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L’approche panjuridique

Les objets d’étude assignés par les théories pragmatiques aux scientifiques du droit

Chapitre 1. L’approche panjuridique

Font partie des théories panjuridiques certaines conceptions du droit de juristes — par exemple celles qui sont qualifiées de « pluralisme juridique radical » —, mais aussi les approches du droit de beaucoup de sociologues et anthropologues du droit, dont les objets d’étude les ont généralement conduits à ne pas adhérer aux théories du droit étatistes et formalistes . Les chercheurs en droit pragmatistes sont souvent des chercheurs qui ne se96 soucient guère de connaître a priori les bornes et le cadre de leur objet d’étude et qui y intègrent toute donnée à la seule condition qu’elle leur semble utile, sans procéder à aucune vérification de sa juridicité. Ils se concentrent simplement sur le droit efficace, sans autre forme de procès . Le panjuridisme est ainsi souvent spontané et implicite. Par97 conséquent, les théories sur lesquelles il repose sont inconscientes et de ce fait fragiles.

Les théories panjuridiques peuvent retenir la définition du droit suivante : le droit est ce que les juristes étudient. Ainsi autorisent-elles les scientifiques du droit à observer tout objet normatif ou institutionnel. Aux yeux de la plupart des théories du droit, un

« patchwork normatif » n’implique pas nécessairement quelque « patchwork juridique » car encore faut-il que les normes en cause soient juridiques. Avec ces théories panjuridiques, il n’est pas nécessaire au scientifique du droit de poser la question de la juridicité des normes pour savoir s’il peut les intégrer ou non dans son objet d’étude puisque le seul fait de les étudier suffira à les considérer comme juridiques. Cela implique un renversement radical de perspective : ce n’est plus de la définition du droit que dépend l’objet d’étude concret du juriste mais de l’objet d’étude concret du juriste que dépend la définition du droit.

96 Pour ne prendre qu’un exemple, l’œuvre de Georges Gurvitch semble s’inscrire pleinement dans le panjuridisme et reposer sur une théorie pragmatique du droit (notamment, G. GURVITCH , L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit , Pedone, 1935).

97 Ainsi Quintiliano Saldaña, qui fut peut-être le premier véritable penseur du pragmatisme juridique, pouvait-il écrire que

« le pragmatisme juridique est une théorie du droit efficace » (Q. SALDAÑA , « Étude préliminaire – Le pragmatisme juridique de M. Duguit » [1924], in L. D UGUIT , Le pragmatisme juridique , trad. S. Gilbert, La Mémoire du droit, 2008, p. 129).

Peut-être le besoin de définir — et ainsi circonscrire et borner — l’objet d’étude avant de l’étudier fait-il peu de doute. Comme le soulignent des auteurs, les tenants et les aboutissants d’une recherche sur le droit dépendent forcément de la définition du droit retenue . « On ne peut avoir une idée exacte des divers membres de l’homme ou rouages98 de la machine si l’on ne sait d’avance ce qu’est l’homme ou ce qu’est la machine » , 99 disait Santi Romano. Aussi semble-t-il difficile de vouloir observer loin de toute considération théorique la réalité juridique, quelle qu’elle soit. Il appartient justement à la théorie de tracer les frontières du droit.

Dès lors, étudier la réalité juridique indépendamment de tout préjugé théorique apparaît impossible ou, du moins, très aventureux. Ce n’est, en effet, qu’en vertu de préjugés théoriques relatifs à l’ontologie du droit que l’on peut savoir où rechercher cette réalité juridique et où ne pas la rechercher. Autrement dit, il n’existerait pas de réalité juridique sans préjugé théorique permettant de la cerner . Que « la réalité du droit mérite 100 davantage de respect que la théorie du droit » 101 serait dès lors discutable puisqu’il ne saurait y avoir de réalité du droit loin de toute théorie du droit sous-jacente, loin de toute conception — éventuellement implicite ou même inconsciente — de ce qu’est et de ce que n’est pas le droit. Ensuite, il existerait des préjugés théoriques pragmatiques et des préjugés théoriques dogmatiques.

Or nombreux sont ceux, parmi les tenants du panjuridisme, qui évacuent sans autre forme de procès le problème de la juridicité, le problème des spécificités du droit parmi les différents modes de régulation sociale, qui en viennent à considérer que la question de la définition du droit serait vaine, inutile. Le caractère strictement juridique des travaux en cause se trouve peut-être compromis ; car il n’est, semble-t-il, pas inconsidéré de102 convenir que la plupart des normes ne seraient pas juridiques 103 et qu’il serait par conséquent déterminant de savoir séparer droit et non-droit. Certes, le droit est une

98 H. ABDELHAMID , « Les paradigmes postmodernes et la démarche pluraliste dans la recherche juridique », in Gh. O TIS , dir., Méthodologie du pluralisme juridique , Karthala, coll. 4 vents, 2012, p. 168.

