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Pour une personne non habituée, les premières lectures des forums s’apparentent à la découverte d’un monde étrange. L’extension du monde physique réel vers ces mondes numériques non moins réels induit des transformations notables que les analyses linguistiques et sociologiques s’efforcent d’étudier. Ces transformations proviennent en partie de la volonté de réduire l’écart entre l’interaction verbale réelle et l’interaction numérique qui ne peut rendre compte fidèlement de la globalité des intentions. En effet, il manque fatalement une partie du langage à interpréter, celle du corps. Or, depuis les débuts de l’ère de la discussion électronique, les « développeurs » de signes rivalisent d’imagination pour rendre fidèle le sens des mots, ou l’intention générale. Cela passe par la réduction du langage à sa dimension phonétique, ou bien à l’usage de « smileys », d’emoticones, et de nouveaux signes. Ces propriétés de la langue doivent être prises en compte pour saisir la production du sens et les conventions en vigueur, qui permettront de dévoiler à la fois le style argumentaire et le ton de la discussion.

Rappelons quelques une des conclusions des premiers travaux sur ces « nouveaux langages ». Le linguiste Jacques Anis73 dans son étude pionnière en matière de langage tchaté et SMS, mentionne le développement d’une nouvelle variété du français écrit. Il précise que cette langue est « brute (sans relecture), familière (alors qu’on associe habituellement écrit et formalisme), affective (expression des sentiments favorisant le relâchement du contrôle), ludique (s’exprimant par la néographie, le jeu de mot), socialisante (dominance de la fonction phatique dans les messages, partage de codes communs). C’est la dimension affective qui nous intéresse ici, dans la mesure où nous cherchons la part de rationalité que les acteurs peuvent simultanément produire et supporter. Plus loin dans cet ouvrage Parlez-vous texto ?, il énumère les formes linguistiques, qui sont justement pour nous l’objet de notre travail préalable d’indexation. On peut citer : les réductions phonétiques (déconstruction : moua = moi, chute : vit = vite, simplification : répondé = répondez, combinaison : jamé = jamais), les « squelettes consonantiques» (tt = tout), les syllabogrammes et rébus à transfert (l = elle), les étirements graphiques (j’adooooooore), anglicismes (kicker = expulser).

On repère néanmoins quelques régularités qui proviennent des usages dans les interactions non électroniques : l’une des premières demandes faite à un membre de forum est de se présenter. Cette notion de présentation74 a fait l’objet d’une analyse désormais bien connue par Goffman75. La distinction entre les informations publiques et privées reste valable, mais l’usage d’un forum santé

73

Anis J. (dir.) (2001), Parlez-vous texto ?, Paris, Le Cherche midi éditeur.

74

Hauch, V, Lebraty, J. F., (1998), Expertise et présentation de soi dans les réseaux informatiques, L'Harmattan, Actes du colloque GRESICO, pp. 105-119.

75

Trabal P. et al. , De l’analyse des forums Internet 32 déplace la question en sens que l’on est en présence d’une sorte de discussion médicale publique. On remarque que les utilisateurs vont rapidement à l’essentiel et divulguent plutôt facilement des informations personnelles. Au-delà de ça, l’organisation (hiérarchie et modération) du forum pose un cadre de conduite qui invite à des manifestations de politesse, parfois même dans des situations de désaccords mais où le membre montre qu’il respecte les règles de maintien de la discussion.

Il existe en fait très peu d’enquêtes sur la politesse dans les discussions électroniques, la plupart étant d’ordre général, ou bien en langue anglaise. En faire l’analyse revient essentiellement à l’étude des smileys dont nous avons parlé plus tôt. Pour le reste, à cette étape de notre enquête, les formules de politesse ont surtout une fonction de maintien du débat, voire dans quelques cas une intention de disqualification (ex : tu as raison mon cher !). Ces travaux font actuellement l’objet d’une lecture sélective.

