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La sécularisation est-elle nécessaire pour assurer l’égalité des femmes?

CHAPITRE 3 : VALIDITÉ ET LIMITE DE L’ARGUMENT DE LA «FAUSSE CONSCIENCE»

3.3 R ÉCONCILIER LE FÉMINISME ET LE MULTICULTURALISME

3.3.1 La sécularisation est-elle nécessaire pour assurer l’égalité des femmes?

Si pour certains la religion est nécessairement rétrograde sur le plan de l’égalité homme- femme, la possibilité d’une réelle égalité ne pourrait advenir que dans une société complètement sécularisée. Or, selon un certain mouvement féministe, il faut revoir cette idée que sécularisation (pouvant être atteinte par une conception stricte de la laïcité) et l’égalité des sexes vont nécessairement de pair. L’approche féministe de l’intersectionnalité, dans laquelle sont pris en compte diverses formes d’oppressions que peuvent vivre les femmes, semble être une approche qui, sans évacuer le religieux de la vie de ces femmes, tente de considérer les difficultés supplémentaires liées à une double forme de discrimination qui peuvent être vécues : celle d’être désavantagée à la fois comme femme et comme membre d’une minorité religieuse.

164Amer, Noura, «Féminisme, laïcité et libération», op. cit.

165« Women, however, are not only victims of structures but are social agents, strategically acting to counteract disadvantages and at times also acting as oppressors of other women, of blacks, of migrants and of working class women. » Anthias, Floya. «Beyond Feminism and Multiculturalism: Locating Difference and the Politics of Location», op. cit., p.275.

Alors que l’on considère souvent que féminisme et laïcité stricte font tous deux partie d’un même mouvement d’émancipation, il n’y aurait eu des noces entre les deux que fort récemment, soit au moment de l’affaire du foulard en France :

La véritable rencontre entre laïcité et féminisme, c’est 1989, la première affaire du foulard. C’est une rencontre ambiguë : il s’y mêle à la fois du féminisme et de l’antiféminisme puisqu’au coeur de cette alliance, il reste l’idée que la femme est incapable de s’émanciper elle-même du pouvoir clérical. Là est la question centrale : est- ce la femme qui doit s’émanciper ou est-ce l’État républicain qui doit émanciper les femmes ?166

Selon les partisans de la laïcité stricte, il faudrait se défaire de ses déterminations et devenir un citoyen indistinct, ce qui rappelle les partisans des Lumières et le libéralisme de type perfectionniste. La femme soumise à son mari et à sa religion non seulement se maintient dans un état de minorité qui prouverait selon les républicains son hétéronomie, mais elles seraient incapables de s’émanciper par elles-mêmes, en admettant que cela est souhaitable.

La sécularisation est perçue comme un facteur libérateur allant de pair avec la libération féministe des femmes dans la société. L’idée d’un sujet religieux, dans la perspective féministe, constitue un facteur d’hétérodétermination pouvant fortement limiter la perspective de la libération des femmes. Le phénomène religieux, et plus particulièrement l’Islam, peut être perçu comme phallocentrique, prémoderne et régressif. Autrement dit, la foi religieuse est rarement perçue comme un phénomène légitime pouvant être digne d’un projet de vie.

Nous croyons que cette vision d’une laïcité stricte à saveur républicaine représente un retour de la priorité du bien sur le juste. Contrairement à l’exigence d’un État neutre, c'est-à-dire

166 Bauberot, Jean. «Laïcité et féminisme, alliance problématique» », Politique, revue de débats -Féminisme et

que l’État ne justifie pas ses actions par la supériorité ou l’infériorité intrinsèque d’une conception de la vie bonne ni ne tente d’influencer les opinions des individus l’État, lorsqu’il défend une vision du bien particulière, impose une restriction illégitime aux individus; en ce sens ceux-ci ne seraient alors pas totalement libres de choisir leur propre conception de la vie bonne. En effet, pour assurer une réelle liberté de conscience des individus et leur autonomie (ce qu’exige notre conception libérale de la justice), l’État doit éviter de privilégier une religion de même qu’une conception du monde sécularisée au détriment d’une autre. La neutralité de l’État découle des droits et libertés fondamentaux telle la liberté de conscience qu’ont les individus. L’État doit être en mesure de justifier ses positions et ses politiques envers tous ses citoyens peu importe leurs doctrines compréhensives, qu’elles soient religieuses ou séculières : cela permet aux individus de poursuivre leur propre conception de la vie bonne sans être désavantagés. Cette exigence consiste à affirmer la priorité du juste sur le bien comme nous l’avons vu chez Rawls. Ainsi, dans une société juste, l’ensemble des citoyens ne peuvent être astreints à se séculariser ou d’abandonner leurs propres croyances au nom de leur propre bien. En évitant de favoriser une conception du monde (religieuse ou séculière), l’État permet à tous les individus de se reconnaitre dans les institutions. La neutralité étatique a ainsi pour fonction d’assurer la liberté de conscience et cherche à favoriser l’autonomie des individus167.

Maclure et Taylor soulignent par exemple que dans le contexte d’une démocratie libérale respectant l’exigence de neutralité, l’État se doit d’admettre que les individus sont le plus en mesure de déterminer pour eux-mêmes leurs propres conceptions de la vie bonne. Ainsi, l’État peut fortement encourager le développement de cette « disposition intellectuelle » qu’est

l’autonomie chez les individus (dans les programmes scolaires par exemple).168 Cependant, l’État

peut, toujours dans cette perspective de permettre aux individus de se doter d’un univers de sens significatif, déroger à la stricte application de la neutralité puisqu’il peut ainsi « rendre la tâche plus difficile aux parents qui cherchent à transmettre un univers particulier croyances à leurs enfants et encore davantage aux groupes qui souhaitent se soustraire à l’influence de la société majoritaire afin de perpétuer un style de vie basé davantage sur le respect de la tradition que sur l’autonomie individuelle et l’exercice du jugement critique »169. Cet exemple démontre que

même si l’État libéral ne peut être parfaitement neutre, son perfectionnisme peut toutefois être faible ou minimal.

