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L'argument de la fausse conscience à l'égard des minorités vulnérables au sein de minorités culturelles et religieuses

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L’ARGUMENT DE LA FAUSSE CONSCIENCE À L’ÉGARD

DES MINORITÉS VULNÉRABLES AU SEIN DE

MINORITÉS CULTURELLES ET RELIGIEUSES

Mémoire

VICKI PLOURDE

Maitrise en philosophie

Maitre ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

L’assimilation conçue comme le seul mode d’intégration civique des cultures minoritaires a graduellement perdu de sa légitimité au sein des sociétés occidentales. C’est pourquoi les politiques de reconnaissance à l’égard des minorités culturelles et religieuses sont devenues nécessaires. Dans une première partie, nous exposerons tout particulièrement la légitimité de ces politiques. Puis dans une deuxième partie, nous présenterons la critique féministe qui souligne les problèmes de leur application par rapport aux minorités au sein de ces minorités (les « minorités internes »). Enfin, nous évaluerons la validité de l’argument de la fausse conscience, qui est utilisé pour justifier le refus de ce genre de politique. Cet argument est conçu comme une hiérarchie oppressive intériorisée notamment par les femmes au sein des communautés musulmanes qui seraient prétendument poussées à développer une conception de la vie bonne opposée à leur véritable bien. Les politiques de reconnaissance ne feraient que les conforter dans cette vision fausse qu’elles ont d’elles-mêmes.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III REMERCIEMENT ... VII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : LE MULTICULTURALISME COMME NORME DE JUSTICE LIBÉRALE ... 7

1.1LA JUSTIFICATION LIBÉRALE DE JOHN LOCKEDE LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE ET SES LIMITES ... 10

1.1.1 Les limites du rôle de l’État dans les affaires spirituelles ... 10

1.1.2 Les limites à la souveraineté des individus ... 14

1.2LA THÉORIE DE LA JUSTICE DE JOHN RAWLS ... 16

1.2.1 La neutralité à l’égard des conceptions de la vie bonne comme principe de justice ... 17

1.2.2 La présomption d’autonomie de l’individu ... 19

1.3KYMLICKA :LE FONDEMENT DES DROITS DIFFÉRENCIÉS ... 23

1.3.1 Justifier les droits des minorités : d’autres modèles que l’assimilation ... 24

1.3.2 Multiculturalisme, une menace pour les individus vulnérables? ... 26

1.3.3 Le multiculturalisme est essentiel à la liberté individuelle ... 29

1.3.4 Le cas des minorités non libérales : peut-on rejeter l’autonomie? ... 31

1.4TAYLOR ET LA NÉCESSITÉ DE LA RECONNAISSANCE ... 34

1.4.1 Le projet des Lumière comme lutte contre l’hétérodétermination ... 36

1.4.2 La nécessité des politiques de la reconnaissance ... 41

CHAPITRE 2 : LA CRITIQUE FÉMINISTE DU MULTICULTURALISME ... 45

2.1LE MULTICULTURALISME RENFORCE LA DISCRIMINATION ENVERS LES FEMMES ... 46

2.1.1 Le multiculturalisme soutient les cultures minoritaires patriarcales ... 47

2.1.2 Le problème des préférences adaptatives... 49

2.1.3 Le multiculturalisme crée une injustice en en résolvant une autre ... 53

2.2LA CRITIQUE FÉMINISTE DANS LE CADRE DU RAPPORT STASIET LE DÉBAT SUR FOULARD EN FRANCE ... 57

CHAPITRE 3 : VALIDITÉ ET LIMITE DE L’ARGUMENT DE LA «FAUSSE CONSCIENCE»... 65

3.1ORIGINE DU CONCEPT ET UTILISATION CHEZ LES FÉMINISTES ... 65

3.2LA MISE EN DOUTE DE L’AGENTIVITÉ (L’AUTONOMIE) DES FEMMES VOILÉES ... 68

3.2.1 Le paradoxe de la contrainte d’être libre et de la subordination volontaire ... 74

3.2.2 La polysémie des symboles religieux : le piège de l’instrumentalisation ... 80

3.2.3 Une société juste peut-elle restreindre des libertés pour libérer les femmes des minorités? .. 88

3.3RÉCONCILIER LE FÉMINISME ET LE MULTICULTURALISME... 89

3.3.1 La sécularisation est-elle nécessaire pour assurer l’égalité des femmes? ... 94

3.3.2 La critique traditionnelle de la distinction privé/public : une voie possible ... 99

3.3.3 Éviter de remplacer une hétéronomie par une autre ... 101

CONCLUSION ... 105

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Remerciement

Je remercie mon directeur Jocelyn Maclure pour sa patience, sa rigueur et ses encouragements. C’est non seulement son appui et son aide qui m’ont permis d’obtenir les bourses du FQRSC et du CRSH, mais c’est surtout poussée par son insistance (bienveillante) que je me suis décidée à poursuivre mes études supérieures en philosophie. Grâce à lui, j’ai pu avoir la chance immense de pratiquer un métier que j’adore et de transmettre ma passion pour la philosophie. Je remercie mes parents pour m'avoir encouragée à persévérer dans ce projet qui s'est étalé sur quelques années. Je remercie aussi mes amis Mélanie pour son œil de correctrice avisé, Francois pour tout son support dans ma (rude) traversée des études supérieures et mon conjoint Dominique pour son appui inconditionnel.

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Introduction

Le multiculturalisme est d’abord un fait dans nos sociétés. L’accroissement de la pluralité des cultures et des pratiques religieuses est apparu à la suite de l'augmentation et de la diversification de l’immigration qu’ont connues bon nombre de sociétés occidentales, dont le Canada et incidemment le Québec. Cependant, le terme multiculturalisme est associé à un courant de pensée préconisant une approche envers cette nouvelle pluralité visant la justice et l’équité envers les minorités culturelles et religieuses par des mesures d’accommodement et des politiques visant une plus grande intégration. Les dernières années ont vu émerger un paradigme différent de gestion de l’immigration. Ce nouveau modèle d’accueil des immigrants est passé d’un modèle assimilationniste à un modèle d’intégration et de valorisation de la diversité. En effet, on ne demande plus aux immigrants d’abandonner leur culture et de privatiser leur appartenance communautaire afin de se fondre totalement dans la société d’accueil. À l’inverse, le paradigme libéral basé sur le respect des droits individuels révisé par le multiculturalisme permet aux individus une plus grande marge de manœuvre quant à l’expression de leur appartenance identitaire et religieuse. La théorie du multiculturalisme se base sur ces droits, mais aussi sur des assises théoriques qui déterminent les normes du vivre-ensemble et plus particulièrement une conception théorique de la justice, de la définition de l’humain, de ses besoins de reconnaissance et de l’essence de l’identité.

Le projet multiculturel a suscité de l’enthousiasme, mais également de nombreuses critiques et résistances. Certains craignent la pente fatale de la fragmentation et l’éclatement des bases de la solidarité naturelle des sociétés homogènes alors que d’autres craignent la victoire des droits collectifs, empiétant sur le respect des droits et de la dignité de l’individu à la base de nos

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sociétés libérales. L’accommodement raisonnable, malgré sa définition juridique, est devenu l’objet et la cible de toutes les critiques portant sur ce modèle. Déni de la culture majoritaire, « aplaventrisme », terre d’accueil du prosélytisme islamique : on a en effet affublé, dans les médias et chez certains politiciens, les politiques pluralistes ou inclusives de gestion de diversité de bien des maux présents et à venir.

