CHAPITRE I. La vision pour percevoir la parole : « Quand les lèvres ont besoin d’un coup
I.6. Représentations phonologiques et développement du langage
Le complément d’information apporté par les clés du Cued Speech (et de son équivalent français, la
LPC) permet donc de percevoir visuellement la parole orale de manière exacte. Bien que ce code ait
été inventé à l’origine pour améliorer la réception de parole, il se révèle comme un outil loin d’être
négligeable dans le développement du langage des enfants sourds bénéficiant de cette méthode,
surtout pour ces enfants, autrement appelés enfants « biberonnés » au LPC, qui ont bénéficié d’une
exposition très précoce aux clés (Leybaert et al., 1998 ; pour une revue, voir Leybaert & Alegria, 2003 ;
Colin, 2004).
Les enfants sourds exposés à la LPC saisissent toute la langue parlée de manière exacte avec ses
caractéristiques phonologiques, grammaticales et syntaxiques. Les « petits mots » (mots de fonctions
comme les articles par exemple) et les finales de mots sont également rendus visibles permettant le
développement correct des connaissances morphologiques. Hage et al. (1990, 1991) ont testé la
capacité d’enfants sourds à déterminer le genre des mots. Le genre est assez souvent marqué par la
morphologie finale du mot. Certaines finales de mots indiquent en effet un genre féminin (par exemple
les finales : cigarette, tartine) alors que d’autres un genre plutôt masculin (par exemple : manteau,
lapin). Certaines morphologies finales en revanche ne marquent pas le genre du mot (par exemple :
poire, verre). Les résultats montrent que les enfants sourds qui ont bénéficié très tôt de LPC ont des
performances similaires à celles d’enfants entendants en ce qui concerne la détermination du genre
des mots. Ce n’est généralement pas le cas pour les enfants sourds éduqués oralement car souvent,
par le biais de la lecture labiale seule, ils ont des difficultés à percevoir les articles et les fins de mots
qui peuvent donner un indice sur le genre.
Ainsi, contrairement aux autres enfants sourds, pour qui les représentations phonologiques sont
sous-spécifiées du fait des ambiguïtés inhérentes à la lecture labiale, l’exposition précoce et intensive au
code LPC va permettre à ces enfants, par le biais de la vision uniquement, de développer des
représentations phonologiques exactes des mots. Quand ils ont été « baignés » dans un flot
linguistique correctement spécifié dès leur plus jeune âge (avant l’âge de 3 ans), les enfants sourds ont
en effet une sensibilité à la rime proche de celle des enfants entendants et différente de celle des
autres sourds (sourds exposés plus tardivement au code à l’école, sourds éduqués oralement ou
sourds pratiquant la langue des signes ; Charlier & Leybaert, 2000). Ceci montre que bien que
dépourvus d’audition, ils ont accès à des représentations phonologiques leur donnant de bonnes
capacités de comparaison et de manipulation des unités segmentales et/ou syllabiques. De plus,
contrairement aux autres enfants sourds, les enfants LPC précoces ne s’appuient pas sur l’orthographe
des mots pour juger de leur similarité phonologique (ils ne vont pas faire d’erreurs pour juger de la rime
des mots « tasse » et « glace » par exemple). Dans son étude longitudinale, Colin (2004) a d’ailleurs
montré que l’acquisition des représentations phonologiques des mots permettant d’effectuer la tâche
de jugement de rimes précède l’apprentissage de la lecture chez ces enfants, de la même manière que
chez les enfants entendants. Il est à noter que ces habiletés à juger de la similarité sonore des mots
ont également été démontrées pour des enfants sourds bénéficiant de l’équivalent anglais du code
LPC, le Cued Speech (LaSasso et al., 2003). Une autre preuve de l’existence de ces représentations
phonologiques est mise en évidence par des expériences testant la mémoire à court terme. Dans une
tâche de mémorisation et de rappel d’une liste de mots, les entendants ont en général plus de
difficultés à retenir les mots quand ils riment et quand ils sont plus longs : ce sont les effets dits de
similarité phonologique et de longueur des mots. Ces effets ont également été mis en évidence chez
les enfants LPC précoces (Leybaert & Charlier, 1996 ; Leybaert et al., 1998).
Chez les enfants entendants, les représentations phonologiques sont impliquées dans les activités de
lecture et d’écriture. Il s’ensuit que ces codes phonologiques exacts ont également de remarquables
répercussions chez les enfants sourds LPC précoces. Ces enfants atteignent en effet un niveau de
lecture et d’orthographe comparable à celui d’enfants entendants du même âge (Leybaert, 1996,
2000). Dans des tâches d’orthographe sur des mots nouveaux, ils font le même type d’erreurs que les
enfants entendants : les mots sont mal orthographiés mais restent corrects phonologiquement
(exemple « sitron » à la place de « citron », « trin » à la place de « train »). A l’inverse, les enfants LPC
plus tardifs (à l’école) font des erreurs sur l’orthographe sans respecter la phonologie du mot (exemple
« copat » à la place de « copain »). Ces enfants ont en fait plus de mal à tirer profit des relations
phonèmes-graphèmes (relations entre formes phonologiques et patrons orthographiques) car leurs
représentations phonologiques ne sont pas totalement exactes ; il s’ensuit qu’ils sont beaucoup moins
autonomes dans la génération d’écriture (en particulier, pour écrire des mots qu’ils n’ont jamais
rencontrés auparavant).
