• Aucun résultat trouvé

Efficacité perceptive du code manuel

CHAPITRE I. La vision pour percevoir la parole : « Quand les lèvres ont besoin d’un coup

I.5. Efficacité perceptive du code manuel

Nous avons vu que la lecture labiale à elle seule ne permettait pas d’identifier de manière exacte la

parole. Le Cued Speech avait été inventé pour justement pallier cette difficulté. Dès les débuts de son

utilisation, de nombreux acteurs (parents, sourds utilisateurs, professionnels de la surdité) ont

témoigné de son efficacité pour la réception de la parole. La multiplication de son utilisation à travers le

monde atteste également de son utilité pour les sourds. Qu’est-ce qui est perçu exactement dans la

parole codée ? De manière quantitative, des études ont testé expérimentalement l’apport des clés

manuelles à la lecture labiale. Globalement, l’ajout des clés améliore significativement la réception des

syllabes (Nicholls & Ling, 1982), des mots (Ling & Clarke, 1975 ; Clarke & Ling, 1976 ; Nicholls & Ling,

1982 ; Gregory, 1987) et des phrases (Uchanski et al., 1994 ; Bratakos et al. 1998 ; Duchnowski et al.,

2000).

I.5.1. Réception de syllabes et de mots

Nicholls et Ling (1982) ont testé la réception de syllabes et de mots-clés insérés dans des phrases

chez 18 enfants sourds (de 9 à 17 ans) qui avaient eu au moins quatre ans d’exposition au Cued

Speech. Les syllabes utilisées étaient du type consonne-voyelle (CV) ou voyelle-consonne (VC) et

combinaient 28 consonnes avec les voyelles [a, i, u], donnant ainsi 84 stimuli différents. La réception

de ces syllabes était testée sous de nombreuses conditions : en audio seul (A), en lecture labiale seule

(L), en audio + lecture labiale (AL), avec les clés seules (C), en audio + clés (AC), en lecture labiale +

clés (LC) et en audio + lecture labiale + clés (ALC). Les résultats montrent un bénéfice incontestable

des clés du Cued Speech. Les auteurs obtiennent en effet une réception exacte des syllabes de plus

de 80% pour les conditions LC et ALC alors que les résultats en lecture labiale (ainsi qu’en condition

AL, C et AC) ne dépassent pas les 30-40%. Pour les conditions L, AL, LC et ALC, les résultats sont

meilleurs en contexte vocalique [a] et [i] qu’en contexte [u], contexte vocalique qui pénalise fortement

l’identification des consonnes (ainsi que nous l’avons déjà évoqué en section I.2.3).

Nicholls et Ling (1982) ont également testé la réception de mots-clés (monosyllabiques) insérés à la fin

de phrases simples dont le contexte sémantique était soit fortement prédictible (High-Predictability, HP)

soit très peu (Low-Predictability, LP). Les phrases HP donnent des indices sémantiques contextuels

permettant d’identifier le mot-clé (exemple : « Go to sleep in your bed. »). En revanche les phrases LP

ne donnent aucun de ces indices sur le mot (exemple : « Where is my book ? »). Les auteurs

obtiennent des résultats frôlant la perfection (95%) quand les clés sont ajoutées (conditions LC et ALC)

et cela quel que soit le niveau contextuel de la phrase. Il est à noter que le score de 95% est atteint en

condition LC – sans audition – ce qui signifie que la parole codée peut donc être perçue de manière

exacte par la modalité visuelle uniquement. Ce résultat met l’emphase sur le rôle des codeurs qui

interviennent en classe pour retransmettre aux élèves décodeurs le discours du professeur, et de

manière plus générale l’utilité des personnes qui codent ce qui a été dit par une autre personne même

sans émettre de son. En effet, dans ce cas là, les codeurs subvocalisent : ils articulent bien mais

n’émettent pas de son.

I.5.2. Réception de parole conversationnelle et de phrases complexes

Nous avons rapporté l’efficacité du Cued Speech pour des mots insérés dans des phrases très

simples. Est-ce que la réception de parole codée est toujours aussi efficace quand le niveau de langue

est plus élevé ? En clair, le code permet-il aux sourds décodeurs de suivre une conversation normale ?

