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CHAPITRE V. Etude pilote de la production de syllabes codées 22

V.2. Expérience 1 : étude des transitions manuelles avec configuration consonantique fixe

V.2.2. Acquisition des données

V.2.3.1. Séquences VCV 22

Sur l’ensemble des réalisations, la syllabe CV mesurée à partir du signal acoustique dure en moyenne

399,5 ms (s= 95,6 ms

8

). Cette durée nous permet de calculer un rythme moyen de parole codée de

2,5 Hz. On remarque d’emblée que le rythme de cette locutrice-codeuse est assez lent par rapport à un

rythme normal de parole qui engendre environ 6±1 syllabes par seconde (Sorokin et al., 1980). Ce net

ralentissement peut s’expliquer en partie par l’ajout du code manuel à la parole (nous discuterons de

ce point plus loin).

En ce qui concerne le code manuel, nous obtenons une moyenne de 276 ms (s= 54 ms) pour

l’intervalle M1M2, soit la durée de la transition manuelle vers la position cible et une moyenne de 205

ms (s= 109 ms) pour l’intervalle M2M3 qui représente la tenue de la main en position cible.

Comment ce code manuel se place-t-il par rapport aux événements acoustiques et articulatoires dans

le flux de la parole ? Nous avons obtenu une durée moyenne de 239 ms (s= 87 ms) pour l’intervalle

M1A1 ; ce qui signifie clairement que la main débute sa transition bien avant le début de la production

acoustique de la syllabe. La durée moyenne de 37 ms (s= 76 ms) pour l’intervalle A1M2 indique que la

main arrive en position cible juste après le début acoustique de la syllabe CV (quasiment en

synchronie), en fait au tout début de la consonne. Plus précisément, la durée de l’intervalle A1M2

représente 16% de la durée totale de la consonne (la consonne durant en moyenne 234 ms, s= 68

ms). Par rapport aux lèvres, la position manuelle est atteinte 256 ms (s= 101 ms) avant la cible labiale

vocalique (M2L2). Cette avance significative de la main sur les lèvres indique que l’information sur la

voyelle transmise par le code manuel (indiquée par la position) est donnée et donc disponible avant

l’information vocalique aux lèvres.

La durée moyenne de 51 ms (s= 60 ms) obtenue pour l’intervalle M3L2 indique que la main repart vers

la position cible suivante (qui code la syllabe S3) avant même que la cible vocalique ne soit réalisée

aux lèvres. Enfin, en ce qui concerne la transition manuelle, nous avons obtenu une durée moyenne de

282 ms (s= 51 ms) pour l’intervalle M3M4 ; cette durée, très proche de la durée de la transition

manuelle précédente (intervalle M1M2, m= 276 ms), suggère une certaine stabilité dans le rythme

8 Les types donnés dans cette thèse correspondent aux estimations non biaisées des

écarts-types au niveau de la population mère calculées à partir d’un échantillon de n individus. Ils sont définis par : 1 ) ( 1 2 _ =

= n x x s n i n i , où

= = n i i n x n x 1

_ 1 , xi étant la valeur du paramètre étudié pour le ième

manuel général (la comparaison des deux moyennes par un test t indique une différence non

significative au risque α= 5% ; le t calculé |tc|= 0,6 ddl= 118).

V.2.3.2. Séquences V-V

En ce qui concerne les 20 séquences de type « maV1V2mV1 », nous avons calculé les mêmes

intervalles temporels pour la syllabe S2. Au dépouillement de nos signaux acoustiques, nous avons

constaté que cette syllabe était constituée de la voyelle V2 précédée d’une attaque glottale (« coup de

glotte ») que la locutrice a produite systématiquement dans toutes les réalisations (au début de chaque

syllabe S2 entre les deux voyelles consécutives V1 et V2). Ces attaques glottales révèlent une stratégie

de parole claire (« clear speech » ; Picheny et al., 1986) avec séparation des frontières vocaliques, ce

qui permet en codage LPC de clairement marquer les positions vocaliques. Nous avons donc repéré le

début de la portion de silence de cette attaque (qui prend virtuellement la place de la consonne) par

l’étiquette A1. Le repérage de l’attaque glottale et de la voyelle délimite une syllabe d’une durée

moyenne de 383,6 ms (s= 61,4 ms). Nous obtenons, en ce qui concerne le code manuel, une moyenne

de 267 ms (s= 55 ms) pour la durée de l’intervalle M1M2 et une moyenne de 157 ms (s= 97 ms) pour

la durée de M2M3.

