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La sanction juridique

La théorie syncrétique du droit (une recherche des propriétés du droit)

Chapitre 4. La sanction juridique

12. Une norme est juridique si son non-respect est l’objet d’une sanction

La sanction, telle que la comprennent les tenants du présent critère de juridicité

— c’est-à-dire dans son sens le plus courant puisqu’elle constitue en quelque sorte le critère « profane » de reconnaissance du droit —, consiste en une réaction d’un organe d’application suite au respect ou non-respect de la norme par ses destinataires . Une 393 sanction est ainsi une conséquence induite par un comportement effectif comparé à un modèle de comportement. Il ne s’agit pas d’une caractéristique interne à la norme juridique mais d’un élément extérieur qui permet néanmoins de la reconnaître : toute norme juridique est attachée à une sanction potentielle.

La sanction a pour fonction principale de punir celui qui enfreint la règle, ainsi que de réparer le préjudice causé à autrui. De plus, son existence aux côtés de la norme a pour fin d’assurer, de manière préventive et dissuasive, le respect de l’obligation, interdiction ou permission en raison de la menace de subir une mesure coercitive qu’elle fait peser. C’est là le rôle prophylactique de la sanction ; elle guide les individus par la crainte qu’elle leur inspire. La sanction a donc trois fonctions principales : la fonction répressive, la fonction réparatrice ou restitutrice et la fonction préventive, dissuasive ou pédagogique.

La caractéristique essentielle de la sanction est la contrainte : elle s’impose à son adressataire, psychologiquement et/ou physiquement, sans qu’il puisse l’accepter ou la rejeter, ni moduler ses effets et ses dimensions. Une sanction est normalement douée d’une puissance impérative et coercitive. Par suite, si toute sanction est contraignante, toute sanction n’est pas juridique. Sanction et contrainte sont des données sociologiques et seulement dans certaines circonstances des données juridiques. Bien des ordres normatifs

393 Il existe des sanctions négatives mais aussi des sanctions positives, dites parfois « restitutives » ; car une sanction est ici tout effet avantageux ou désavantageux engendré par le respect ou le non-respect d’un devoir-être. Si les sanctions négatives focalisent l’attention, il ne faut pas omettre la possibilité de sanctions positives qui sont des formes de récompense de quiconque respecte la norme. Les sanctions encouragent les actes licites autant qu’elles découragent les actes illicites, les deux aspects étant interdépendants. Si la sanction, de facto , consiste généralement en un désagrément, tel n’est pas le cas systématiquement. Elle peut aussi prendre la forme d’une récompense. Elle ne doit donc pas être réduite à la peine et au caractère afflictif.

non juridiques mettent en œuvre le principe de rétribution et disposent de systèmes sanctionnateurs. Aussi faut-il définir la sanction juridique bien plus que la simple sanction.

La plupart de ceux qui associent le droit à la sanction n’associent pas le droit à toute sanction mais seulement à des sanctions répondant à certaines conditions particulières.

13. Une norme est juridique si son non-respect est l’objet d’une sanction organisée dans son ordre juridique

C’est la présence de sanctions aux côtés des normes mais encore et surtout la nature et le genre de ces sanctions qui caractérisent le droit. Tout d’abord, une sanction juridique se spécifie, parmi l’ensemble des sanctions sociales, par son contenu : elle doit pouvoir aller jusqu’à la contrainte physique, jusqu’à la suspension de la liberté et jusqu’au retrait de la vie. Les sanctions juridiques sont soit physiques (emprisonnement, peine de mort), soit économiques (amende, paiement de dommages et intérêts, saisie du patrimoine), soit civiques, politiques ou juridiques (suspension ou déchéance de certains droits subjectifs, mais aussi nullité ou irrecevabilité), soit psychologiques (publication de la condamnation).

De plus, la sanction juridique consiste souvent en une exécution forcée de la norme à laquelle elle se rapporte, spécialement lorsqu’est en cause une obligation de faire. Mais l’attention portée à la substance de la sanction ne saurait suffire à la reconnaître comme juridique . 394

Il importe surtout que la sanction soit juridique au sens d’organisée dans un ordre juridique. Une sanction juridique est une norme d’un ordre juridique, donc valide au sein de celui-ci. Elle consiste en une norme secondaire ou de complément prescrivant à un organe d’application d’imposer une conséquence désagréable à qui bafoue

— éventuellement une conséquence agréable à qui respecte — une norme primaire à laquelle elle se rattache par un lien de validité, c’est-à-dire une norme de conduite du même ordre juridique. La sanction n’est pas inhérente à la règle de droit, à l’inverse de son caractère obligatoire ; c’est l’ordre juridique qui l’y attache . 395

La sanction juridique est formalisée, explicite et objective. C’est une sanction reconnue comme telle dans l’ordre juridique et, plus généralement, dans le corps social, une sanction globalement légitime du point de vue des destinataires de la norme. Autrement

394 Notamment, il n’est pas lieu de distinguer selon qu’est en cause une sanction de type pénal ou une sanction de type civil.