Les théoriciens du multiculturalisme ont répondu à bon nombre de ces critiques, mais l’une d’elles demeure selon nous encore très problématique. Il s’agit de celle voulant que l’égalité entre les hommes et les femmes soit menacée. Cette critique est d’autant plus à prendre au sérieux que le seul consensus au Québec quant à la limitation de l’application de ces politiques multiculturelles demeure le respect de cette égalité entre les hommes et les femmes. La critique féministe a relevé les problèmes que pouvaient engendrer les politiques multiculturelles vis-à-vis du respect de cette égalité, des problèmes qui ne peuvent être résolus facilement malgré la bonne volonté politique. La reconnaissance des minorités aurait fait ressortir la problématique des minorités ou des groupes vulnérables dans les minorités. En effet, certains auteurs ont souligné le paradoxe selon lequel le fait d’accommoder certains milieux culturels ou religions aurait pour conséquence de rendre plus vulnérables certains groupes au sein de ces minorités. Autrement dit, les (vieilles) politiques assimilatrices auraient pour avantage par rapport au multiculturalisme de faire sortir certains groupes vulnérables (les femmes par exemple) d’un milieu oppressant ou peu émancipateur.

Les détracteurs s’acharnent particulièrement à mettre en lumière que les politiques de reconnaissance multiculturelles peuvent porter ombrage à cet autre type de reconnaissance également acquise, celle des femmes (que ce soit pour affirmer la différence, la particularité ou l’égalité stricte). La valeur normative d’égalité des sexes est conçue comme étant opposée à la

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reconnaissance des groupes religieux dits non-libéraux et sexistes de surcroit. Ce regard se pose particulièrement envers la communauté musulmane conçue comme intrinsèquement sexiste et en tension avec l’idée du sujet libéral émancipé. Les politiques de reconnaissance multiculturelles mettraient en péril ces fragiles acquis : certains parlent même d’une incompatibilité entre les théories du multiculturalisme et la lutte pour l’égalité des femmes. Nous tenterons de voir si cette critique du multiculturalisme pointe en direction d’un échec inhérent au multiculturalisme.

C’est pourquoi, selon nous, le problème de la domination des femmes qui serait renforcée par les politiques multiculturelles représente un test ultime pour la théorie multiculturelle. En tentant de rendre justice aux membres des groupes minoritaires, elle doit veiller à ne pas négliger dans cet exercice le sort des minorités vulnérables à l’intérieur de ces groupes, tout particulièrement la problématique posée par le rapport des minorités culturelles à leurs groupes vulnérables. Le problème de l’application des principes de justice, d’égalité et d’autonomie, qui sont à la base de la justification des théories multiculturelles, est qu’elle se bute à des apories. En effet, la critique féministe souligne qu’on ne peut accommoder les minorités au nom de la justice, de l’égalité et de l’autonomie au détriment du respect de ces mêmes valeurs auprès des femmes membres de ces groupes. Les solutions éventuelles au problème de la justice pour les femmes sont d’autant moins évidentes que les femmes faisant partie de ces groupes sont parfois elles-mêmes dans des conditions où elles ont intériorisé la domination et souhaitent même la perpétuation des éléments qui les y entrainent.1 C’est que l’on appelle le problème de la fausse

conscience.

1 Certaines femmes issues du monde musulman refusent, à la manière d’une génération de femmes catholiques s’opposant au droit de vote des femmes, le principe d’égalité des genres. Des situations paradoxales sont ainsi soulignées dans l’actualité «Pour la majorité des hommes et des femmes égyptiens, le principe de l’égalité des sexes est considéré comme un vice hérité de l’ex-puissance coloniale de la région, soit le Royaume-Uni. … Au ras

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Le multiculturalisme doit trouver des réponses aux problèmes soulevés avec justesse par la critique féministe puisqu’on ne peut, au nom d’une injustice (faite aux femmes), créer d’autres injustices du même genre, en abolissant par exemple les politiques visant la justice pour les groupes minoritaires. Pour tenter de comprendre quels types de solutions pourraient être envisagées, nous avons cru bon tenter d’enrichir la critique féministe en la comparant aux autres perspectives féministes qui tentent de se réconcilier avec le multiculturalisme. À la lumière de cette comparaison, nous serons plus à même de comprendre ce que la critique féministe doit retenir et rejeter de ces critiques afin de présenter des solutions viables au projet multiculturel.

Cette vision plus systématique nous aide à comprendre comment le multiculturalisme peut contribuer à résoudre le problème de discrimination des femmes et surtout le problème de l’autonomie de la conscience de ces dernières. En général, la critique féministe qu’elle a engendrée nous révèle que les politiques multiculturelles peuvent renforcer la dimension discriminatoire auprès des femmes membres de ces groupes. Cette incompatibilité existant entre les demandes des minorités culturelles et la norme d’égalité homme-femme qui prévaut dans les pays libéraux était, au départ, peu soulignée dans les débats sur le multiculturalisme. Depuis, les choses ont changé : plusieurs articles et débats ont été produits à la suite du célèbre article de Susan Moller Okin « Is Multiculturalism Bad for Women ? ». La critique féministe entreprend depuis de critiquer les principaux éléments qui rendent les femmes plus vulnérables lors de l’application de politiques multiculturelles. Elles parlent notamment des principales causes du renforcement de la discrimination chez les femmes, et de l’aliénation dont elles sont victimes au sein de leur communauté.

des pâquerettes, ce refus de l’égalité entre les deux sexes par la majorité de la population a eu pour conséquence, parmi d’autres, celle-ci : 73 % des Égyptiennes sont opposées à la candidature d’une femme à la présidence.» Truffaut, Serge. « La femme tunisienne… L’apartheid », Le Devoir. Édition du 9 octobre 2012

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Ce mémoire se propose d’explorer ces tensions et les dites incompatibilités, surtout dans la perspective de ces femmes qui réclament des mesures d’accommodement qui seraient supposément opposées à leur bien et à notre conception de l’égalité. On peut formuler le problème de la façon suivante : sont-elles les simples victimes d’une culture rétrograde qui les oppresse ou les réelles actrices de la construction d’une identité bâtie sur les racines d’une culture ou d’une religion ne correspondant pas au standard libéral d’émancipation de l’individu? Le paradoxe est que le problème soulevé par les féministes oppose des conceptions qui sont au coeur même des théories libérales de la justice, soit l’autonomie du sujet (qui implique la neutralité de l’État et la non-intervention en matière religieuse), et le concept d’égalité fondamentale entre les hommes (entre les hommes et les femmes dans ce sujet en particulier) qui peut nuire, voire nier cette autonomie de l’individu2.

Afin d’explorer ce paradoxe, nous croyons indispensable d’explorer dans un premier chapitre les racines de la pensée libérale, où l’on retrouve les notions de neutralité et d’égalité, en abordant la justification de tolérance chez Locke. Par la suite, les principes de justice de chez Rawls nous permettront de comprendre le rôle d’un État comme promoteur de la justice dans un contexte de pluralisme. Nous verrons que les politiques de la différence et le multiculturalisme se proposent comme un correctif aux théories libérales, voire comme une continuité des objectifs libéraux ayant comme prétention d’accorder un accès plus égal à la quête de la vie bonne par les individus. C’est pourquoi nous étudierons l’articulation de ces correctifs chez Kymlicka et l’exploration des conditions de possibilité de la quête identitaire chez Taylor.

2 Cette opposition se manifeste dans le cas où l’on contraindrait les femmes, au nom de l’égalité et pour leur propre bien à abonner leur religion ou certaines expressions de leur foi.

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Ces correctifs que sont les politiques multiculturelles sont vivement critiqués par certaines féministes puisque ces politiques de la différence peuvent entraver l’accès à la vie bonne à une partie des membres des groupes. Le deuxième chapitre en exposera donc l’argumentaire d’Okin. Certains débats concrets, notamment l’expérience française sur l’interdiction du voile dans les écoles, nous serviront de points de référence pour l’étude de la construction de la femme musulmane.