En ce qui concerne les relations entre la main et le son, nous avons obtenu une durée moyenne de

183 ms (s= 79 ms) pour l’intervalle M1A1 et de 84 ms (s= 64 ms) pour l’intervalle A1M2, soit une durée

M1M2 de 267 ms. La main débute donc sa transition avant le début du silence de l’attaque glottale

insérée devant la voyelle et atteint la position cible durant ce silence (le silence entre les deux voyelles

dure en moyenne 188,5 ms, s= 39,5 ms ; la position est donc atteinte dans les 45% de ce silence). La

valeur moyenne de 73 ms (s= 66 ms) pour l’intervalle M2L2 indique que la position cible manuelle est

atteinte avant la réalisation de la cible vocalique aux lèvres. Enfin, la main repart vers la position

suivante 84 ms après que la voyelle soit visible aux lèvres (M3L2, m= - 84 ms, s= 68 ms). La transition

manuelle jusqu’à la cible suivante dure en moyenne 276 ms (M3M4, s= 56 ms) ; de nouveau nous

pouvons observer une similitude dans la durée des transitions manuelles d’une position à l’autre (il n’y

a en effet pas de différence significative entre les deux moyennes M1M2 et M3M4 au risque α= 5% :

|tc|= 0,5 ddl= 38).

V.2.4. Vers un schéma de coordination « position-lèvres-son »

Les résultats obtenus dans cette étude révèlent une coordination main-lèvres-son particulière dans le

décours de la parole coarticulée codée. Au niveau du geste manuel, nous obtenons des valeurs de

transition (M1M2 et M3M4) de 276 ms et 282 ms pour les séquences VCV et de 267 ms et 276 ms

pour les séquences V-V. Il apparaît donc que ces durées de transitions manuelles sont très proches

dans les deux conditions et cela, que ce soit pour aller vers la position cible de la syllabe S2 ou bien

pour repartir vers la position suivante. Les valeurs de tenues, quant à elles, s’élèvent à 205 ms en

moyenne pour les séquences VCV et à 157 ms pour les séquences V-V : la durée de la tenue de la

main en position cible montre donc un peu plus de variabilité.

Figure 21. Positionement temporel des événements M1 (début du geste manuel), M2 (fin du geste manuel), L2 (cible labiale vocalique) et M3 (début du geste manuel vers la position suivante) par rapport à A1 (repéré par 0), début acoustique de la syllabe, pour les différents types de séquences (avec et sans consonne). Les items sont ordonnés dans l’ordre croissant de M1 (ce qui correspond à une courbe de fréquence cumulée avec ici la variable en y et le rang en x).

Au niveau de la coordination de la main avec la parole, un patron temporel relativement stable se

dégage des résultats. Notre résultat majeur est le fait que le geste manuel anticipe sur l’acoustique

et sur le geste labial. L’initiation du geste est en avance sur le début de la syllabe de 183 ms à 239

ms en moyenne (M1A1) dans cette étude. La Figure 21 montre plus précisément, pour chacune des

séquences étudiées, le positionnement temporel, par rapport au début acoustique de la syllabe (A1,

soit le début de la consonne ou de l’attaque glottale), du début du geste manuel (M1), de la fin du geste

manuel (M2), de la cible labiale vocalique (L2) et du début du geste manuel vers la position suivante

(M3). Nous pouvons voir que pour toutes les séquences produites avec ou sans consonne,

l’événement M1 se produit toujours en avance par rapport à l’événement A1 (sur la figure, tous les

triangles qui représentent M1 sont effectivement en-dessous de la ligne en pointillés qui représente

A1). La valeur d’anticipation observée selon la séquence testée est très variable (de 38 ms à 453 ms ;

ces valeurs correspondent aux valeurs minimum et maximum de M1A1) mais dans tous les cas reste

positive.

Nous avons vu que la main termine son mouvement de 37 ms à 84 ms en moyenne après le début

acoustique de la syllabe (A1M2). La Figure 21 montre la répartition de la cible LPC (M2, représentée

par des croix) par rapport au début acoustique de la syllabe. Globalement cet événement se produit

aux alentours de A1. La position cible LPC peut même parfois être atteinte avant le début acoustique

de la syllabe : c’est le cas surtout pour les séquences incluant la consonne [m] (beaucoup de croix sur

la figure sont placées en-dessous de l’événement A1). Dans l’ensemble, nous pouvons remarquer que

la majorité de la distribution se retrouve dans les 100 premières millisecondes de la syllabe, donc au

début de la consonne.

