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Définir le droit en lexicographe

La théorie syncrétique du droit (une recherche des propriétés du droit)

Chapitre 2. Définir le droit en lexicographe

La définition a pour but de permettre à tous ceux qui utilisent un terme de se référer à travers lui au même objet, sans quoi toute discussion serait impossible ou, du moins, cacophonique. L’acte définitionnel — éventuellement tacite car on peut s’accorder implicitement sur un signifié — est donc le préalable indispensable à toute communication verbale . Aussi, en cas de joute intellectuelle portant sur la question du droit, semble-t-il322 indispensable que les différents protagonistes placent le même contenu dans le contenant

« droit ».

La méta-théorie scientifique du droit retient, à la suite de Ludwig Wittgenstein, que

« le sens, c’est l’usage. La signification d’un mot est entièrement son usage dans le langage » . Les sens des concepts juridiques, et notamment du premier d’entre eux : le323 concept de droit, ne devraient pas être recherchés ailleurs que dans les usages qui en sont faits. L’ontologie du droit se réduirait donc à des pratiques sémantiques. C’est pourquoi la méta-théorie scientifique opte, en tant que méthode de définition du droit, pour la méthode linguistique et, plus exactement, pour la méthode lexicographique. Elle considère que la manière la plus efficace épistémiquement de circonscrire le sens du mot « droit » serait d’en rechercher objectivement et empiriquement les usages les plus répandus. La définition lexicographique du droit doit par conséquent se borner à reproduire ces usages, considérant qu’ils feraient du mot « droit » une réalité objective, une donnée immédiate accessible empiriquement.

322 Définir est un exercice intellectuel consistant à préciser la quiddité d’un signifiant — donc un terme ou une expression plus qu’une chose — en y attachant un signifié, soit un objet matériel ou abstrait précisément caractérisé. Celui qui procède à la définition doit donc spécifier le plus finement possible les caractères distinctifs de ce signifié-objet, par rapport au genre supérieur, i.e. à un ensemble plus vaste, ainsi que par rapport aux ensembles connexes. En matière de théorie du droit, il s’agit d’identifier la nature particulière du droit à l’intérieur de la régulation sociale et comparativement aux autres modes de régulation sociale. En outre, définir revient à déterminer la signification d’une unité linguistique absconse au moyen d’unités linguistiques explicites, donc au moyen de termes largement acceptés, aux sens suffisamment fixés et consensuels — afin d’éviter de devoir définir la définition. Définir le droit, en rechercher les caractéristiques spécifiques, suppose donc qu’on peine à savoir ce que désigne exactement ce mot, notamment parce qu’il serait polysémique, sans quoi l’effort définitionnel serait malvenu.

323 L. WITTGENSTEIN , Investigations philosophiques (1945), trad. P. Klossowski, Gallimard, coll. Tel, 1961, p. 135 (cité par E. SILVA - ROMERO , Wittgenstein et la philosophie du droit , Puf, coll. Droit, éthique, société, 2002, p. 242).

Le travail d’un lexicographe consiste à caractériser les sens des mots en recherchant et retranscrivant les usages en vigueur au sein d’une communauté linguistique , cela en324 s’attachant à la sémantique — science des significations qui se consacre à la partie substantielle de la langue, i.e. aux signifiés attachés aux signifiants. Pour ce scientifique du langage, une définition n’exprime aucune nature des choses mais seulement une convention sociale. S’il s’intéresse au concept de droit, il va étudier les contenus intellectuels attachés aux signes linguistiques « droit » et « juridique » pour ensuite essayer de les retranscrire le plus fidèlement. Un dictionnaire n’est ni un juge ni un législateur de la langue mais un greffier prenant note des usages en cours. Même le dictionnaire de l’Académie française aspire à n’être que le reflet et non l’inspirateur des usages des mots. D’ailleurs, un adage courant dans le monde de la linguistique — et notamment parmi les lexicographes — considère que « l’usage est roi ». Et les auteurs du Nouveau dictionnaire de la langue française Larousse de 1856 d’écrire, dans sa préface, que « le lexicographe est un laquais qui suit son maître : la pratique de la langue » . 325 C’est bien ainsi que la notion de droit doit être envisagée dans le cadre de la théorie syncrétique du droit.

Par suite, la définition lexicographique du droit s’oppose aux définitions stipulatives du droit, définitions inventives qui sont habituellement l’apanage des théoriciens du droit

— et dont il faut redire qu’elles ont été et sont indispensables afin de générer quelques usages sémantiques. La définition stipulative ou constructive est un pari sur le sens ; la définition lexicographique ou explicative est une observation du sens. La première propose une nouvelle convention de langage ; la seconde décrit une convention de langage préexistante. La première est un devoir-être visant à imposer la signification, une prescription sémantique ; la seconde est un être préexistant et donné, un fait sémantique.

L’objet-droit retenu par la théorie syncrétique est ainsi le droit tel que reconnu par une définition terminologique similaire aux définitions qui se trouvent dans les dictionnaires : une définition partant d’un mot préexistant à l’opération définitionnelle (et non d’une chose pour aboutir à un mot) et recensant les attributs spécifiques que l’usage y associe.