395 Cela reporte le problème de la juridicité de la norme sur celui de la juridicité de l’ordre normatif ( i.e. le septième critère ci-après : « le développement juridique de l’ordre normatif »). Une norme est juridique si elle est liée par un lien de validité à une sanction elle-même valide au sein d’un ordre juridique. Et la norme comme la sanction sont juridiques à mesure du développement juridique de leur ordre normatif.

dit, la sanction juridique repose sur une contrainte institutionnalisée. Dès lors, que la sanction émane d’un organe spécialement habilité dans l’ordre normatif, différencié du corps social et placé en position de tiers indépendant, impartial et désintéressé par rapport au conflit, au terme d’une procédure transparente et rigoureuse, est un indice du fait que cet ordre normatif est un ordre juridique et, par suite, du fait que cette sanction est une sanction juridique — la sanction sociale non juridique est davantage diffuse et spontanée, inorganisée et prononcée par des individus ayant quelques intérêts dans la situation en cause. L’idée de sanction juridique est alors proche de celle de sanction judiciaire. La sanction doit être externe dans le sens d’extérieure aux individus intéressés. Quand la sanction générique se matérialise par la contrainte et par la force, la sanction juridique s’appuie sur une contrainte et sur une force organisées et objectivement légitimes . 396 En outre, justement parce qu’elle relève d’un ordre juridique qui prévoit son existence, la sanction juridique est une norme secondaire ou de complément qui satisfait à l’exigence de sécurité juridique. En effet, les acteurs et destinataires du droit sont en mesure d’anticiper la possibilité d’une sanction, celle-ci étant prédéterminée, conditionnée et constante, donc quasi-certaine et quasi-systématique.

Ensuite, la sanction juridique étant définie et distinguée de la simple sanction sociale, le critère ici en cause se divise en deux sous-critères qui comptent à parts égales dans la détermination de la juridicité des normes : la possibilité de la sanction (a) et l’effectivité de la sanction (b). La sanction juridique comporte donc deux facettes : une réalité normative et un résultat factuel. Et cet enchaînement de la sanction-norme à la sanction-fait traduit l’évolution de la juridicité abstraite vers la juridicité concrète empreignant le présent exposé des sources de la force juridique.

a) La possibilité de la sanction

14. Une norme est juridique si son non-respect est sanctionnable

Le critère de la sanctionnabilité est le critère de juridicité le plus intuitif, qui se retrouve le plus fréquemment dans la pensée populaire : d’aucuns « profanes », non-juristes, voient du droit là où il y a possiblement intervention d’une force contraignante psychologique et physique, soit des gendarmes, des policiers, des tribunaux, des magistrats, donc une

396 Certaines sanctions juridiques, telles les nullités d’actes ou les déchéances de droits, ne requièrent par nature aucun appareil matériel doté de moyens de contrainte irrésistibles.

condamnation potentielle en cas de non-respect de la règle. La possibilité d’une sanction juridique, d’une contrainte organisée et légitime, est souvent conçue tel l’élément décisif de distinction des modes de régulation juridique par rapport aux autres modes de régulation sociale. Sans sanctions, beaucoup de projets normatifs risquent de rester inopérants, loin de la finalité instrumentale et des réalisations concrètes attendues du droit.

Or de nombreux systèmes normatifs comportent des règles de conduite non assorties de sanctions éventuelles.

La sanctionnabilité organisée, institutionnalisée, est indissociable de la norme juridique.

L’absence de sanction implique qu’il puisse s’agir uniquement d’avis, de proposition, de conseil ou de recommandation — quel que soit le caractère de commandement de l’énoncé. Une règle de droit se définit par la possibilité d’être violée et par le fait que ce viol ne saurait demeurer impuni. Différents moyens doivent permettre de la faire respecter, ce à quoi sert la sanction lorsqu’elle joue son rôle répressif et lorsqu’elle joue son rôle préventif. L’obligatoriété réelle — non l’obligatoriété textuelle et sémantique qui intéresse les qualités nomo-juridiques — dépend très étroitement du fait qu’une sanction et une contrainte potentielles soient attachées à la norme.