99 S. ROMANO , L’ordre juridique (1946), trad. L. François, P. Gothot, Dalloz, coll. Philosophie du droit, 1975, p. 7.

100 Puisqu’il appartient à la théorie du droit de déterminer et circonscrire le champ juridique, ce dernier peut difficilement Gh. OTIS , dir., Méthodologie du pluralisme juridique , Karthala, coll. 4 vents, 2012, p. 167).

103 Par exemple, P. LIVET , Les normes , Armand Colin, coll. Vocation philosophe, 2006, p. 1 s.

« notion à l’imprécision accueillante » . Le danger est que, en en venant à admettre 104 toutes les normativités sous la bannière de la juridicité, l’imprécision du droit risque de servir la dissolution du droit et, finalement, la disparition du droit, le concept de droit ne désignant plus rien de particulier. La question du sens du nom « droit » et de son adjectif

« juridique » serait donc bien la plus épineuse de toutes celles qui se posent aux penseurs et aux commentateurs du droit, y compris lorsqu’ils s’attachent au pragmatisme juridique . 105

Toujours est-il que le scientifique du droit pragmatiste est peut-être en premier lieu celui qui ne s’interdit ab initio aucun objet d’étude, qui ne refuse a priori à aucune norme ou institution d’intégrer cet objet d’étude et qui détermine l’étendue de son terrain de recherche avant tout en fonction du critère de l’effectivité. Par exemple, les tenants du

« pluralisme juridique radical », comme les sociologues et anthropologues du droit, voient en toute norme sociale une norme juridique et en toute institution sociale une institution juridique, sans rechercher de quelconques éléments significatifs permettant de séparer le social juridique du social non juridique, ce dernier n’existant tout simplement pas . Tous 106

104 P. DEUMIER , Le droit spontané , Economica, coll. Recherches juridiques, 2002, p. 441.

105 Pour ne prendre que deux exemples, Carré de Malberg soutenait que seul l’État serait investi de la puissance spécifique que serait la souveraineté et, partant, de la capacité de créer et d’appliquer le droit qui en découlerait (R. C ARRÉ DE MALBERG , Contribution à la théorie générale de l’État spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français , t. I, Librairie du Recueil Sirey, 1920), tandis que Kelsen concevait qu’État et droit seraient une seule et même chose désignée par deux noms différents (H. K ELSEN , Théorie pure du droit , 2 eéd., trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962). Aux yeux de chacun de ces illustres professeurs, il n’y aurait d’ordres juridiques qu’étatiques et interétatiques. Le critère de la qualité juridique serait la qualité étatique. Ce faisant, les nouveaux foyers de normativité qui apparaissent devraient être écartés de l’étude ab initio sans égard aucun pour les « faits normatifs ».