De même, la notion « d’argot » n’a pas été étudiée dans les forums, donc ce peut être aussi l’occasion d’en analyser les usages spécifiques à ce support de communication. Les études sur le langage fleuri sont ici parfois très anciennes, le plus souvent sans aucune mise en perspective sociologique, et plutôt sous une forme essayiste. L’enjeu pour nous est plutôt de saisir le sens que donnent les acteurs à des expressions argotiques dans les forums : pikouze = une piqûre, la dope = le dopage, les roros = les stéroïdes76.

Par ailleurs, un autre aspect des formes d’échanges porte sur les expressions d’accord et de désaccords. Cela mélange à la fois le langage smiley et des locutions affirmatives ou négatives. Au niveau des points d’accord, nous avons pour l’instant relevé : « oui c clair, Exacte!, Ok, ouais, c'est vrai, sa c bien vrai, d'autant +, okok, Tout à fait!, Tu m'étonnes! » ; et pour les désaccords : pas vraiment, pas favorable, moi je pense le contraire, han! han!, ». Il existe aussi des marqueurs d’intensité de l’accord ou du désaccord : « +1, + 1000, +++, - 1, -1000, --- ». Mais d’une façon générale, nous avons très peu d’enquêtes sur cet acte de langage.

A contrario, l’on trouve une littérature plus abondante sur « l’argumentation » dans une perspective

sociologique, dont nous avons déjà rappelé la place dans notre démarche. Plusieurs articles en font mention, et nous pourrions évoquer quelques types d’argumentation : l’expérience, l’appel au bon sens, la logique, la morale, les sciences, les témoignages. A ce propos, il existe toute une série de travaux, notamment en sociologie des sciences77, sur les controverses socio-techniques78, qui s’intéressent à la façon dont on prouve ce que l’on dit. Mais, il y a plusieurs formes de vérités et de façon de l’exposer ou de l’obtenir : la rhétorique, la dialectique, la preuve scientifique, l’autorité charismatique,… Or, justement, le forum est un espace de discussion plus ou moins organisé, plus ou

76

Nous préciserons la description des discussions des forums dans les chapitres suivants.

77

Latour B., (1979), Laboratory Life: The Social Construction of Scientific Facts, Beverly Hills, Sage Publications.

78

Chateauraynaud F., Torny D., (1999), Les Sombres précurseurs : Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, EHESS. 476 pages.

Trabal P. et al. , De l’analyse des forums Internet 33 moins hiérarchisé, avec des rôles et des statuts qui peuvent ou non s’échanger, et où, dans notre cas, il est question de médecine, de biologie, de psychologie, mais aussi de morale, de grands principes (citoyenneté, savoir-vivre), donc le lieu de déploiement d’arguments différents. D’ailleurs, une des façons d’argumenter dans les forums est parfois de reprendre une citation79, à la fois pour des raisons de lisibilité de la discussion, mais aussi pour des raisons de stratégie de débat. Certains argumentent sur un cas imaginé ou imaginaire, et construisent leur développement de façon autonome, lorsque d’autres privilégient la contradiction directe par la citation d’un interlocuteur.

Mais dans le cadre de ces forums, on s’aperçoit que des arguments peuvent se présenter sous différents emprunts. Cela peut passer par les proverbes80 ou les figures de style dont il convient de capturer le sens, et aussi la fonction. Justement, l’analyse de ces formes langagières nous donne l’occasion de discuter de la portée de l’usage argumentatif des métaphores, tel que Patricia Schulz81 l’a exposé. Elle discute la compatibilité de la théorie de l’argumentation de Ducrot et Anscombre82 avec le concept de métaphore. En discutant l’hypothèse dite « référentialiste », elle propose de postuler l’unique valeur sémantique d’une métaphore, tout en relativisant l’impact de son usage : faire du style ne donne pas plus d’impact. Cela dit, la métaphore peut avoir une fonction critique dans le débat, tout comme la forme implicite (Kerbrat-Orecchioni, 1986). La difficulté est évidemment d’en mesurer la portée dans la dynamique des échanges. C’est justement une conclusion que nous pouvons mettre à l’épreuve pour les forums.