Le troisième chapitre nous permettra de voir que la critique féministe du multiculturalisme met en lumière des contradictions fondamentales au sein du libéralisme. Le multiculturalisme est compris comme manière de faciliter l’accès à la vie bonne alors que les féministes le mettent en doute. Le troisième chapitre mettra ainsi en évidence les tensions et les paradoxes exprimés par la critique du multiculturalisme. Cette tension entre la promotion de l’autonomie et la reconnaissance de la diversité comme moyen permettant aux individus de déterminer leur vie bonne est au cœur de l’aporie du problème de la fausse conscience. Le problème de fausse conscience et le paradoxe de l’autonomie seront analysés à l’aune des théories du libéralisme et du multiculturalisme que nous aurons vues précédemment. Des solutions apportées par les nouvelles perspectives féministes seront également abordées.

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Chapitre 1 : Le multiculturalisme comme norme de justice

libérale

Le pluralisme moral est inhérent à nos sociétés. Par pluralisme moral, nous entendons qu’il est impossible de hiérarchiser les valeurs et les conceptions du bien les unes par rapport aux autres. Ce contexte, caractérisé par un désenchantement du monde et une individualisation des normes morales, démentit l’« antique croyance (qui) repose sur l’idée que toutes les valeurs positives auxquelles les hommes sont attachés sont finalement compatibles et peut-être même interdépendantes ».3 Le désenchantement du monde tel que conçu par Nietzsche et Weber

signifie justement il n’y a pas de valeurs morales inhérentes à la structure du monde ou à une vision surplombante qui serait en mesure les fonder. Or, le contexte de désenchantement, dans lequel les sources de normativité extérieures aux agents ont perdu, pour plusieurs, leur force persuasive, favorise l’émergence du libéralisme politique au sein duquel les individus sont libres d’adhérer à une conception du bien ou de la vie bonne qui leur est propre. Ce contexte particulier à l’époque contemporaine se distingue des situations où un contexte normatif s’impose aux individus et où l’État entérine une doctrine philosophique englobante particulière.

La société libérale moderne reconnait l’incommensurabilité des opinions sur ce qui donne un sens à la vie humaine, c’est-à-dire selon les termes de Weber que « les divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable».4 L’impossibilité de parvenir à une

hiérarchisation absolue des valeurs pose un problème particulier pour l’action politique, plus particulièrement pour la délicate question des règles communes du vivre-ensemble. Les certitudes

3 Berlin, Isaiah. «Deux conceptions de la liberté», Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988, p. 213. 4Weber, Max. Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963, pp.105-106.

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que l’on aurait sur le plan moral nous permettraient d’imposer non seulement nos opinions, mais aussi nos manières d’agir aux autres. Or cette absence de point de vue hiérarchisant pose un problème de taille à la philosophie politique : comment arbitrer les conflits normatifs qui opposent les citoyens si ces derniers présentent des points de vue à la fois raisonnables et irréductibles l’un à l’autre? Existe-t-il alors une position juste? Sommes-nous condamnés à l’arbitraire?

C’est justement parce qu’il existe plusieurs domaines d’intervention étatique qui peuvent faire l’objet de désaccords touchant directement ou indirectement les doctrines englobantes – qu’elles soient religieuses ou séculières – que la philosophie politique doit se poser les questions suivantes : doit-on donner un droit absolu à la liberté de religion dans la sphère publique (au travail, à l’école, etc.), financer des écoles religieuses, autoriser des partis politiques religieux, tolérer des pratiques discriminatoires envers les femmes, etc.? Mais l’absence d’une hiérarchie ou d’une vision surplombante met l’État dans une position où il semble épistémologiquement incapable de trancher de façon impartiale sur ces questions. L’idée de laïcité est particulièrement touchée par cette difficulté épistémologique.

L’exigence de neutralité de l’État découle de ce pluralisme en ce sens qu’elle suppose que l’État doit s’abstenir de souscrire à une conception du bien en particulier ou encore moins de l’imposer. Tous les citoyens doivent être en mesure de souscrire à leur propre conception du bien et de mener leur vie en accord avec cette vision. Ils sont libres d’adopter un mode de vie en accord avec une doctrine englobante qui leur convient à la seule condition qu’ils n’empêchent pas les autres individus de faire de même.

Néanmoins, cette diversité des valeurs ne nous empêche pas d’établir des principes en vue de vivre sous des règles communes dans lesquelles tous sauraient se reconnaitre et qui

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permettraient la collaboration. Ces principes permettraient à tous de se reconnaitre dans les institutions de l’État.

Plusieurs auteurs ont entrepris le défi de définir les cadres permettant le vivre-ensemble dans un contexte de désenchantement du monde et de pluralisme. Dans ce chapitre, je voudrais démontrer, par l’exposition des principes libéraux et du multiculturalisme qui en découle, la base théorique à l’origine des pratiques de reconnaissance et d’accommodement raisonnable afin de mieux comprendre ce qui, à l’origine, justifie les politiques multiculturalistes critiquées par certaines féministes. Le fait du multiculturalisme est indéniable dans nos sociétés. Mais le multiculturalisme est aussi une volonté politique et morale issue du libéralisme dont il importe d’explorer les fondements afin de mieux cerner ce qui dans sa mise en application peut cadrer ou non avec des mesures visant l’égalité des femmes. Pour ce faire, nous proposons d’explorer les racines du libéralisme en exposant tout d’abord la pensée de John Locke au sujet de la tolérance interconfessionnelle. Par la suite, nous verrons comment John Rawls réussit à établir une véritable théorie de la justice qui servira de soubassement à l’édification d’une politique multiculturaliste. Nous mettrons en relief les bases d’une telle politique et les délimitations de son application avec l’étude de Will Kymlicka, qui propose de nouvelles normes de justice s’appliquant spécifiquement aux minorités. Nous terminerons avec l’étude de Charles Taylor, qui nous permettra d’établir les fondements de la construction de l’identité. Si les exigences de justice issues du libéralisme nous enjoignent à laisser les individus poursuivre leur propre conception du bien, Taylor met en lumière l’obligation éthique de leur donner les conditions de possibilité de la construction d’un horizon existentiel significatif.

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1.1 La justification libérale de John Locke de la tolérance religieuse

et ses limites

Le but de cette présentation du libéralisme lockéen est de démontrer le caractère indépassable du libéralisme dans le contexte du pluralisme des valeurs. La primauté que Locke accorde à l’individu fait de lui un des précurseurs du mouvement des Lumières et de la Déclaration des droits des individus. Encore aujourd’hui, malgré la difficulté à rendre compte transcendentalement de la légitimité de droits inaliénables des personnes, le système libéral demeure un incontournable dans notre conception de la justice et du champ d’application légitime de l’autorité qu’un État peut avoir sur l’individu. Locke ayant rejeté la doctrine de l’assujettissement naturelle des êtres humains, la souveraineté de l’individu est justifiée par l’égalité et la liberté des hommes dans l’état de nature. La constitution étatique est alors conçue comme issue d’un contrat régulant les volontés des hommes dont l’objectif minimal est leur propre conservation et celle de leurs propriétés. La perte de liberté qui découle de cet arrangement est toujours subordonnée au consentement de l’individu : il ne peut vivre dans un État qui légifèrerait dans un sens contraire à ses intérêts de base.