La définition lexicographique du droit est donc une définition scientifique dont on peut vérifier la réalité, c’est-à-dire la conformité aux usages sémantiques, mais non la pertinence, à l’inverse d’une définition constitutive créant un concept en même temps que

324 Le lexicographe se distingue du lexicologue, lequel étudie les mots sous tous leurs aspects (morphologie, étymologie etc.).

325 Cité par J. PRUVOST , Les dictionnaires français outils d’une langue et d’une culture , Ophrys, coll. L’essentiel français, 2006, p. 10.

son objet . En ces lignes, la définition du droit ne serait ni plus ni autre chose que « ce326 qui est reçu comme droit par une société donnée à un moment donné » ; « est droit ce 327 que le groupe social s’accorde à traiter comme tel » . 328

Dans le cadre de la théorie syncrétique, le droit est simplement un signe parmi d’autres au sein du système de signes qu’est la langue. Il s’agit, comme toute unité d’un langage donné, d’une habitude partagée, d’une coutume, d’une construction psychique collective, d’un « phénomène socio-psychique » — pour reprendre une expression d’Émile Durkheim . Le droit est ici avant tout un mot ; et ce mot ne peut remplir sa fonction qu’à329 condition de reposer sur l’application de normes linguistiques acceptées par la majorité des membres de la communauté. L’une de ces normes est le sens de ce mot. C’est elle que le lexicographe doit rechercher. À l’instar des règles de droit qui, d’un point de vue sociologique, consistent en des croyances collectives, le sens du nom « droit » correspond à la croyance collective en un certain signifié, laquelle en devient prescriptive et s’impose à quiconque souhaite utiliser ce nom dans un discours ou un écrit. C’est un fait social, c’est-à-dire « une manière de faire ou de penser reconnaissable à cette particularité qu’elle est susceptible d’exercer sur les consciences particulières une influence coercitive » . Il330 serait donc possible de fonder la connaissance du concept de droit sur l’expérience, sur une approche pragmatiste, loin de tout préjugé et de toute construction arbitraire.

Bien sûr, on pourrait considérer que la théorie syncrétique du droit usurperait le nom de

« théorie » dès lors qu’une théorie se définirait en tant que « construction spéculative de l’esprit » , qu’elle ne serait qu’une sociologie de la pensée juridique, qu’une linguistique331 appliquée à la théorie du droit, non une théorie en soi. On pourrait objecter que le théoricien, en devenant scientifique, ne serait plus que « théoricien à moitié » puisque l’office du théoricien ne serait pas de mener des enquêtes empiriques mais de proposer de nouveaux concepts et de nouvelles catégories afin de réorienter certains modes de connaissance. Néanmoins, est ici retenu que la théorie du droit peut se spécifier par ses

326 Il y a peu, l’auteur de l’un des derniers essais de théorie du droit pouvait avancer que le concept de droit ne serait

« inscrit nulle part à la façon d’un donné qu’il suffirait d’exploiter » (R. L IBCHABER , L’ordre juridique et le discours du droit – Essai sur les limites de la connaissance du droit , LGDJ, 2013, p. 7). Dans le cadre de la méta-théorie scientifique, au contraire, le scientifique est conduit à rechercher une définition du droit qui serait un tel « donné qu’il suffit d’exploiter », donc une réalité sémantique que tout lexicographe pourrait saisir.

327 P. DEUMIER, Introduction générale au droit , 2 e éd., LGDJ, coll. Manuel, 2013, p. 133.

328 Ph. JESTAZ , Le droit , Dalloz, coll. Connaissance du droit, 1991, p. 21.

329 É. DURKHEIM , Les règles de la méthode sociologique , 2 e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1973, p. 10.

330 Ibid. , p. XX.

331 Ch. ATIAS , Théorie contre arbitraire , Puf, coll. Les voies du droit, 1987, p. 33.

fins — notamment établir le concept de droit — plus que par les moyens mis en œuvre pour atteindre ces fins.

Toujours est-il que ces moyens que la méta-théorie scientifique impose au théoricien-chercheur doivent l’amener à recenser, au terme d’une étude objective et empirique, laissant en dehors de la recherche les opinions et le libre-arbitre, les traits communs caractéristiques du droit tels que conçus dans la pensée juridique collective.

Ensuite, si le nom « droit » est actuellement ambigu, c’est, d’une part, parce que les critères utilisés pour le définir ne suscitent guère de consensus autour de leur nombre et de leurs identités et, d’autre part, parce que ces critères se révèlent en eux-mêmes incertains car reposant sur des sous-critères mal déterminés . 332

332 Par exemple, si l’on conçoit que le droit se rattache à la validité ou à la justice, la difficulté est que les sens de

« validité » et de « justice » sont controversés. Si la juridicité est une qualité complexe, chacune de ses dimensions constitutives ne saurait être simple — où revient le besoin de « définir la définition ».

Chapitre 3. Procéder à une étude objective et empirique