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E La santé : un objet spécifique dans les discussions électroniques ?

Ces considérations peuvent sembler assez éloignées des préoccupations de la prévention du dopage. Elles restent néanmoins décisives pour saisir ce qui se joue dans un échange électronique. A la marge de ces débats qui nous ont permis de préciser notre posture, il convient de s’interroger sur l’éventuelle spécificité du contenu des messages : est-ce que la dimension sanitaire des discussions est décisive pour l’analyse ?

L’objectif de notre enquête n’est pas d’analyser une profession médicale, les rapports à la maladie, le soin, l’accompagnement, ou la politique sociale, mais davantage la consommation de produits des individus. L’analyse de la notion de santé, en prenant pour toile de fond le sport, a quelques fois confondu la toxicomanie avec la prise de produits dopants. Or, à la lecture des témoignages et des récits, les pratiquants d’un sport sont davantage dans la performance et le prestige que cela peut leur apporter, que dans l’abandon de soi correspondant au cas de la toxicomanie. On ne peut donc penser ces pratiques (lisibles sur le forum) uniquement en terme de déviance, mais plutôt dans le sens d’une véritable expérience dont l’acteur note le protocole et les résultats. Ainsi, le statut professionnel des acteurs passe au second plan de la discussion d’un récit d’expérience. Le rapport d’autorité et d’obéissance qui s’établit traditionnellement lors d’une consultation médicale se transforme en une définition des propriétés d’un produit.

Dans un premier temps, il nous faut rappeler qu’internet constitue un espace nouveau de « consommation » au sens large du terme. Au-delà des échanges massifs d’informations s’opère une construction de normes, de valeurs. C’est ce qu’explique Michel Gensollen, dans son article « la création de valeurs sur internet »88. Prenant entre autres les mails et les messages électroniques pour exemple, il précise que les sites bénévoles (non-marchands) représentent une composante essentielle d'Internet dans la mesure où ils fournissent le lieu où les consommateurs et les producteurs peuvent échanger les informations nécessaires à la connaissance des nouveaux produits et services, ce qui est le cas pour nos forums étudiés (échange de posologie, sites spécialisés,…).

88

Trabal P. et al. , De l’analyse des forums Internet 36 L’idée d’une structuration progressive du marché que pose l’article précédent fait l’objet d’une étude plus précise sur le pouvoir d’organisation des échanges, dans l’article « Les forums de consommation sur internet, un modèle évolutionniste »89 de Nicolas Curien. Selon lui, les individus forment leurs décisions de consommation en utilisant trois sources d’information : leur propre expérience passée de consommation (information privée) ; un indicateur des meilleures ventes récentes (information publique) ; des conseils prodigués au sein de forums évolutifs sur Internet. Il discute les propriétés auto-organisatrices d’un tel système, ce qui le conduit à poser cette question : à quelles conditions les forums réalisent-ils un couplage entre les expériences individuelles suffisamment puissant pour créer une expertise collective et faire émerger une structure auto-organisée ?

La consommation de substances psychoactives, réputées engendrer la toxicomanie, classées comme produits « stupéfiants » par le droit, est un fait social établi. Dans le cas du culturisme et sur le support « forum », la difficulté est d’évaluer si l’usage de produits ou compléments alimentaires demeure récréatif ou occasionnel, régulier, ou parfois compulsif. Comment comprendre le comportement d’un individu continuant, arrêtant, ou ajustant une pratique à partir des éléments des expériences racontées ou vécues ?

L’interaction entre ces « consommateurs » permet d’élargir le choix et de sortir d’une logique de patient-médecin ou de malade-guéri, pour aller vers une « co-enquête » sur les effets des produits disponibles. En plus du cadre légal imposé par l’Etat90, les pratiquants développent une auto- régulation (Castel et Coppel, 1991)91 de leur consommation via l’espace du forum, car il y a une vigilance liée au doute (au manque d’information) vis-à-vis de certaines pratiques, posologies, substances. Cette incertitude, les pratiquants la réduisent par l’apprentissage du goût et des effets (Becker, 1953), soit par eux-mêmes, soit en accordant du crédit aux discours d’autrui.