Uchanski et al. (1994) ont testé quatre sujets sourds adultes (de 18 à 27 ans), qui avaient bénéficié

auparavant d’au moins huit ans de code de manière intensive (à la maison et à l’école), sur des

phrases enregistrées sur cassette vidéo par deux locutrices-codeuses de Cued Speech. Le test

comprenait trois types de phrases tirées de la liste CID qui contient essentiellement de la parole

conversationnelle, de la liste Clarke qui contient également de la parole conversationnelle mais avec

un vocabulaire adapté pour des enfants de 7-8 ans et donc avec un fort contexte prédictible et enfin de

la liste Harvard qui contient des phrases d’un niveau beaucoup plus difficile avec un contexte interne

très peu prédictible. Chaque phrase contenait un certain nombre de mots clés que le sujet devait

identifier par écrit. Le test était passé dans deux conditions : en lecture labiale seule et en lecture

labiale avec clés manuelles du Cued Speech en complément. Les résultats en moyenne montrent un

bénéfice notable de l’ajout des clés à la lecture labiale. En effet, les quatre sujets ont obtenu en lecture

labiale seule des scores moyens d’identification correcte des mots de 62% pour les listes CID, 45%

pour les listes Clarke et 25% pour les listes Harvard. Avec l’ajout des clés du Cued Speech, les sujets

obtiennent des scores moyens de 97% pour la parole conversationnelle et de 84% pour les listes

Harvard qui étaient beaucoup plus difficiles. Il apparaît donc que le complément d’information apporté

par le Cued Speech permet aux personnes sourdes de percevoir la parole « de tous les jours » de

manière aussi efficace que les personnes entendantes. Bien que les clés ne leur permettent pas

d’atteindre un si bon niveau pour des phrases beaucoup plus difficiles, on note cependant une large

amélioration (de 25% à 84%).

Ces résultats sont également confirmés par d’autres études. Bratakos et al. (1998) ont testé six adultes

sourds (19-27 ans) qui avaient bénéficié d’au moins 12 ans de code. En réception de phrases

complexes à contexte interne très peu prédictible, les résultats obtenus sont similaires à ceux de

Uchanski et al. (1994) : seulement 30% de réception correcte en lecture labiale seule et 84% en lecture

labiale augmentée de clés du Cued Speech. Duchnowski et al. (2000) ont testé cinq adultes (19-24

ans) avec un minimum de 14 ans d’exposition au Cued Speech sur un matériel de parole similaire. La

lecture labiale seule ne permet d’identifier que 35% des mots-clés constituant les phrases alors

qu’avec l’ajout des clés du Cued Speech les résultats atteignent 91%.

I.5.3. Influence du temps d’exposition aux clés

Les premières études sur la perception de parole codée avaient montré un bénéfice moins avantageux

des clés. Ling et Clarke (1975) avaient testé 12 enfants sourds (7-12 ans) qui n’avaient bénéficié que

d’une seule année de codage et surtout à l’école. Les stimuli testés consistaient en des mots reliés

dans des expressions (ex : « boy and girl ») et des phrases simples composées de quatre mots (ex :

« she has five books »). Les résultats en lecture labiale seule et en lecture labiale avec clés étaient de

seulement 9% pour les phrases entièrement identifiées. Un léger bénéfice des clés était obtenu pour

les mots dans les expressions (52% de réception correcte en lecture labiale + clés contre 35% en

lecture labiale seule). En comptabilisant tous les mots correctement identifiés (y compris ceux des

phrases incomplètes), les résultats restent assez bas : 68% en lecture labiale + clés contre 50% en

lecture labiale seule. Clarke et Ling (1976) ont testé l’année suivante huit enfants de cette étude, qui

avaient donc une année supplémentaire d’exposition au code. Les résultats pour les phrases

correctement identifiés sont de 23% en lecture labiale seule contre plus de 62% en lecture labiale avec

clés du Cued Speech. L’ajout des clés est, cette fois-ci, plus avantageux pour les enfants. Le temps

d’exposition au Cued Speech semble donc avoir un rôle important dans son efficacité.