En moyenne la position manuelle qui code la voyelle est atteinte de 73 ms à 256 ms avant la cible

labiale (M2L2). La Figure 21 montre que globalement sur l’ensemble des séquences la position (M2,

représentée par des croix) est atteinte avant la cible labiale (L2, représentée par des cercles). C’est

toujours le cas pour les séquences VCV avec consonne. Nous pouvons remarquer un comportement

un peu plus variable pour les séquences V-V sans consonne : la réalisation de la cible labiale L2

semble beaucoup plus proche de l’atteinte de la cible LPC M2. Nous pouvons même noter que pour

trois séquences, la position LPC est atteinte juste après la réalisation de la cible vocalique labiale.

Cette variabilité est en fait principalement due à la cible vocalique aux lèvres : par rapport au son, cette

cible est clairement anticipée dans les séquences V-V (sur la Figure 21, la position des cercles

représentant la cible labiale L2 est beaucoup plus proche du début acoustique de la syllabe A1 pour les

séquences V-V avec attaque glottale que pour celles contenant une consonne). Au niveau statistique,

une ANOVA

9

à un facteur appliquée aux valeurs de durées entre le début acoustique de la syllabe A1

et la cible labiale vocalique L2 selon le type de séquences ([m], [p], [t] et V-V) montre une différence

significative entre les conditions (F(3, 79)= 22,44 p< .01). Des comparaisons multiples a posteriori par

le test de Scheffé montrent que ce sont bien les séquences V-V qui diffèrent des autres (p< .01). La

cible labiale de la voyelle est donc anticipée pour ces séquences sans consonne. C’est le phénomène

d’anticipation coarticulatoire dont nous avons parlé précédemment (voir notamment section II.3) ; dans

cette condition, les lèvres profitent du silence acoustique précédant la voyelle pour se positionner à

l’avance pour l’articulation de cette voyelle. L’attaque glottale est un geste qui, comme son nom

9 Les variances n’étant pas toutes homogènes, nous avons recomparé les moyennes par le test non

paramétrique de Kruskal-Wallis : nous trouvons également une différence significative entre les moyennes (p< .01).

l’indique, se produit au niveau du larynx ; il s’agit d’une fermeture des cordes vocales avec forte

tension. Dans le même temps, il est possible de produire au niveau supraglottique la forme labiale de

la voyelle. Au contraire, nous observons dans les transitions VCV, une mise en place de la cible labiale

qui se produit plus tard. Rappelons que parmi les trois consonnes que nous avons utilisées [m, p, t], les

consonnes [m] et [p] sont des bilabiales, caractérisées par une occlusion des lèvres (aire aux lèvres

nulle). Le geste labial consonantique est donc fortement masquant pour la voyelle qui suit, puisqu’il faut

attendre nécessairement la fin de l’occlusion consonantique pour pouvoir réaliser l’ouverture

caractéristique de la voyelle. Pour les séquences incluant la consonne [t], nous trouvons un peu plus

de variabilité. La consonne occlusive coronale [t] est caractérisée par un contact de la pointe de la

langue au niveau des alvéoles dentales ; contrairement aux autres consonnes, elle masque moins la

voyelle au niveau labial. En tous les cas, l’ouverture labiale peut s’initier au cours de la réalisation de la

consonne. Cependant, la production du [t] impliquant le contrôle de la pointe de la langue peut modifier

ou retarder la mise en forme de la voyelle qui suit ; ce qui explique pourquoi nous ne trouvons pas le

même patron de résultats que pour les séquences V-V.

Enfin, nous avons observé une grande variabilité concernant les relations entre la cible labiale

vocalique et le début du geste manuel vers la position suivante selon le type de séquence : la main

démarre son geste en moyenne 51 ms avant la cible labiale pour les séquences VCV et en moyenne

84 ms après pour les séquences V-V. La main repart donc vers une autre position aux environs de la

réalisation de la cible labiale, soit avant ou après cette cible. Nous pouvons observer sur la Figure 21

que cette tendance moyenne est globalement conservée séquence par séquence : pour les séquences

VCV, la main semble initier son mouvement avant la réalisation de la cible labiale (sur la Figure 21, les

points représentant le début du geste manuel M3 sont répartis en-dessous des cercles représentant la

cible labiale L2 pour les séquences avec consonne [m], [p] et [t]) alors que pour les séquences V-V, le

patron est inversé (les points sont plutôt positionnés au-dessus des cercles). Cette différence

s’explique complètement par la variabilité liée à la cible labiale (voir ci-dessus).