1.1.1 Les limites du rôle de l’État dans les affaires spirituelles

Dans sa Lettre sur la tolérance, Locke tire une conséquence importante du concept de tolérance : étant donné les fins spécifiques du pouvoir politique, il est illégitime pour l’État de forcer quelque individu que ce soit à croire. Il s’agit pour lui d’affirmer que l’adoption d’une croyance religieuse particulière ne fait pas partie du contrat politique ayant mené les individus à conférer un pouvoir à l’État. Un individu dans l’état de nature ne peut forcer un autre individu à croire, car il n’a aucune emprise sur sa conscience. Par conséquent, la fin de l’État n’est ni de s’assurer du salut des individus ni de punir les hérétiques, puisque cette autorité ne lui est pas

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déléguée au moment du contrat et qu’il ne possède pas les moyens pour exécuter cette tâche. En fait, d’une façon générale, Locke condamne les actions politiques qui dépassent le cadre dans lequel elles ont été instituées. À cet égard, nous pouvons affirmer que pour Locke, si les hommes pouvaient se passer de la société pour vivre ensemble en paix, il n’y aurait pas besoin de gouvernement. Il s’ensuit que c’est cela, et cela seulement, qui constitue la fin du gouvernement.

De plus, Locke étant contractualiste, il est rationnel de croire que, puisque la totalité des membres ont consenti aux institutions politiques, ces institutions ne devraient pas nuire aux individus qu’ils les ont désirées (si elle leur refusait la pratique de rituels religieux nécessaires à leur salut par exemple). L’empiètement de l’État dans les affaires spirituelles dépasserait non seulement le rôle pour lequel il a été créé, mais viole également le droit d’autodétermination qui s’apparente étroitement au droit d’un individu dans la société civile de disposer librement de ses biens et de son corps.

Si Locke affirme que « tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes »5, il fait référence non seulement à la fin de l’État incompatible avec une

mission d’orientation religieuse, mais aussi à son incapacité pratique de modifier réellement les croyances religieuses fondamentales de ces citoyens. Autrement dit, la nature même de l’entendement humain justifie l’abstention de l’État vis-à-vis les affaires religieuses. Ainsi à la question « l’État est-il habilité pour dicter les conduites religieuses de ses citoyens? », Locke répond en convoquant un argument en faveur de la tolérance: « Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que son pouvoir est borné à la force extérieure de l’esprit […]. Ajouter à cela que notre entendement est d’une telle nature qu’on ne saurait le porter à croire quoi

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que ce soit par la contrainte. »6 Cet argument, qui plaide en faveur du caractère privé de la

conscience et contre l’intervention étatique dans les affaires religieuses, a pour sa part un caractère plus épistémique que politique. Non seulement l’Église et l’État n’ont aucun droit d’imposer des croyances, mais en plus ils ne sont même pas en mesure de le faire.7 La raison en

est que l’individu ne peut être contraint à croire et à devenir adepte d’une religion. Le but de toute religion étant le salut de l’âme, tout individu qui ne partage pas une foi sincère ne peut être sauvé : la foi véritable exige la sincérité. Locke va jusqu’à affirmer que non seulement on ne peut contraindre un homme, mais qu’il est « impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusqu’à devenir aveugle à lui-même et laisser le choix à un autre le culte qu’il doit embraser. »8

L’essence même de la vraie religion, selon Locke, réside dans « la persuasion intérieure absolue ». Peu importe les cultes que l’on pratique de l’extérieur, le salut ne peut être assuré sans que l'on soit absolument convaincu que les dogmes qui les sous-tendent sont vrais et qu’ils apporteront le salut.9

Comme le domaine religieux ne relève pas de la connaissance, tous les hommes sont égaux face à la vérité religieuse, y compris les dirigeants.10 Il serait en ce sens irrationnel d’être

obligé de suivre les directives d’un magistrat qui serait certain du chemin que l’âme d’un individu doit emprunter et qu’un individu soit contraint par ce même magistrat d’abandonner une religion jugée hérétique puisqu’il est né dans un pays particulier. Selon Locke, notre sort éternel ne doit

6 Ibid., p.37.

7 Dunn, John. La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, collection Léviathan, 1991, p.46. 8 Locke, John. Lettre sur la tolérance, op. cit., pp.36-37.

9 Ibid., p.37.

10 Ibid., p.51. Ce parti pris en faveur du pluralisme et de l’impossibilité épistémologique d’établir la vérité religieuse est conforme à l’empirisme de Locke puisque pour être connue avec certitude, une chose doit se présenter à l’esprit par les impressions sensibles. La connaissance, qui provient de la répétition de l’expérience, ne peut s’appliquer à la croyance religieuse, qui ne possède aucun fondement « sensible » véritable.

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pas dépendre de telles contingences, mais doit être assumé par l’individu lui-même et être le résultat d’une conviction profonde.

Ainsi, l’intention et la sincérité de tous pourraient être compromises, autant pour ceux qui n’adhèrent pas à la religion que le magistrat veut imposer que pour ceux qui y adhèrent car, comme nous l’avons vu, il n’y a que la sincérité du cœur qui plaise à Dieu.11 L’argument de

Locke contre toutes les formes de persécution est définitivement en faveur du droit individuel de s’occuper de son propre salut. C’est pourquoi, selon lui, l’État doit respecter la liberté de culte: « La loi ne saurait empêcher aucune assemblée religieuse, ni les prêtres d’aucune secte, de tourner à un saint usage ce qui est permis à tous les autres sujets dans la vie ordinaire. »12

Autrement dit, les actions qui sont permises à individu dans un cadre séculier doivent être aussi permises si elles sont accomplies dans un but religieux. Cette restriction de la législation implique une grande marge de liberté pour les pratiquants de différentes allégeances. Locke suggère que l’État devienne indifférent aux convictions religieuses de ses membres aussi longtemps que celles-ci ne menacent pas la paix et les biens, et c’est cette indifférence qui garantit à chacun le droit de s’occuper de son propre salut.13

11John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p.53.

12Ibid., pp.57-58. On pourrait penser ici à toutes les manifestations visibles de la foi religieuse tel le port de signes ostentatoires dont le port d’un voile intégral comme la burka. La loi ne pourra pas non plus empêcher les rassemblements d’hommes religieux puisqu’elle ne contient pas d’interdiction de rassemblement dans la vie courante.

13 Alors qu’il vient à peine de faire l’éloge de la tolérance pour la paix civile et contre l’exclusion de certains groupes, Locke, à la fin de la Lettre est particulièrement intraitable envers les catholiques et les athées. Envers les premiers puisqu’ils exigent pour eux-mêmes des privilèges contraires au droit civil, comme le droit de mentir aux hérétiques. Sans oublier que ces membres sont sous la domination d’un autre prince. En les tolérant, le magistrat « permettrait alors qu’une juridiction étrangère s’établisse en son propre pays et qu’on employât ses sujets à lui faire la guerre »lors d’un éventuel conflit entre le magistrat et le pape. L’État ne doit pas tolérer non plus les athées parce que les promesses, les contrats, les sermons et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne saureraient engager un athée à tenir parole.

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1.1.2 Les limites à la souveraineté des individus

Locke propose quand même des limites à cette liberté qui peuvent nous servir de guides. La protection des croyances religieuses ne doit pas être une justification de toutes les exubérances subversives : jamais un magistrat ne peut tolérer les cultes qui sont contraires au bien de l’État. Par exemple, bien que l’État doive laisser les pratiquants immoler un veau s’ils croient que cela peut plaire à leur Dieu, il ne peut tolérer qu’ils immolent un enfant.14

Pourtant, si Locke est en faveur d’une certaine abstention de l’État, les choses se compliquent lorsqu’il y a conflit entre la loi qui protège les biens et la paix sociale et les « droits individuels », par exemple la liberté religieuse. Ainsi la liberté religieuse d’un individu n’est pas absolue : elle concerne seulement la partie de son culte qui, aux yeux du souverain, ne semble aucunement menacer l’intérêt des autres. En ce sens, la Lettre sur la tolérance de Locke offre un système d’interprétation qui prend la forme d’une articulation entre la liberté de croyance et les exigences du bon fonctionnement de la société; en définitive, une articulation entre le bien général et les droits individuels. Il s’agit en fait de ne pas légiférer inutilement dans le domaine qui ne concerne pas les affaires que doit gérer l’État en vertu du contrat social entre les individus. En fait, les raisons théologiques justifiant la nécessité d’une croyance véritable sont surtout des arguments qui visent à protéger le salut de l’individu leur conférant ainsi un droit à la liberté religieuse.