L’entraînement intensif au décodage sur une courte période ne semble en revanche pas avoir d’effet,

du moins dans l’immédiat. C’est ce qu’a montré Gregory (1987) dans son étude sur la réception de

mots isolés. Il a testé un public assez hétérogène de sujets sourds âgés de 11 à 68 ans et qui avaient

bénéficié de deux à neuf ans de Cued Speech. Le matériel testé consistait en des listes composées de

mots isolés (50 mots par liste) codés ou non. Les sujets ont été pré-testés et post-testés. Entre les

deux phases, ils ont bénéficié de 18 heures de code intensif. Les résultats ne montrent aucune

différence entre les deux phases : en moyenne, les sujets identifient correctement les mots à 43% en

lecture labiale seule et à plus de 76% avec l’ajout des clés. Le Cued Speech a donc un effet favorable

sur la réception des mots mais cet effet ne semble pas amélioré par l’entraînement à court terme.

Pour le français, les résultats montrent également un bénéfice des clés de la LPC. Périer et al. (1987,

1990) ont testé des sujets sourds, répartis selon leur degré d’exposition à la LPC, sur la réception du

langage parlé. L’un des groupes (groupe « école ») était constitué de 24 enfants (de 8 à 14 ans) qui

avaient reçu du code LPC uniquement à l’école (durant les heures de cours et pendant les séances

d’orthophonie). L’autre groupe (groupe « maison ») était constitué de 11 enfants (de 5 à 10 ans) qui

avaient bénéficié de code à la maison de manière intensive et à l’école. Le test consistait en 78

phrases simples présentées avec ou sans code. Les sujets devaient choisir une image (sur quatre)

illustrant la phrase qui venait d’être prononcée. Les phrases étaient réparties en trois niveaux de

difficulté en fonction de la similarité des phrases sur les lèvres : le niveau facile (tous les mots étaient

visuellement différents), le niveau moyen (un mot de chaque phrase dans les quatre choix était

similaire) et le niveau difficile (les quatre choix possibles étaient identiques aux lèvres et aucun indice

contextuel n’était disponible). Les résultats montrent que l’ajout des clés améliore significativement les

performances des sujets : en moyenne toutes phrases confondues, les sujets du groupe « école » ont

une performance de 60% en lecture labiale seule contre 71% en lecture labiale + clés et les sujets du

groupe « maison » ont une performance de 66% en lecture labiale seule contre 86% avec l’ajout des

clés. Les clés de la LPC sont plus exploitées pour les phrases difficiles, et cela surtout pour les enfants

du groupe « maison » (de 39% en lecture labiale à 72% avec LPC). De manière générale, il n’y a pas

de différence entre les deux groupes en ce qui concerne la lecture labiale seule ; en revanche, le

groupe « maison » a de meilleurs résultats que le groupe « école » quand les clés sont ajoutées.

Alegria et al. (1999) ont trouvé des résultats similaires chez 31 sujets sourds prélinguaux qui étaient

répartis en deux groupes selon leur âge de début d’exposition au code LPC. Le groupe « LPC

précoces » était constitué de sept sujets (âgés de 8 à 12 ans) qui avaient eu une exposition au code à

la maison avant l’âge de 2 ans et durant au moins six ans. Le groupe « LPC tardifs » était constitué de

24 sujets (de 11 à 19 ans) qui avaient reçu du code pendant au moins trois ans et seulement à partir

de l’âge de 5 à 9 ans. Les stimuli étaient des mots ou pseudo-mots (mots phonologiquement possibles

mais qui n’existent pas en français) bisyllabiques de quatre phonèmes (CCV, VC-CV, CVC et

V-CCV), présentés avec ou sans code. Les auteurs ont obtenu une amélioration significative des

performances de tous les sujets avec l’ajout des clés manuelles (de 40% en lecture labiale seule à plus

de 70% avec LPC). Globalement, les sujets « LPC précoces » avaient de meilleures performances que

les sujets « LPC tardifs » surtout pour l’identification des pseudo-mots, ce qui suggère que l’âge de

début d’exposition à la LPC est un facteur déterminant (Leybaert, 1998). C’est ce que démontrent aussi

de nombreuses études qui mettent en évidence des différences entre enfants sourds ayant eu du code

LPC précocement (avant l’âge de 3 ans) et intensivement et enfants sourds ayant également bénéficié

de code mais plus tardivement (voir section suivante I.6).

I.6. Représentations phonologiques et développement du