Lorsque l’on qualifie un État de laïque, c’est que l’on estime qu’il respecte cette exigence de neutralité nécessaire à l’idée du contrat social. Cependant, il importe de distinguer les modes opératoires de la laïcité comme étant de simples moyens et la laïcité comme une finalité170. En

effet, la laïcité n’est pas une finalité en soi, mais plutôt une façon de concevoir les institutions démocratiques pour assurer le traitement équitable des citoyens. Dès lors, interdire le voile à un agent de l’État, par exemple, ne serait justifié que dans la mesure où l’on croit que cela pourrait nuire au traitement équitable des citoyens qui souhaitent obtenir un service. Les théories du multiculturalisme ont fait la démonstration que c’est au contraire par l’accommodement religieux des individus que l’État peut être vraiment neutre, et ce dans un sens véritablement laïque. Cela est dû au fait que cette exigence de neutralité est attentive aux déséquilibres socialement ou

168 Bien qu’il n’existe pas à l’école ou dans la fonction publique «un principe organisateur dont découlent des obligations positives pour l’école publique, la responsabilité unique de l’école publique en regard de la socialisation de l’élève et, plus particulièrement, de l’apprentissage des valeurs ou des comportements découlant du principe d’égalité des sexes, demeure le parent pauvre du discours juridique institutionnel aussi bien français que québécois.» Bosset, Pierre. « Le foulard islamique et l’égalité des sexes» dans Coutu, M. Bosset, P., Gendreau, C. Villeneuve, D. (Dir) Droits fondamentaux et citoyenneté, Montréal, Éditions Thémis, 2000. p.316.

169Maclure, Jocelyn et Charles Taylor. Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010, p.25.

170Les auteurs voient la laïcité comme un mode de gouvernance politique ou un arrangement institutionnel dont la finalité est le respect égal et la liberté de conscience et de religion.

historiquement constitués entre groupes d’individus, ce qui permet entre autres de jeter un regard critique sur des normes et pratiques sociales faussement « neutres ».171 En ce sens, l’État ne doit

pas imposer des pratiques qui sans le vouloir seraient teintées religieusement ou moralement à ces citoyens qui seraient brimés par une mesure faussement neutre et ne pourraient exprimer pleinement leurs croyances religieuses.172

Maclure et Taylor mentionnent à juste titre que certains modèles de laïcité peuvent avoir d’autres finalités que la liberté de conscience et de religion et le respect égal des individus. En effet, la laïcité pourrait chercher à émanciper les individus de la religion en vue d’en faire des individus plus rationnels ou plus autonomes. Dans la foulée du mouvement de libération des Lumières, comme nous l’avons vu avec Taylor, la religion est conçue comme étant un obstacle à l’émancipation des individus. Il s’agit cependant d’une vision républicaine de la laïcité qu’endosseront, injustement il me semble, certaines féministes dans leur critique du multiculturalisme.

En effet, il faut plutôt voir l’obligation de neutralité religieuse de l’État et l’obligation d’accommodement raisonnable comme étant deux mesures ayant le même objectif plutôt que comme des concepts irréconciliables.173 Une philosophie morale strictement laïciste pourrait,

171 Bosset, Pierre. «Les fondements juridiques de l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable» dans Myriam Jézéquel, Les accommodements raisonnables: quoi, comment, jusqu’où? Édition Yvon Blais, Cowanville, 2007, pp.3-28. Les cas de discrimination peuvent être indirects. Une loi interdisant la distribution de brochure sur la voie publique s’applique à tous les individus équitablement et sans distinction, mais contraint et désavantage expressément les témoins de Jéhovah à s’astreindre à une règle pouvant nuire à leur salut. La loi qui est discriminatoire de façon indirecte envers ce groupe en particulier pourrait être soit invalidée ou encore voir son exclue son application au groupe discriminé en particulier.

172 En dépassant le cadre strict du respect des Chartes et en questionnant de façon épistémologique les limites de l’État et de la légitimité de son action, on peut voir comme Locke le mentionnait, une sorte de tentative de l’État, bien qu’elle soit indirecte et ne vise pas délibérément d’influencer les croyances de l’individu, d’entraver le processus d’accès de l’individu vers son propre salut ce qui est illégitime.

d’une même façon qu’une doctrine religieuse, faire preuve de déni de reconnaissance auprès de certaines citoyennes adaptes d’une religion.174

Prenant en compte qu’on ne peut séculariser de force les citoyens, une conception féministe, dans la mesure où elle veut tendre à éliminer les discriminations dont les femmes peuvent être victimes, doit viser à ce qu’elles soient exemptes de discrimination peu importe l’allégeance religieuse ou la conception de la vie bonne qu’elles endossent. Dans plusieurs cas, seul un traitement différencié prenant en compte les allégeances peut faire preuve d’une véritable équité entre les individus, comme l’affirme Floya Anthias.175 Une conception de la justice nous

somme de rechercher une égalité réelle dans le traitement des individus, c'est-à-dire qu’en dépit de son sexe et de sa religion un individu devrait avoir les mêmes opportunités que ses concitoyens. En fait, certaines pratiques et politiques en apparence neutres cacheraient un système discriminatoire qui, même en l’absence discrimination directe, favorise toujours les groupes majoritaires. La laïcité vise elle aussi à pallier ces discriminations et est en ce sens une alliée du combat féministe.