106 On fait remonter les prémices du pluralisme juridique radical à quelques écrits des années 1980, proches du mouvement Critical Legal Studies alors en plein essor sur le continent américain. Un auteur, en particulier, a souhaité développer un « pluralisme juridique critique » sensé dépasser les théories classiques du pluralisme juridique des juristes jugées « trop fermées » et encore trop « étato-centrées » (R. A. M ACDONALD , « Critical Legal Pluralism as a Construction of Normativity and the Emergence of Law », in R. J ANDA , A. LAJOIE , R. A. MACDONALD , G. ROCHER , dir., Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité , Bruylant-Thémis (Bruxelles-Montréal), 1998, p. 9 s. ; également, M.-M. KLEINHANS, R. A. MACDONALD , « What is a Critical Legal Pluralism », Revue canadienne droit et société 1997, n° 12, p. 25 s.). Le pluralisme juridique radical considère que le pluralisme en cause est celui des ordres juridiques ; mais, contrairement aux propositions classiques, ses défenseurs ne retiennent pas de définition de l’ordre juridique et utilisent alternativement et sans distinction « ordre juridique » et « ordre normatif », là où la théorie ordinaire du pluralisme juridique fait de l’ordre juridique une espèce d’ordres normatifs répondant à certains critères spécifiques consacrant le particularisme du droit au sein du monde social. Ainsi un professeur écrit-il, dans sa thèse de doctorat intitulée Pour un pluralisme juridique radical , qu’il y a un ordre juridique dans « toute forme de regroupement humain » (S. LEBEL-GRENIER , Pour un pluralisme juridique radical , th., Université McGill de Montréal, 2002, p. 22) et que le pluralisme juridique est « la situation où coexistent plusieurs systèmes juridiques dans un même milieu. En d’autres termes, le pluralisme juridique vise la coexistence de plusieurs ordres normatifs au sein d’une même unité d’espace et de temps » ( ibid. ). Pour les partisans du pluralisme juridique radical, la pluralité des ordres normatifs est signe de pluralisme juridique ; pour les adeptes de la théorie classique, cela ne peut être que le signe d’un pluralisme normatif ne disant rien de la réalité ou irréalité du pluralisme juridique. Et de préciser : « Nous désignerons par l’expression “système juridique” tout ensemble de normes qui s’articulent sur les fondements d’une même source, d’une même logique ou d’un certain critère unificateur. […] Cette définition implique que tout ensemble de normes émanant d’une même communauté constitue un système juridique. C’est pourquoi nous considérons comme synonymes les expressions ordre normatif et système juridique. L’un comme l’autre désignent un ensemble de normes qui s’imbriquent, de façon plus ou moins étroite, dans un système » ( ibid. , p. 23). La confusion entre les notions de

« norme » et de « norme juridique » est totalement et explicitement assumée, si ce n’est revendiquée.

estiment que les « réseaux mafieux ou ecclésiaux, jésuites ou trotskystes, des syndicats ou de la Résistance, sportifs ou intellectuels, de charité ou de profit, lignagers ou consensuels, secrets ou publics, sont autant d’exemples de ces “sociétés” […] qui sont susceptibles de générer du droit » . 107

Logiquement, il ne serait pas contradictoire de dire que les normes sociales prennent une certaine forme et que les normes juridiques en prennent une autre, mais, au sens des théories panjuridiques, un tel propos serait antinomique puisque normes sociales et juridiques ne pourraient que présenter le même visage. Or, les normes sociales ne pouvant assurément se réduire aux normes étatiques, les thèses selon lesquelles l’État aurait le monopole du droit seraient profondément infondées et les tenants du panjuridisme n’hésitent pas à exprimer sans détours leur volonté de les « combattre ». Leur intention est de « remett[re] en question le positivisme pour valoriser des normativités plus matérielles, fondées en grande partie sur un savoir social »108 et de « revaloris[er] des véhicules normatifs occultés, souvent animés par des logiques matérielles, qui s’inscrivent dans une plus grande proximité avec la réalité des relations sociales » , mais cette intention n’est 109 jamais accompagnée de celle de rechercher si lesdits « véhicules normatifs »,

« normativités » et « savoir social » sont aussi des « véhicules juridiques », « normativités juridiques » et « savoirs juridiques » ou s’ils sont des données non juridiques par définition exclues de l’objet d’étude des juristes. En cela, ce panjuridisme pourrait être qualifié de « panjuridisme brut ».

La critique qu’on pourrait donc exprimer à l’endroit de cette forme de pensée juridique (ou « juridique » entre guillemets) est qu’elle peinerait à convenablement décrire l’objet-droit car elle effacerait sa complexité ontologique pour succomber à un simpliste rapport « social = juridique ». Les juristes en viennent ainsi à dénoncer des conceptions qui ne feraient que « pulvériser la notion de droit » . Tel serait par exemple le cas 110 lorsqu’est affirmé, sans autre forme de procès, que la « normativité de tous les jours » est du droit111 ou, plus clairement encore, que « toute normativité constitue du droit. […]

Toutes les manifestations normatives doivent par conséquent être considérées comme pertinentes pour le juriste » . Il semble que, même si le droit et l’État sont pleinement des 112

107 J. VANDERLINDEN , « Réseaux, pyramide et pluralisme ou regards sur la rencontre de deux aspirants-paradigmes de la science juridique », RIEJ 2002, n° 49, p. 20.

108 S. LEBEL-GRENIER , Pour un pluralisme juridique radical , th., Université McGill de Montréal, 2002, p. 208.

109 Ibid. , p. 354.

110 R. LIBCHABER , L’ordre juridique et le discours du droit – Essai sur les limites de la connaissance du droit , LGDJ, 2013, p. 79.

111 S. MACAULAY , « Images of Law in Everyday Life: The Lessons of School, Entertainment and Spectator Sports », Law and Society Review 1987, n° 21, p. 185 s.