En terminant, il convient de souligner que la pensée de Locke peut éclairer bien des thématiques propres au multiculturalisme, notamment le droit pour un individu de poursuivre son bien propre, l’exigence de la neutralité de l’État et la nécessité de ne pas sacrifier les croyances individuelles lorsque l’intérêt général ne l’exige pas. Même s’il n’en fait pas mention dans le

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texte, cette dernière exigence pourrait justifier les normes de justice multiculturelle bien avant son temps.

Par contre, un des problèmes au cœur de la critique féministe du multiculturalisme est issu des fondations mêmes du libéralisme lockéen : cette critique souligne l’incompatibilité alléguée entre la souveraineté de la conscience individuelle et le principe d’égalité entre les personnes. En effet, dans le système lockéen, aucun homme ne peut prétendre en assujettir un autre à sa propre volonté. Nul ne détient d’autorité arbitraire sur un autre. C’est sur l’affirmation de l’égalité fondamentale entre les personnes formulée par les Pères du libéralisme que les féministes ont elles-mêmes appuyé leurs revendications : rien ne justifierait ontologiquement l’affirmation de la supériorité des hommes sur les femmes. On peut aisément concevoir aujourd’hui que cette notion d’égalité entre les sexes est constitutive de notre contrat social. Un des problèmes que l’on se propose d’explorer dans le deuxième chapitre de ce mémoire est la difficulté théorique que pose la possibilité qu’une conscience individuelle prétendument souveraine, celle d’une femme par exemple, s’opposerait à ce statut fondamental d’égalité et appellerait de ses voeux des institutions et des mesures d’accommodement soutenues par un système de croyances contraire à cette notion même d’égalité.

En définitive, la pensée politique de Locke, et en particulier sa Lettre sur la tolérance, nie les prétentions de l’Église quant à son pouvoir sur les territoires nationaux et est, en ce sens, un des précurseurs du libéralisme et de l’idée de séparation de l’Église et de l’État. Ainsi, on peut considérer que le concept de tolérance constitue la condition même de la possibilité d’une vie religieuse à l’intérieur d’une société, qu’elle soit plurireligieuse ou monoreligieuse. L’idée maitresse ici est d’affirmer la souveraineté de la conscience individuelle et de restreindre les ardeurs d’un État voulant statuer sur une conception du bien en particulier qui pourrait se réaliser

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au détriment de celles adoptées par les individus, par exemple celles qui seraient jugées contraires à leur propre autonomie : c’est ce que défendent notamment les féministes au sujet de l’adoption par les femmes d’une religion patriarcale.

1.2 La théorie de la justice de John Rawls

La conception lockéenne du libéralisme démocratique, s’incarnant dans une société où le consentement de chaque membre est nécessaire à la légitimité du contrat social et qui est largement basée sur les droits individuels, se retrouve en grande partie chez Rawls, un des grands penseurs du libéralisme. La théorie de la justice de Rawls se propose néanmoins de dépasser le simple concept de tolérance interconfessionnelle et étatique envers les minorités en rendant le pluralisme et surtout l’incommensurabilité des différentes conceptions du bien constitutif du libéralisme.

Rawls contribue à la pensée libérale en réaffirmant le rôle de l’État en tant que promoteur de la justice au détriment de son rôle de défenseur d’une conception particulière du bien. Par conséquent, tout à fait dans la tradition lockéenne, l’État est un organe au service des citoyens. Pour notre mémoire, l’étude de la pensée de Rawls est surtout nécessaire à la formulation d’une véritable conception de la justice qui pourrait éventuellement s’appliquer dans le cadre libéral d’une politique de justice envers les minorités culturelles. Ces minorités seront non seulement conçues comme devant être tolérées, mais véritablement reconnues. Une des difficultés particulières qui se présente à cet égard est de trouver des principes de justice objectifs communs dans un contexte de pluralisme, c'est-à-dire des principes aptes à assurer notamment la liberté de tous malgré l’incommensurabilité des différentes conceptions du bien qui peuvent être adoptées par les individus. C’est pourquoi Rawls veut nous faire comprendre que la prise en considération

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du pluralisme moral est constitutive d’une théorie de la justice. Nous verrons que la justification d’une véritable neutralité de l’État n’est pas seulement en apparence supportée par un système de tolérance qui aurait une justification pratique, mais cette neutralité permet véritablement d’assurer la liberté et en ce sens une forme d’égalité dans la façon dont l’État se comporte à l’égard de tous, et ce peu importe leur allégeance confessionnelle.

1.2.1 La neutralité à l’égard des conceptions de la vie bonne comme principe de

justice

Rawls indique que, jusqu’aux Guerres de religion des XVe et XVIe siècles, il était

impossible de concevoir un système de coopération entre les adeptes de confessions différentes ou encore entre individus ne partageant pas une même conception du bien. Il considère en fait que l’on se contentait alors au mieux d’un système de tolérance sans toutefois établir de principes de justice unificateurs. Le libéralisme politique tel que conçu par Rawls a donné une formulation philosophique forte à la réalité du pluralisme découlant de la Réforme protestante en Europe : en l’absence d’un dogme et d’une autorité unique, aucun camp ne pouvait l’emporter sur l’autre. Ce pluralisme s’est finalement étendu aux autres doctrines religieuses et non religieuses.

En fait, c’est en partant du constat que le pluralisme de nos sociétés modernes est justifié et surtout inévitable que Rawls élabore sa conception libérale de la politique démocratique.15 Ce

pluralisme est un fait considéré comme une «circonstance normale» de nos démocraties libérales, un fait qui est même désiré dans la mesure où il permet de profiter de nombreux avantages de la diversité humaine et démontre le bon fonctionnement des institutions libérales. La diversité, et parfois l’incompatibilité, des doctrines englobantes du bien fait en sorte que les institutions

15« Une hypothèse cruciale du libéralisme consiste en ce que les citoyens égaux ont des conceptions différentes, et effectivement incommensurables et irréconciliables, du bien. » Rawls, John. Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 361.

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publiques ne doivent pas se prononcer plus sur le statut de vérité des positions et s’abstiennent de souscrire à une conception du bien en particulier.16 En ce sens, le libéralisme ne se prononce pas

sur les questions doctrinales. En effet, la théorie du libéralisme de Rawls se base sur la constatation qu’il est possible de justifier rationnellement une multitude de valeurs et de modes de vie différents qui sont fondamentalement irréductibles et irréconciliables les uns par rapport aux autres. Rawls démontre notamment les limites épistémologiques de la rationalité quant à sa capacité à déterminer le sens de l’existence humaine.17 C’est par le constat de cette impossibilité

épistémologique que le libéralisme statue que l’État se doit d’être un organe neutre, capable de faire en sorte que des individus puissent réaliser leurs propres conceptions de la vie bonne.18

La multiplicité des doctrines compréhensives concurrentes, qui s’opposent dans un pluralisme raisonnable, est à l’origine de nombreux problèmes portant sur l’élaboration d’une théorie unique de la justice qui s’élèverait au-dessus des rivalités. Le libéralisme ne peut s’appuyer sur aucune conception du bien en particulier, mais doit s’assurer que les conditions de possibilité de leur réalisation soient possibles. Il doit tolérer de multiples conceptions du bien et pour cette raison ne peut en adopter une en particulier. En ce sens, la conception du juste viserait la structure sociale de base que tous seraient prêts à reconnaitre comme juste par leur adhésion et l’assurance que les autres membres de la société y adhèrent aussi.19 C’est cette question de la

justice, qui est définie indépendamment de la question de la vie bonne, qui sera prioritaire par rapport au bien. Mais « comment une société juste et libre est-elle possible dans des conditions de conflits doctrinaux profonds sans espoir de solution? »20 Alors que Rawls écarte l’option de se

16 Ibid., p.17. « Afin de faire régner l’impartialité entre les doctrines compréhensives (le libéralisme politique) ne traite pas les questions morales sur lesquelles ces doctrines sont divisées. »

17 Maclure, Jocelyn et Charles Taylor. Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010, p. 32. 18 Rawls, John. Libéralisme politique, op. cit. p.17.

