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De la médecine sociale aux normes : normation et normalisation

Dans sa conférence sur la « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine », Foucault situe la naissance de la médecine sociale à partir de deux ordres de déplacements illégitimes en rapport avec la réforme sanitaire au milieu du XIXe siècle : il y a d’un côté, une substitution de la santé à la maladie ; et de l’autre, une substitution d’une médecine coercitive à une médecine conçue comme réponse à la demande formulée des patients. Comme nous l’avons d’ailleurs précisé précédemment, en tant que coercition administrative, la médecine sociale a partie liée avec les techniques de contrôle et de régulation. Mais la médecine sociale va au-delà puisqu’elle va nous introduire dans un nouveau type de société. En effet, en tant que théorie médicale de la santé, la médecine sociale marque le passage d’une société des lois à une société des normes : « on peut dire que les médecins du XXe siècle sont en train d’inventer une société de la norme et non de la loi »93. On pourrait ainsi dire qu’en tant qu’approche sociologique de la norme de la santé, la médecine sociale serait même l’un des vecteurs principaux d’un mouvement de médicalisation « sans limite » du social94, même si, comme le note d’ailleurs Emmanuel Renault, cette interprétation pourrait être discutée par la définition normative de la médecine qu’elle présuppose.

91Ibid. 92Ibid., p. 223. 93

Michel Foucault, « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ?», op.cit., p. 50.

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Mais ce qu’il convient de préciser ici c’est que la médicalisation est portée par de enjeux qui sont en rapport non seulement avec les disciplines comme nous venons de le voir, mais aussi de sécurité. Ces deux enjeux correspondent au pouvoir des normes lié à la médecine sociale et qui se justifie par une distinction fine des concepts de normation et de normalisation se référant somme toutes à la fonction de la norme. Dans le cours Sécurité,

territoire, population donné au Collège de France, nous retrouvons la même distinction entre

disciplines et sécurité à propos de la fonction de la norme. Mais dans les deux cas, la norme produit une normalisation, mais avec des procédures et des finalités différentes. Afin d'illustrer la différence entre pouvoir disciplinaire et dispositifs de sécurité95 quant à leur rapport à la norme, Foucault compare le modèle disciplinaire de la peste à celui du traitement de la variole au XVIIIe siècle. Selon 1'auteur, la stratégie de la quarantaine vise essentiellement deux objectifs : soigner individuellement chaque malade considéré guérissable et éviter la contagion par l'isolement et la surveillance des malades. De son côté, la stratégie de vaccination qui apparaît avec le dispositif de prévention de la variole ne fera plus ce partage strict entre malades et non malades. En effet, Foucault souligne que l'objet sera dorénavant la population dans son ensemble et que l'on cherchera d'abord à établir statistiquement son taux normal de morbidité ou de mortalité. Le second objectif de ce dispositif de sécurité sera d'identifier, à partir de la mortalité normale, des « normalités différentielles» particulières, que 1'on cherchera ensuite à « rabattre » sur la « courbe normale»96. Dans le cas de la variole au XVIIIe siècle par exemple, Foucault souligne que la mortalité était particulièrement élevée chez les enfants de moins de trois ans et qu'on a donc cherché à ramener ce taux différentiel vers le taux général de mortalité de toute la population, intervention qui, par le fait même, a eu pour effet de modifier également le taux général97. Bref, contrairement à la « normation » disciplinaire où la norme est première, le dispositif biopolitique de sécurité opère selon un véritable principe de normalisation, selon lequel « la norme est un jeu à 1'intérieur des normalités différentielles. C'est le normal qui est premier et

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Dans Sécurité, territoire et population, Cours au collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard Seuil, Hautes études, 2004, la « sécurité » désigne pour Foucault, « une certaine manière d’ajouter, de faire fonctionner, en plus des mécanismes proprement de sécurité, les vieilles armatures de la loi et de la discipline » (p.12). Par «société de sécurité » dit-il, « je voudrais simplement savoir s’il y a effectivement une économie générale de pouvoir qui a la forme [de], ou qui est en tout cas dominée par la technologie de sécurité » (pp. 12-13).

Le terme « dispositif » quant à lui apparaît chez Foucault dans les années 1970 et désigne initialement des opérateurs matériels du pouvoir, c'est-à-dire des techniques, des stratégies et des formes d'assujettissement mises en place par le pouvoir. Dans le cadre de la sécurité biopolitique, il s’agit d’encadrer les vies des populations par la mise en place des politiques de santé devant assainir leur milieu de vie par des mesures d’hygiènes appropriées afin de garantir une force vitale liée elle-même à la force de travail.

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Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op.cit., p. 64.

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c'est la norme qui s'en déduit, ou c'est à partir de cette étude des normalités que la norme se fixe et joue son rôle opératoire. »98 Ainsi, plutôt que d'établir un modèle optimal de «dressage» par rapport auquel on effectue le partage normal-anormal, la normalisation sécuritaire va d'abord repérer les différentes normalités et anormalités, pour tenter de ramener vers la courbe normale générale celles qui s'en éloignent le plus. C'est ainsi que, selon Foucault, quatre notions primordiales pour le développement de la médecine et des politiques de la population vont émerger avec la mise en place, au XVIIIe siècle, du dispositif de prévention de la variole99. D'abord la notion de « cas » qui, grâce à la statistique, va favoriser une compréhension quantitative et distributive des différentes manifestations de morbidité au sein d'une population donnée. Ensuite, de l'analyse de la distribution des cas émerge la notion de « risque », qui va permettre d'évaluer statistiquement les chances d'infection et de mortalité pour chaque individu ou groupe déterminé de cette population, selon la tranche d'âge, le milieu, etc. À partir de l'établissement des risques différentiels émerge la troisième notion, celle de «danger», c'est-à-dire quels sont les facteurs qui augmentent les risques de contracter telle maladie et d'en mourir. Finalement, avec l'analyse des phénomènes épidémiques, apparaîtra la notion de« crise », «ce phénomène d'emballement circulaire qui ne peut s'enrayer que par un mécanisme supérieur, naturel et supérieur qui va le freiner, ou par une intervention artificielle.»100 En résumé, l'analyse de Foucault décrit le passage d'un régime de pouvoir basé sur la décision souveraine et le règne normatif et prohibitif de la loi à un régime qui se fonde plutôt sur la normation disciplinaire (quadrillage, dressage et surveillance en vue d'un résultat optimal) et la normalisation régulatrice (établissement quantitatif du normal et réduction des écarts). À nos yeux, ce que l'auteur cherche à cerner ici est la constitution des sociétés occidentales contemporaines comme sociétés de la norme plutôt que comme sociétés de la loi, à travers des dispositifs de pouvoir disciplinaires et gouvernementaux ayant la vie humaine pour objet.