112 S. LEBEL-GRENIER , Pour un pluralisme juridique radical , th., Université McGill de Montréal, 2002, p. VIII.

constructions sociales, les uns soient inclus dans l’autre, ce qui interdirait la réciproque : tout ce qui est juridique ou étatique serait par définition social, mais cela n’impliquerait pas la possibilité de renverser le raisonnement. Dire que « toute norme est une norme juridique », ce serait comme dire que « tout fruit est une pomme », car les juristes, utilisateurs du langage jus-scientifique, voient dans les normes de droit une catégorie particulière au sein de l’ensemble des normes, comme les botanistes, utilisateurs eux-aussi d’un langage scientifique, considèrent que « pommes » est un terme désignant une catégorie de l’ensemble des « fruits », notion plus générique . 113

La méthode des tenants du « panjuridisme brut » pècherait en ce qu’elle ne suivrait pas la consigne de Durkheim : une science devrait, avant toute chose, « indiquer à quels signes extérieurs il est possible de reconnaître les faits dont elle doit traiter, afin que le savant sache les apercevoir là où ils sont et ne les confonde pas avec d’autres » . Avec ce 114 panjuridisme, on n’indique pas, si ce n’est vaguement, les signes extérieurs permettant de reconnaître les règles de droit dont on doit traiter.

Gérard Cornu relevait que certaines expressions initialement propres à la procédure judiciaire sont devenues des locutions familières si banales que beaucoup ne font plus le lien avec leur origine (« s’inscrire en faux », « à tour de rôle », « mettre en cause », « sur le champ », « en tout état de cause » ou « sur la sellette ») . Le drame, pour la science 115 juridique, serait que « droit » et son adjectif « juridique » rejoignent la liste des termes déjuridicisés. Si le juriste est un scientifique qui utilise un langage scientifique, donc rigoureux et précis, cela implique, normalement, qu’il ne se réfère qu’à des « normes juridiques » et qu’il reconnaisse celles-ci au départ de critères stables et savamment retenus, spécialement afin de ne pas les confondre avec les normes sociales non juridiques ou, pire encore, avec les normes non sociales.

La prégnance du positivisme juridique moderne — et donc de l’étatisme juridique — dans la pensée juridique collective demeurant grande, il n’est guère surprenant qu’on en vienne à considérer que le pragmatisme obligerait le juriste à se « déculturer disciplinairement » 116 . Toutefois, les théories selon lesquelles il se trouverait du droit hors de l’État, selon

113 Il faut dire que les partisans du « pluralisme juridique radical » se proposent ni plus ni moins que de « présent[er] le portrait d’une irrévérence et même d’une impertinence soutenue envers les canons de la théorie juridique classique. [Ils]

pren[nent] plaisir à déboulonner ses principes structurants que sont l’ordre, la cohérence, l’objectivité et la certitude » ( ibid. , p. 1). dir., Méthodologie du pluralisme juridique , Karthala, coll. 4 vents, 2012, p. 26.

lesquelles l’étaticité ne permettrait pas seulement ou même pas du tout d’identifier la juridicité, s’avèrent désormais aussi nombreuses que diverses. Elles gagnent continuellement en « force doctrinale » — i.e. en popularité — et de plus en plus nombreux sont ceux qui regrettent que « le positivisme juridique constitue, depuis l’âge moderne, un obstacle à la connaissance vraie du droit » . On entend, aujourd’hui, 117

« reconnaître une valeur juridique à des normes qui, depuis quelque temps déjà, régissent en coulisse et invisiblement des situations de plus en plus nombreuses » . Pareille 118 reconnaissance consiste inéluctablement — bien que peut-être inconsciemment — en un acte théorique audacieux : la révision du concept moderne de droit. Et ce n’est que dans un second temps qu’elle peut prendre la forme d’un acte empirique, soit la recherche et l’identification concrètes de ce qui, grâce à la réformation de la notion de droit opérée, passe de l’empire du non-droit à l’empire du droit.

Après les panjuridistes, une autre branche importante de la famille du juspragmatisme est constituée par les réalistes.

117 H. ABDELHAMID , « Les paradigmes postmodernes et la démarche pluraliste dans la recherche juridique », in Gh. O TIS , dir., Méthodologie du pluralisme juridique , Karthala, coll. 4 vents, 2012, p. 135.

118 V. LASSERRE , Le nouvel ordre juridique – Le droit de la gouvernance , LexisNexis, 2015, p. 203.