Partant, les pratiquants développent une expertise collective –assez originale dans le milieu non spécialiste et non-scientifique- non seulement dans le domaine de la connaissance de résultats scientifiques, mais aussi au niveau du système de production des produits (économique), de contrôle (juridique), et de consommation. L’un des critères de cette progression est la façon dont ils repèrent les signes (Karpik, 1989)92 de qualité d’un produit, ou les signes physiques des effets d’une consommation. Engagés dans une logique de confiance dans le réseau du forum, c’est bien en se référant à autre chose que le prix des produits (dont ils parlent très peu) que les pratiquants affinent leur jugement sur la qualité de leur consommation. L’analyse des forums nous invite à prendre cet angle pour voir les signes qui sont relevés par les acteurs. Ainsi, la contribution à la sociologie de la santé passe par un croisement entre les objets environnants les acteurs, et les informations disponibles pour qu’ils fassent leur choix (Cochoy, 2002)93.

89

Curien N. et al., (2001), Les forums de consommation sur internet, un modèle évolutionniste, Revue économique vol.52, 2001/7, pp.19-135.

90

Soulet, M-H., (2008), Penser la gestion des drogues dures, modélisations théoriques et perspectives pratiques, in Psychotropes, vol.14, n° 3-4, 2008, p.91-109.

91

Castel R., Coppel A., (1991), Les contrôles de la toxicomanie, in Ehrenberg A. (dir.), Individus sous influence, drogues, alcools, médicaments psychotropes, Paris, Esprit, pp.237-256.

92

Karpik L., (1989), L'économie de la qualité, Revue Française de Sociologie, XXX, 2, 187-210.

93

Cochoy F., (2002), Une sociologie du packaging, ou l’âne de Buridan face au marché, Paris, Presses Universitaires de France.

Trabal P. et al. , De l’analyse des forums Internet 37 Néanmoins, la consommation de médicaments est une situation sans doute plus singulière, puisqu’elle touche au corps et aux nombreuses perceptions et/ou représentations que le patient/client peut s’en faire. Plus largement, des travaux insistent sur l’effet des représentations sur le renforcement des attitudes à l’égard des médicaments. Les représentations catégoriques des pratiques médicales par les patients affecteraient les observations, et donc la rationalité cognitive. C’est ce que démontre Baril dans l’article « La dimension cognitive du rapport aux médecines parallèles »94 sur des sujets Québécois. La recherche dont il est fait état dans cet article s'appuie sur l’idée selon laquelle la confrontation des acteurs à des choix pratiques favorise l'observation des attitudes et des représentations qui y sont associées. Ainsi, les choix pratiques des Québécois à l'égard de diverses options thérapeutiques délimitent le champ des observations. Dans ce cadre, le clivage entre « médecine scientifique » et « médecines parallèles » est utilisé comme analyseur permettant de mettre au jour des conduites, des attitudes et des représentations, en somme, une démarche cognitive à travers laquelle transparaît un rapport au savoir, et en particulier à la science.

Méadel et Akrich95, tout en créditant les conclusions précédentes, proposent de dépasser l’analyse des seuls couples patient-médecin et patient-médicament. Les auteurs notent que dans les discussions électroniques, on observe une progression du patient passif dans le scénario thérapeutique classique, à la légitimation de son point de vue (représentations et ressources), jusqu’au rôle actif dans le dosage par exemple. Alors, l’inscription dans un collectif développe un potentiel d’expertise, et permet donc une intervention politique. En rapportant les différentes natures des expériences étudiées, l’idée est de mettre à jour le continuum entre prise de médicament et prise de parole qui interviendrait tel un feed-back pour améliorer la prise de médicament. En un sens, il y aurait une activité normative des patients au niveau du dosage et des posologies, ce qui dénote l’aspect plurivoque de la question de l’expertise médicale, et donc la possibilité d’associer un grand nombre d’acteurs dans les décisions. Ces auteurs insistent dans un autre article96 sur le rôle du medium électronique comme facteur de performance et d’émancipation. Facteur de performance car les TIC favorisent la diffusion des résultats de la médecine, l’expertise des spécialistes, la confrontation des avis, donc une élévation de la qualité de soins. Facteur d’émancipation par la mise à disposition d’informations multiples, l’accès aux contenus, l’échange avec les pairs, et donc la construction d’une expertise collective « concurrente » des médecins.

Ainsi, au-delà de l’apport de notre travail à la prévention du dopage, notre recherche sur les forums apparaît aussi comme une contribution à ces débats.

94

Baril G., (1999), La dimension cognitive du rapport aux médecines parallèles, Culture, vol.17, n° 1-2, pp. 101-109.

95

Akrich M., Méadel C., (2002), Prendre ses médicaments/ prendre la parole : les usages des médicaments par les patients dans les discussions électroniques, Sciences Sociales et Santé, vol.20, n°1, pp. 89-116.

96

Trabal P. et al. , De l’analyse des forums Internet 38

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M E T H O D O L O G I E