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rabattre sur la simple opinion du plus grand nombre comme principe d’arbitrage de ce pluralisme – puisque cette solution comporte le risque de soumettre les minorités à l’opinion majoritaire et ainsi briser les normes de justice – on est en mesure de se demander s’il est possible de trouver un ou des principes de justice objectifs. Il s’agit justement d’une difficulté importante pour la théorie politique de Rawls : elle veut éviter le relativisme, le scepticisme ou une autre forme de nihilisme, mais également éviter de reposer sur une conception métaphysique ou particulière du bien, et ce tout en étant contraignante.

Selon Rawls, la justice est la tentative d’éliminer l’arbitraire dans les décisions politiques. Comme on considère que notre raison ne peut, par ses limites transcendantales, valider ou infirmer la validité des conceptions du bien, la justice ne doit pas favoriser une conception par rapport à une autre. Rawls prétend que les institutions politiques doivent être conçues de telle sorte qu’elles permettent d’assurer la liberté et l’égalité de tous peu importe leur allégeance « sauf dans la mesure où celle-ci est incompatible avec les traits essentiels de la raison publique. »21 Le

libéralisme politique s’insère dans cette vision pluraliste puisqu’il ne soutient aucune conception forte du bien, mais tente plutôt de spécifier des valeurs politiques (condition d’une société dont les termes de la coopération seraient équitables). En ce sens, le libéralisme politique s’inscrit dans un système où les droits et libertés de base sont respectés et constitutionnellement enchâssés.

1.2.2 La présomption d’autonomie de l’individu

Une des suppositions à la base de la théorie libérale de Rawls est que la société à laquelle ses principes de justice s’appliquent est composée d’individus qui sont présumés rationnels et ayant par ailleurs chacun leurs intérêts propres et parfois irréconciliables avec ceux des autres.

21 Rawls, John. Paix et démocratie Montréal, Boréal, 2006, p.160. En effet, la raison publique, conçue comme une raison se prêtant à la critique dans le cadre d'un espace public de discussion, ne peut inclure dans la discussion ceux qui rejettent explicitement les principes de la démocratie.

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Les personnes sont considérées comme des membres normaux et pleinement coopératifs de la société puisqu’on leur attribue d’emblée deux caractéristiques morales, c'est-à-dire un sens de la justice et la capacité d’entretenir une conception du bien. Être capable d’entretenir une conception du bien, c’est être capable de former, de réviser et de poursuivre rationnellement une telle conception, de ce qu’est, pour nous, une vie humaine qui mérite d’être vécue.22 Une

conception du bien consiste normalement en un système déterminé de valeurs et de finalités auquel s’ajoute le désir que prospèrent certaines personnes et certaines associations, qui font l’objet d’engagement et de fidélités. Une telle conception comprend également une vision du monde – religieuse, philosophie ou morale –, vision du monde en référence à laquelle sont compris ces engagements.23 Cette vision du monde est essentielle pour que l’individu ait la

capacité de définir sa propre conception du bien.

Cette autonomie fait ainsi partie des conceptions libérales de la justice. Caractérisées d’abord par une liste de droits et libertés, les conceptions politiques de la justice sont caractérisées par quelques priorités lexicales – qui régissent le rapport entre les principes de justice – et par des mesures qui garantissent à tous les citoyens de pouvoir faire un usage effectif de ces libertés.24 Nous l’avons vu, la raison publique ne soutient aucune conception particulière

du bien ou de la morale : les conceptions politiques peuvent avoir leur source au sein d’une doctrine englobante particulière, mais celles-ci devraient pouvoir être présentées indépendamment de cette doctrine pour être proprement politiques. Elle doit pouvoir faire l’objet d’un consensus et permettre l’adhésion et l’appui de tous les citoyens, et ce peu importe leur conception de la vie bonne. Ces conceptions doivent être conformes aux institutions de base et

22 Elle attribue d’emblée la notion d’autonomie de conscience aux individus. 23 Id. Libéralisme politique, op. cit., p. 359.

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respecter la conception du citoyen comme libre et égal et la vision de la société entendue comme un système de coopération.25. Ce parti pris pluraliste n’est pas, comme nous l’avons mentionné,

un relativisme. Par exemple, en ce qui a trait à la condamnation des relations homosexuelles ou polygames si elles sont défendues au nom d’intérêts pour la famille et vues comme une déchéance morale, cette condamnation ressemble plus à une justification morale que politique. Si, par contre, un plaidoyer contre la polygamie se fait dans le cadre de la défense de l’égalité des femmes ou des intérêts des enfants, cela pourrait constituer une justification légitime au sens libéral. La raison publique démontre comment, à partir de sa propre doctrine (qui condamne la reconnaissance légale des relations polygames par exemple), on peut faire valoir une justification publique raisonnable que tous peuvent potentiellement accepter.

Le cadre de la raison publique permet à Rawls d’affirmer que des membres de diverses communautés religieuses et ceux qui ont d’autres allégeances non religieuses peuvent adhérer à la même société démocratique de plein gré parce que ces derniers considèrent raisonnables les valeurs politiques du régime constitutionnel. En ayant discuté, s’étant convaincu et en s’étant laissé convaincre, l’individu peut concevoir que les institutions adoptées soient les plus justes possibles même si ces valeurs ne recoupent pas la totalité des valeurs de leur propre doctrine englobante.26 À cette condition, on ajoute celle que les individus doivent pouvoir bénéficier du

système le plus étendu possible de liberté, que les institutions s’assurent de leur offrir des possibilités réelles, et qu’ils puissent ainsi avoir accès à ce que Rawls appelle les « biens sociaux premiers ».

25 Ibid., p.172.

26 Ibid., p.179. Rawls croit tout de même qu’une éducation introduisant aux différentes doctrines religieuses doit être inculquée à tous les citoyens puisque les justifications qui proviennent des différentes doctrines doivent être

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Les critiques du libéralisme avancées par certains auteurs associés au communautarisme ont par contre été fécondes pour penser le multiculturalisme. Par exemple, l’approche téléologique du communautarisme27 est contraire à l’exigence déontologique du libéralisme : on

cherche ici à comprendre quels sont les droits des individus sans les subordonner à une vision du bien qui les transcenderait. Les individus peuvent poursuivre leur propre conception téléologique, mais les normes civiques avec lesquelles ils vivent ne doivent défavoriser (ou favoriser) aucune d’entre elles sous peine d’être inéquitables. Malgré le débat qui a opposé libéralisme et communautarisme, nous prendrons dans ce mémoire un parti pris résolument libéral en ce sens que nous tenons pour acquise la priorité lexicale du juste sur le bien.

