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CHAPITRE 1 : LE MULTICULTURALISME COMME NORME DE JUSTICE LIBÉRALE

1.4 T AYLOR ET LA NÉCESSITÉ DE LA RECONNAISSANCE

1.4.2 La nécessité des politiques de la reconnaissance

Cette crise de légitimation du mouvement d’émancipation associé aux Lumières et de rejet de toute hétérodétermination, elle-même issue du désenchantement du monde, entraine un nouveau type de normativité, qui prend selon Taylor la forme d’une exigence de reconnaissance formulée comme une politique de la différence. Cette politique de la différence provient de l’idée hégélienne qui postule qu’un individu a essentiellement besoin, pour la construction de son identité, d’une forme de reconnaissance intersubjective. La thèse que Taylor défend dans Multiculturalisme, la politique de la reconnaissance, est que l’identité est formée par la « reconnaissance, par son absence ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres ».57

La « méreconnaissance »58 renvoyée par « une image limitée, avilissante ou méprisable » peut

entrainer de lourdes conséquences pour celui qui la subit. Taylor propose alors que l’on considère

57 Id. « La politique de la reconnaissance », dans Amy Gutmann. (dir.), Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1994, p.41

58 Nous emploierons ce terme pour traduire « misrecongnition » qui signifie un manque de reconnaissance et/ou une mauvaise reconnaissance.

le besoin de reconnaissance comme quelque chose de vital.59 Depuis le déclin des sociétés

hiérarchiques et l’avènement des sociétés individualistes et égalitaristes, les individus ont été amenés à construire eux-mêmes leur identité, qui était auparavant déterminée par les structures hiérarchiques. Or la construction de l’identité est essentiellement dialogique selon Taylor. Les individus auraient ainsi besoin du dialogue avec autrui pour donner du sens à leur vie et construire leur propre identité. Et si dans ce dialogue la reconnaissance est refusée ou inappropriée, certains individus peuvent subir une forme d’oppression.60

Charles Taylor a mis à jour de façon claire le besoin de reconnaissance des individus dans la définition de leur identité. Le besoin de reconnaissance est comblé par les proches de même que par la communauté politique dans laquelle il vit. Bien que ce besoin soit vital pour l’individu – une absence de reconnaissance ou une méconnaissance peut porter atteinte à l’estime de soi et l’autonomie –, la reconnaissance politique peut prendre deux formes : la politique de la dignité égale et la politique de la différence. La première est procédurale, car elle consiste en un traitement égal, c’est-à-dire identique, des citoyens, sans égard à leurs particularités. Pour les partisans de l’égale dignité, il s’agit de la meilleure façon de reconnaitre les individus comme étant égaux. Au cours de l’histoire, la lutte pour la reconnaissance égale s’est étendue à plusieurs couches de la population : la reconnaissance de l’égale dignité des hommes et des femmes, des blancs et des noirs, etc. Pour ses partisans, la neutralité du traitement à l’égard des particularismes est la meilleure façon de réaliser une société juste. Mais la politique de la différence pense que pour que la « non-discrimination » advienne, on doit appliquer une politique de « traitement différentiel », c'est-à-dire une politique qui reconnait les particularités de certains groupes ou individus – des accommodements raisonnables par exemple. Les partisans de la

59 Ibid., p.42 60 Ibid., p.55

politique de la différence croient qu’il n’y a pas de politique de justice neutre, c'est-à-dire que sous le couvert de l’universalisme, certaines mesures tendent en fait à favoriser la culture majoritaire. Il s’agirait alors d’une forme de non-reconnaissance qui peut compromettre l’exigence de respect de soi comme bien premier, voire entrainer un rapport négatif à soi. Effectivement, en plus d’identifier les insuffisances de la politique de l’égale dignité, les partisans de la politique de la différence pensent que la non-reconnaissance des particularismes des individus peut entrainer un déni de soi et une image négative d’eux-mêmes. Les partisans de l’égale dignité peuvent percevoir un recul, dit Taylor, dans une politique qui refuse l’aveuglement face aux différences puisqu’elle réintroduit une certaine inégalité et même la notion de citoyen de seconde classe.61

C’est notamment sur la base de ces considérations que la neutralité peut être véritablement atteinte et effective qu’avec un traitement différencié des individus et des groupes. Ainsi les politiques de gestion de la diversité accordant une place à la reconnaissance des différences peuvent se justifier. En offrant un traitement différencié aux individus, il est question entre autres de reconnaitre leur particularité, mais aussi d’offrir les conditions de respect de soi (qui font partie de la famille des biens premiers établis par Rawls).

Certaines critiques féministes que nous allons exposer dans le prochain chapitre tenteront d’opposer aux politiques multiculturalistes des mesures de type « uniformisantes » afin de contrer les effets pervers que peuvent avoir certaines cultures sur la question d’égalité des sexes. Nous tenterons de démontrer à l’aide de l’éclairage apporté par Taylor que certaines politiques visant à atténuer les effets sexistes d’une religion ou d’une culture peuvent s’apparenter à une non- reconnaissance et que ce déni peut avoir des impacts négatifs sur l’identité. D’autre part, la

perspective de Taylor sur le libéralisme nous aidera à éclaircir l’aporie mise en relief par les féministes, à savoir l’effet des droits des minorités sur les minorités vulnérables. Enfin, les idées de Taylor seront utiles pour mettre en perspective le lien entre la critique féministe du multiculturalisme et l’idéal propre aux Lumières. En effet, le féminisme promeut des valeurs libérales visant le rejet de toute hétéréodétermination, telles que peuvent l’être toutes les formes de tradition comme des structures de patriarcat et la soumission à des croyances religieuses. Pour le féminisme, ces formes d’hétérodétermination équivalent à faire preuve d’un rejet de la raison éclairée niant l’idéal d’autonomie individuelle et de construction de soi. Or Taylor remet en question cet idéal de la table rase propre aux Aufklärer en réaffirmant le caractère dialogique et proprement historique de la construction de l’identité. Comme nous l’avons vu, il propose notamment la philosophie romantique pour comprendre comment peuvent se formuler chez l’individu des conceptions du bien que Rawls détermine comme étant un des traits principaux que le libéralisme doit protéger chez un individu. En fait, éviter de considérer le problème de la construction du fondement de l’identité et de la construction de la « signifiance» (conviction, sens, engagement) chez les individus ferait du libéralisme une coquille vide. En effet, pour que les protections de liberté de conscience et de liberté du culte aient un sens, les individus doivent être aptes à élaborer par eux-mêmes des projets de vie significatifs, qu’ils soient religieux ou séculiers. Il s’agira d’un point mort de la critique féministe, surtout lorsqu’elle remettra en question, au nom d’une conception abstraite du bien basée sur l’idéal de la raison désengagée, les choix existentiels des femmes pratiquantes, présupposant ainsi que celles-ci se « nuisent » à elles- mêmes.