L’exposition précoce aux codes manuels en complément à la lecture labiale permet donc aux enfants
sourds de mettre en place des représentations phonologiques exactes de la langue à partir de la
modalité visuelle uniquement et de développer correctement les différents mécanismes cognitifs pour
une acquisition de la langue comparable à celle d’enfants entendants.
Quelle est donc la nature de ces représentations phonologiques formées à partir de la parole codée ?
Fleetwood et Metzger (1998) proposent que les représentations phonologiques de base soient
constituées de composantes purement visuelles, soit la forme labiale associée à la forme de main et la
position de main. Ces auteurs proposent même pour l’anglais-américain de complètement dissocier
ces composantes de la parole. Ils inventent ainsi le terme de « cuem », pour remplacer le terme de
Cued Speech, qu’ils définissent ainsi (p. 29) : « Cuem refers to an articulatory system that employs
non-manual signals (NMS) found on the mouth and the handshapes and hand placements of Cued
Speech to provide visibly discrete symbols that represent phonemic (and tonemic) values. Neither the
production or the reception of acoustic information nor of speech is entailed in the meaning of the term
cuem. ». Cette dissociation de la parole et du cuem viendrait du fait que le son émis en parole n’est
pas forcément nécessaire pour percevoir ce code de manière efficace (Nicholls & Ling, 1982). Ainsi
dans leur proposition, le cuem serait un autre médium pour transmettre le langage, par le canal visuel
uniquement, tout comme la parole qui utiliserait la voie auditive. En clair, c’est un autre système de
codage qui est proposé, qui ne se base pas sur les composantes articulatoires de la parole, ce qui
expliquerait que les sourds utilisant cette méthode peuvent parfois ne pas bien oraliser.
Dans une étude sur la mémoire de travail, Leybaert et Lechat (2001) ont testé l’existence d’une boucle
phonologique basée sur ces composantes phonologiques visuelles du code LPC – soit la forme labiale,
la forme de main et la position de main – chez des jeunes sourds bénéficiant de LPC de manière plus
ou moins intensive, en testant les effets de rimes, de similarité des formes labiales et de similarité des
positions de main. Les résultats montrent que les sujets ont de moins bonnes performances de rappel
pour les listes de mots qui sont similaires du point de vue des rimes que pour les listes
phonologiquement différentes, ce qui confirme le fait qu’ils ont bien accès à des représentations
phonologiques non basées sur le son et qui sont encodées en mémoire. De plus, les sujets sont
également moins performants quand les listes sont similaires du point de vue des formes labiales et
des positions de main (bien que ces listes ne soient pas rimantes). Les auteurs concluent donc que les
formes labiales et la position de main sont codées en mémoire sous une forme phonologique visuelle,
non dérivée des caractéristiques articulatoires de la parole (« We do not think that our deaf participants
processed their perception of C[ued] S[peech] in a code derived from articulatory features of speech »,
p. 960). Sur ce point, les auteurs sont donc en accord avec les propositions de Fleetwood et Metzger
(1998).
Cependant, cette position semble s’être nuancée au cours du temps. Dans un autre article en effet,
Leybaert (Leybaert & Van Reybroeck, 2004) fait remarquer que : « L'enfant sourd exposé au LPC peut
avoir un programme moteur entièrement précis, même si le résultat de son articulation n'est pas
intelligible. Il s'agit bien de la précision des commandes articulatoires, liées à la qualité des
représentations phonologiques, et non du résultat apparent de ces commandes, souvent altéré lorsque
la boucle audio-phonatoire est déficiente ou absente » (p. 203). Elle conclut ainsi : « Il semble donc
que l'exposition précoce et intensive au LPC conduise au développement de représentations
phonologiques et de programmes moteurs précis, pouvant servir de support à des jugements de rime
adéquats, et ce, même avant d'avoir été mis en contact avec le code écrit » (p. 206). Ainsi, il semblerait
bien que les représentations phonologiques développées par les sourds exposés au LPC ne soient pas
si indépendantes de la parole. On peut en effet raisonnablement supposer que certaines commandes
articulatoires soient récupérables à travers les formes labiales vues puisque celles-ci sont bien le
résultat de gestes articulatoires.
Dans le document
La Langue Française Parlée Complétée: Production et Perception
(Page 45-48)