Ainsi, les nouvelles normes du multiculturalisme pourront aller dans le sens du libéralisme en permettant aux individus qui vivent dans des cadres normatifs différents de la majorité de poursuivre des buts qui leur sont propres. On retiendra également de Rawls la présupposition axiomatique de l’autonomie des agents, accordant d’emblée à ces derniers un caractère rationnel, c'est-à-dire une capacité à établir et à réviser par eux-mêmes leur propre conception du bien. En ce sens, il serait illégitime pour l’État de statuer unilatéralement sur la signification d’un signe religieux comme le voile, par exemple. La théorie libérale de la justice de Rawls va dans le sens de la recherche des normes équitables de coopération permettant à chaque citoyen de trouver son compte dans les institutions étatiques et de ne pas être victime d’une citoyenneté différenciée sur le plan des droits. C’est en posant ces bases théoriques que Rawls réussità fonder une nouvelle théorie de la justice. Dans les réflexions postérieures à la parution de la Théorie de la justice, le multiculturalisme et les balises gérant les droits des minorités se

27 Puisque l’individu n’est pas une coquille vide et qu’il a besoin d’une communauté pour se déployer, pour devenir une personne possédant une identité morale, les communautariens croient que l’État doit se préoccuper d’une certaine conception du bien.

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poseront comme des correctifs dans la continuité des objectifs de justice libérale fondée par Rawls. En effet, les normes de justice libérales, d’abord esquissées par Rawls, sont constitutives du multiculturalisme. Rawls nous aidera notamment à déterminer si une conception particulière du bien est présupposée par la critique féministe du multiculturalisme ou si au contraire cette dénonciation est supportée par une justification publique raisonnable et qui pourrait ainsi être légitime au sens libéral.

1.3 Kymlicka : Le fondement des droits différenciés

Les penseurs de la fin du XXe siècle ont mis en lumière quelques insuffisances de la théorie de la

justice de Rawls en proposant entre autres une conception libérale du multiculturalisme. Cette théorie nous entraine en effet vers une compréhension plus générale du problème des minorités. Les penseurs du multiculturalisme ont tenté de parachever les théories de la justice en leur ajoutant une dimension qui permette le juste traitement des groupes minoritaires. Cette question du traitement juste des minorités est essentielle à notre étude en particulier celle du traitement des minorités internes.

Kymlicka est de ceux qui s’intéressent particulièrement à cette question négligée par la pensée libérale de Rawls : il s’agit pour lui de trouver une justification libérale à la question spécifique des droits des minorités culturelles, plus précisément de prouver qu’ils constituent un aspect essentiel d’une théorie de la justice qui se respecte. Pour toutes sortes de raisons historiques, les libéraux ont cru que les droits de base de liberté de religion et d’association étaient suffisants pour rendre justice aux individus faisant partie des groupes culturellement différents de la majorité. Kymlicka considère aussi que ces droits sont essentiels, mais qu’ils s’avèrent insuffisants pour une théorie libérale de la justice.

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De plus, Kymlicka est devenu un penseur phare pour comprendre les nouvelles normes de justice s’appliquant spécifiquement aux minorités. Ainsi, il est un interlocuteur indépassable pour comprendre la critique de Susan Moller Okin concernant le tort supposé fait aux femmes par le multiculturalisme et plus généralement la critique des féministes dénonçant le traitement réservé aux minorités vulnérables au sein des minorités qu’on accommode en leur accordant certains droits spécifiques. En fait, nous estimons que les distinctions entre les différents types de droits des minorités établies par Kymlicka seront suffisantes pour répondre aux critiques ultérieurement formulées.

1.3.1 Justifier les droits des minorités : d’autres modèles que l’assimilation

Un des aspects originaux de La citoyenneté multiculturelle de Kymlicka est sans doute la distinction qu’il établit entre divers types de diversité, c’est-à-dire qu’il a pris la peine de distinguer différents types de minorités. Tout d’abord, s’il distingue les États multinationaux des États polyethniques, c’est que ces deux types d’État contiennent en leur sein deux types de minorités bien différentes, qui sont les minorités nationales et les groupes issus de l’immigration.28 Ces importantes distinctions visent entre autres à répondre aux nombreuses

craintes caractéristiques de la pensée libérale, notamment la multiplication à l’infini des revendications des groupes, le risque de ghettoïsation, la violation des principes libéraux, etc. Selon Kymlicka, à chacun des groupes mentionnés correspondent des droits spécifiques qui leur sont propres, ce qui signifie que les revendications formulées par un groupe n’ont pas la même légitimité pour l’autre. Nous nous intéresserons plus particulièrement à ce qu’il a nommé la diversité polyethnique, c'est-à-dire la diversité issue de l’immigration.

28 Comme Kymlicka le mentionne lui-même, nous trouvons plus fructueuse cette distinction que celle, proposée par Walzer, entre État-nation et société d’immigration. Cette dernière distinction, quoi qu’elle ait le mérite de mettre en relief les différents types de multiculturalisme, a tendance à minimiser l’existence de minorités nationales au sein des sociétés d’immigration et de minimiser les revendications des groupes ethniques dans les États-nations.

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Cet État multinational s’est formé par l’intégration, volontaire ou non, de cultures auparavant autonomes et territorialement délimitées. Le plus souvent, ce type de minorité (appelé minorité nationale) a comme objectif de se maintenir comme société distincte.29 Kymlicka décrit

l’immigration comme étant la deuxième source de diversité culturelle dans les États. Auparavant, le terme « multiculturel » ne semblait pas s’imposer aux pays qui recevaient l’immigration. Puisqu’on s’attendait à ce que les nouveaux arrivants s’assimilent à l’identité et aux normes culturelles dominantes, on ne considérait pas ces groupes comme étant culturellement distincts. On refusait même à certains groupes le droit d’immigrer si on ne les jugeait pas assez « assimilables ». 30 Conçue d’abord comme un facteur essentiel de la stabilité politique,

l’assimilation désignée sous le nom d’«anglo-conformité » dans les pays anglo-saxons a été remise en question par les citoyens issus de l’immigration dans les années 70. Une politique plus tolérante et pluraliste devait leur permettre de vivre certains éléments de leur culture ou de leur religion sans subir les préjudices de la discrimination par la majorité. Cette nouvelle politique n’a pas impliqué un rejet de l’intégration : le plus souvent, les groupes issus de l’immigration souhaitent effectivement s’intégrer à la société dans son ensemble. Ils ont d’ailleurs immigré entre autres pour cette raison. Ils n’ont par ailleurs pas l’objectif de former une nation séparée – aucun groupe ne revendique aujourd’hui le droit de coloniser un coin de pays pour en faire une terre nationale –, mais plutôt de modifier les sociétés pour en faire des États « polyethniques ». La plupart cherchent plutôt à s’intégrer à la nation majoritaire plutôt qu’à s’en séparer.

Les minorités nationales ne sont pas cependant les seules à pouvoir exiger certains droits spécifiques aux groupes. S’ils ne peuvent revendiquer les mêmes droits que les minorités

29 « Une communauté historique plus ou moins institutionnalisée occupant un territoire donné ou sa terre natale et partageant une langue et une culture distincte ».29 Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle : une théorie

libérale du droit des minorités, Montréal, Boréal, 2001, p.24.