La possibilité de la sanction en cas d’infraction à la règle ne doit pas être confondue avec l’effectivité de la sanction. La possibilité de la sanction implique de s’inscrire dans une perspective normativiste, de s’attacher à la validité, à des rapports d’imputation, et de jauger la force juridique à l’aune de l’existence, dans l’ordre juridique de la norme étudiée, d’une norme de sanction. Seule compte alors l’observation selon laquelle, en vertu d’une norme secondaire, de procédure ou de complément, une sanction doit être prononcée en cas de non-respect de la norme. Que, dans les faits et quelle qu’en soit la raison, la sanction pourtant prévue ne soit jamais, rarement ou qu’irrégulièrement mise en œuvre n’atteint pas la juridicité comprise comme sanctionnabilité. En revanche, cela diminue la juridicité du point de vue de l’effectivité de la sanction . Si la sanction permet 397 au droit d’entrer dans le réel, d’entrer dans le factuel, ce n’est qu’à travers le sous-critère de son effectivité. La norme de sanction ne doit pas seulement exister ; elle doit aussi être appliquée.

397 Par conséquent, une norme attachée à une sanction juridique possible mais non effective revêt, sous l’angle de la sanction juridique — réunion des sous-critères de la possibilité et de l’effectivité de la sanction —, une juridicité moyenne.

b) L’effectivité de la sanction

15. Une norme est juridique si son non-respect est sanctionné

Si les règles de comportement sont observées par leurs destinataires, tel est parfois la conséquence du sentiment du bien-fondé de celles-ci, mais tel est aussi souvent la conséquence du rôle prophylactique de la sanction, la conséquence de la crainte de voir son acte puni par l’autorité habilitée. La force intrinsèque de la norme de fond est rarement l’égale de sa force extrinsèque qui dépend en premier lieu du risque d’être sanctionné. Or une norme de conduite dont la violation ne serait jamais sanctionnée, malgré l’existence dans son ordre normatif d’une norme de sanction, ne bénéficierait pas de cet effet dissuasif et pédagogique. La sanction juridique rend la règle obligatoire d’un point de vue externe et objectif ; mais, sans application effective de la sanction à tous les contrevenants ou, du moins, à une grande partie des contrevenants, cette règle devient de facto non obligatoire, non juridique.

Parmi les juristes et, plus encore, au sein de la pensée commune, l’effectivité de la sanction est ainsi ressentie telle une véritable condition de la force juridique. Il n’y aurait guère de différence entre une norme de conduite non assortie d’une norme de sanction et une norme de conduite assortie d’une norme de sanction non appliquée dans les faits.

Seule la sanction prononcée et exécutée permettrait de reconnaître le droit. Par suite, le respect d’une norme de comportement doit s’entendre comme respect par ses destinataires directs mais aussi comme respect par ses destinataires indirects, c’est-à-dire par les organes censés sanctionner quiconque l’enfreindrait . 398

Les délits ne déjuridicisent pas les normes. À l’inverse, ils affirment leur juridicité, mais à condition qu’ils soient effectivement sanctionnés. Ensuite, pour être effective, la sanction doit, d’une part, être prononcée systématiquement lorsque la norme de conduite en cause n’est pas respectée et, d’autre part, être réellement exécutée, exerçant la contrainte prévue

398 C’est donc à la sanction comme résultat qu’il faut s’intéresser dans le cadre de ce second sous-critère. L’effectivité statistique de la norme de sanction doit être étudiée, c’est-à-dire le rapport entre le nombre d’infractions et le nombre de sanctions effectivement prononcées et exécutées. Par conséquent, une norme de sanction accompagnant une norme de conduite qui n’est à aucune occasion bafouée doit être analysée comme entièrement juridique à l’aune du sous-critère de l’effectivité de la sanction : elle remplit parfaitement son office puisqu’elle se révèle dissuasive et pédagogique, même si son accomplissement est psychologique et donc invisible.

sur le contrevenant. L’application de la norme de sanction par un juge est sans effet si la décision de condamnation qui en résulte n’est pas mise en œuvre concrètement . 399

Après le critère de la sanction juridique vient celui de l’application juridique. Alors que l’un se divise en un sous-critère d’ordre normatif (la sanction possible) et un sous-critère d’ordre factuel (la sanction effective), l’autre fait entrer de plain-pied la juridicité dans le domaine des faits. L’application des normes ne s’entend pas telle une application possible ; elle est généralement conçue telle une application effective. La progression de cet exposé des sources de la force juridique va donc bien des plus spéculatives aux plus concrètes. Au-delà, sanction et application juridiques semblent intimement liées dès lors que, pour qu’un organe sanctionne le non-respect d’une norme de conduite, encore faut-il qu’il la reconnaisse et consente à l’appliquer.

399 Et, puisqu’il est rare que toutes les violations de la règle soient sanctionnées sans exception, le sous-critère de l’effectivité de la sanction juridique est rempli à hauteur du taux de sanction effective.