capacité à guérir un certain type de malade. Guillaume le Blanc va donc conclure en affirmant que « la psychiatrisation du social comme élément de défense de l’ordre social est l’indice d’un remaniement en profondeur du social par le normal »178. C’est pourquoi dans ses Cours du 14 janvier 1976, Foucault caractérise les sociétés modernes comme des sociétés de normalisation179. Ces sociétés de normalisation sont des sociétés qui, à côté du cadre juridique et étatique qui les définit, tirent leur fonctionnement réel d’un certain nombre de disciplines qui rendent possible la cohésion du corps social180.