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nationales, les membres des groupes issus de l’immigration peuvent jouir quant à eux de droits polyethniques. Leurs revendications, au départ, venaient du rejet du modèle de l’assimilation ou de l’exclusion et visaient la reconnaissance de leur particularité et la possibilité de pouvoir l’exprimer sans craindre les préjugés et la discrimination. S’engager dans la lutte contre la discrimination des minorités visibles s’inscrivait dans le vaste projet du multiculturalisme, mais ces politiques ne visaient pas d’objectifs plus contraignants que le respect des droits des citoyens. Certaines revendications ont ensuite touché le financement culturel et l’exemption de l’application de certaines lois. L’exemption du règlement touchant le travail le dimanche pour ceux qui doivent chômer le samedi pour des raisons religieuses ou du règlement concernant le port de l’uniforme dans la police ou l’armée pour les sikhs désirant porter le turban religieux comptent parmi les nombreux exemples d’accommodements que Kymlicka appelle les « droits polyethniques » (qui peuvent être vus comme des accommodements raisonnables). Ces droits polyethniques visent à permettre « aux groupes ethniques et aux minorités religieuses d’exprimer leurs particularités ou leur fierté culturelle sans que cela diminue leurs chances de succès au sein des institutions économiques ou politiques de la société. »31

1.3.2 Multiculturalisme, une menace pour les individus vulnérables?

Comme nous l’avons mentionné, les droits spéciaux accordés aux groupes peuvent être accueillis avec une certaine réticence chez de nombreux libéraux. Une des raisons motivant cette crainte est l’association des droits des minorités avec la conception que l’on se fait des droits dits « collectifs ». Ces droits collectifs qui protègent les groupes s’opposeraient aux droits qui protègent les individus. Or, Kymlicka s’oppose à l’idée que les droits collectifs sont incompatibles avec les principes libéraux. Il tente en effet de démontrer qu’une théorie libérale

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du droit des minorités est possible, c'est-à-dire qui ne s’oppose pas aux principes fondateurs de la théorie libérale, surtout aux droits et libertés individuels. Pour ce faire, il tente d’abord de démontrer en quoi ces droits spécifiques aux groupes ne s’opposent pas nécessairement aux principes libéraux et ensuite que les droits des minorités sont en fait un aspect fondamental de la théorie libérale des droits.

Afin de montrer en quoi les droits des minorités ne s’opposent pas fondamentalement au libéralisme, Kymlicka établit une distinction importante entre les notions de « contrainte interne » et de « protection externe ». Ces deux types de revendications sont susceptibles d’être formulées par les groupes minoritaires et sont généralement considérées comme des droits collectifs, mais elles ont des incidences très différentes. Lorsque les revendications sont des demandes qui visent à contrôler leurs propres membres contre la dissidence interne ou contre certains comportements sous prétexte de protéger le groupe dans son ensemble, on parle de contrainte interne. Lorsqu’un groupe adresse à la société dans son ensemble une demande de mesures visant à les protéger contre les effets de décisions d’un autre groupe ou de la culture majoritaire, on parle alors de protection externe.

Les mesures de contraintes internes représentent bien sûr un grand danger pour la protection des droits et libertés fondamentales. Posséder l’usage de certains pouvoirs publics permettant de restreindre la liberté de ses propres membres peut avoir un effet oppressif sur les individus. Ces mesures peuvent notamment représenter un danger pour les groupes vulnérables au sein des minorités, comme les femmes ou les homosexuels.32 Les droits de protection externe,

quant à eux, visent l’égalité entre les groupes et cherchent à les protéger contre les effets pervers

32 Ibid., p.89. Il est pourtant important de mentionner que toutes les mesures de contraintes ne sont pas équivalentes. Comme Kymlicka le souligne, il existe une différence fondamentale entre le fait d’obliger ses citoyens à voter ou à payer leurs impôts et le fait de leur interdire l’apostasie ou de leur imposer l’orthodoxie religieuse. Ces dernières mesures violent fondamentalement les libertés civiques et politiques des individus et sont bien entendu incompatibles avec les principes libéraux.

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de leur vulnérabilité envers une majorité. Par conséquent, ils ne s’appliquent qu’aux pays comportant des minorités nationales ou ethniques et non aux États polyethniques. Lorsqu’ils favorisent l’équité entre les groupes, Kymlicka affirme que les droits spécifiques aux groupes doivent être appuyés par les libéraux. Au contraire, ces droits doivent être refusés si ces derniers ont pour résultat une contrainte interne.

Mais il est parfois difficile d’évaluer correctement les résultats de l’application des droits différenciés, c’est-à-dire de déterminer si ces derniers vont générer des mesures de protection externe qui favoriseront l’équité entre les groupes ou encore s’ils vont engendrer des contraintes internes importantes.33 Les droits polyethniques peuvent également engendrer ce genre d’iniquité.

Sous prétexte de vouloir protéger certaines pratiques culturelles, des groupes peuvent exiger des mesures qui imposeraient des contraintes internes à leurs membres : par exemple retirer leur enfant de l’école, pratiquer le mariage arrangé ou encore chercher à imposer la loi islamique en droit de la famille.34

Chercher à établir des mesures qui visent à réduire les contraintes internes tout en favorisant les protections externes, voilà l’objectif central d’une politique libérale du droit des minorités. Malheureusement, certains libéraux (ou féministes) n’ayant pas établi la différence conceptuelle entre contrainte interne et protection externe sont plus successibles de craindre l’empiètement des droits collectifs sur les droits individuels, ce qui les amène à rejeter d’un bloc tout ce qui s’apparente à des droits collectifs. Kymlicka propose donc de rejeter cette dichotomie collectif/individuel pour la remplacer par la distinction plus précise entre contrainte interne et

33 Ibid., p.64. Par exemple, la demande d’exemption de certaines nations autochtones de soumettre leur décision à la constitution peut être perçue comme un droit à l’autonomie gouvernementale visant à protéger les procédures traditionnelles de décision des clans qui pourraient être jugées non démocratiques selon les normes des juges blancs et d’une constitution qui n’est pas véritablement neutre d’un point de vue culturel. Mais d’autre part, elles peuvent aussi ouvrir la porte à des abus à l’égard des femmes autochtones qui ne sont plus protégées par la charte des droits et libertés. Quelques mesures peuvent être envisagées pour minimiser ces effets, comme celle de créer une Cour de juges amérindiens qui viserait à faire respecter la charte.

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protection externe. Cette distinction permet à Kymlicka de démontrer que les droits des minorités s’accordent avec la théorie libérale de la justice. Il affirme en effet que ces droits sont en fait une partie constituante du libéralisme.

1.3.3 Le multiculturalisme est essentiel à la liberté individuelle

Afin de démontrer que les droits des minorités qui s’accordent avec les principes libéraux sont essentiels à la théorie du libéralisme, Kymlicka tente de montrer en quoi la culture d’un individu est d’une importance capitale dans le développement de sa liberté individuelle. En fait, la justification qu’il propose provient de son anthropologie philosophique, Kymlicka défendant le caractère essentiel de la culture dans le développement de l’individu. Le raisonnement qu’il nous propose est le suivant. Le libéralisme attribue à tous les individus des libertés fondamentales, ce qui leur donne la liberté de choisir parmi un vaste choix la manière de conduire leur vie. Ces libertés permettent notamment à l’individu de remettre en question son mode de vie et lui permettent d’en adopter un nouveau.35 Cette idée de révisibilité de nos traditions et de nos

croyances est l’une des conditions nous permettant de mener une vie bonne, la première étant d’avoir la liberté et surtout les moyens de pouvoir conduire nos vies « conformément à ce qui selon nous donne à la vie sa valeur. »36 C’est précisément sur ce point que la notion de culture

prend toute son importance. En effet, la croyance en la valeur d’un mode de vie particulier dépend en fait de la valeur et du sens que notre culture lui attribue. Il faut cependant comprendre que la définition de la culture que Kymlicka propose n’a rien à voir avec la signification de cette expression lorsqu’on l’utilise pour parler de divers groupes sociaux, par exemple la culture gaie. Il s’agit plutôt d’une définition de la culture dite « sociétale », c'est-à-dire « une culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités

35 Ibid., p.120. 36 Ibid., p.122.

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