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Le projet des Lumière comme lutte contre l’hétérodétermination

CHAPITRE 1 : LE MULTICULTURALISME COMME NORME DE JUSTICE LIBÉRALE

1.4 T AYLOR ET LA NÉCESSITÉ DE LA RECONNAISSANCE

1.4.1 Le projet des Lumière comme lutte contre l’hétérodétermination

Taylor démontre l’expérience des Lumières – notamment et surtout des Aufklärer radicaux – est essentiellement une lutte d’émancipation pour dépasser notre condition d’aveuglement et pour atteindre la perfection au niveau de la morale et de la connaissance. Ce chemin qui mène à l’autonomie vise à rejeter ce qui fixe de l’extérieur des normes à l’homme, c'est-à-dire l’hétéronomie. Par exemple, la volonté de progrès de la science par la découverte et compilation

48 Ibid., p.144. 49 Ibid., p.393.

des données empiriques peut conduire à l’athéisme50, ce qui engendre des conséquences morales

indiscutables, mais surtout mène à une autre sorte de transformation. En effet, prendre en charge la construction d’une représentation du monde à partir de sa propre individualité sans avoir de préjugé conduit à une certaine objectivation de soi. Cela signifie que nous parvenons à plus de vérité (scientifique ou morale) si nous prenons un point de vue objectif et détaché des particularités de notre individualité. En étant des spectateurs impartiaux, nous arrivons à être exempts d’illusion et l’absence de préjugés nous amène à être plus sincères dans notre étude de la nature et dans nos rapports moraux avec les êtres humains. Le désengagement du moi par rapport aux particularités de l’individu vise plus que le progrès du savoir, il vise, du point de vue moral, à libérer la bienveillance universelle de la superstition et de l’erreur.51

C’est en effectuant ce tournant vers l’objectivation de soi que le projet de la raison désengagée propre aux Lumières se présente essentiellement comme un rejet. Ce projet est en effet impuissant à formuler d’autres ressources et sape toute tentative de formulation d’un bien constitutif puisque ce dernier pourrait être considéré comme un principe hétéronome. De fait, la promotion de la raison autonome empêche toute détermination de l’individu par un horizon de sens (une doctrine compréhensive par exemple) qui nuirait à cette autonomie.52

Taylor souligne la difficulté particulière pour l’homme de renoncer comme le font les Lumières à toute forme d’hétérodétermination : l’affirmation individuelle sans référence à une transcendance à l’extérieur de soi comme le visent les Lumières serait insatisfaisante. On retrouve depuis des mouvements qui s’opposent à la rationalité instrumentale instaurée par les Lumières, notamment et surtout le mouvement romantique. Dès la fin du XVIIIe siècle, le

50 Ibid., p.413.

51 Ibid., p.420. Cette conception est au cœur de certaines visées laïcisantes (républicaines) visant à rejeter le multiculturalisme afin d’affranchir les individus.

52 Elle ne vise qu’une connaissance impartiale sur les choses. Ce rejet est par exemple explicite aujourd’hui en science et en politique : considérer des éléments autres que les faits bruts nuirait à l’objectivité recherchée pour elle- même.

mouvement romantique s’oppose en effet à la vision mécanique de l’univers du mouvement des Lumières ainsi qu’à la raison instrumentale qu’il entretient. Les romantiques jugent que cette conception vide l’existence de son sens et qu’elle ne se rattache à aucun principe transcendant. De fait, l’idéal de la raison désengagée tend à produire un moi mécanique et instrumental qui nie ses sentiments ainsi que son lien avec la nature. La nature est, selon ce point de vue, déformée par une vision mécaniste réductrice, et la vie humaine semble se résumer à la satisfaction des désirs. C’est la raison pour laquelle la conception des Lumières est jugée unidimensionnelle dans la mesure où elle n’accorde pas de place à ce qui donne sens à la vie. De plus, les objectifs qui font référence à ce qui vaut intrinsèquement la peine font défaut. L’attitude instrumentale manque de profondeur et de résonance, puisqu’elle ne permet pas à l’être humain d’appartenir à quelque chose de plus grand, de transcendant.53

Taylor tente de démontrer que cette vision attachée à des principes transcendants est immédiatement associée au thème de l’intériorité et de la construction identitaire. Pour faire contrepoids à la raison instrumentale et à une conception de l’univers défigurée par le mécanisme des Lumières, les romantiques en appellent à un idéal d’authenticité à travers lequel le moi s’inscrit dans un tout plus vaste. Relativement à l’évolution de l’identité moderne, le mouvement romantique rend ainsi possible un acquis majeur : ce n’est plus en sortant de notre subjectivité que l’on découvre un horizon de sens, mais bien en plongeant au cœur de celle-ci.54

53 Ibid., p.480.

54 Chez l’être humain, il existe une tension entre l’appel de la transcendance – qui par définition doit se situer à l’extérieur de l’individu – et l’affirmation de soi, qui est la condition même de l’individualité et de la liberté. Il pourrait sembler que les romantiques visent un retour à la détermination par l’extériorité. Pourtant, il ne s’agit pas pour eux de nier l’individualisme et une forme d’autodétermination introduite par les Lumières ni de retourner à une conception de la transcendance qui déterminerait de l’extérieur les individus. Au contraire, l’accès à la transcendance est pour les romantiques indissociable de la façon dont l’individu ressent personnellement les choses et qu’il éprouve des sentiments d’un certain genre. La transcendance émane donc des profondeurs de l’individu même. En définitive, le sujet reste tout particulièrement important pour les romantiques. En effet l’ordre dans lequel l’individu s’inscrit ne se fonde pas sur des principes que peut saisir la raison désengagée de manière exotérique : l’individu ne peut le saisir qu’en y participant pleinement. Il doit en éprouver la réalité pour le percevoir.

Cependant, le concept de l’altérité reste important selon Taylor dans l’idée d’une obligation pour l’individu moderne de trouver une façon personnelle d’être humain. En effet, l’individu ne peut exister seul et se forger une identité sans repère ou référence. Un tel être humain ne peut tout simplement pas exister.

Pour le démontrer, Taylor souligne qu’il ne s’agit pas de penser que l’on peut déterminer à vide ce qui offre de la signification pour nous. Il s’agit plutôt de redonner de la signification pour soi-même aux horizons existentiels qui sont prédominants dans notre milieu (familial ou culturel par exemple). Si l'on veut déterminer un idéal moral, il faut savoir discerner ce que cet idéal doit à un « horizon moral » et à la reconnaissance que les autres lui apportent. C’est qu’il n'y a pas et il ne peut y avoir d'« identité » en dehors de tout cadre et de toute dimension dialogique. Pour Taylor, il est impossible que l’on détermine seul ce qui fait du sens et ce qui peut être de première importance dans la mesure où ce n’est pas l’individu qui détermine quelles sont les questions qui comptent. Nous définissons toujours notre identité dans un dialogue, qu’il soit extérieur ou intérieur : le mode de détermination de ce qui a du sens pour nous n’est pas monologique. L’individu choisit d’exprimer ses horizons de sens de façon personnelle, mais son cadre de référence culturel est déterminé par la communauté. Si nous voulons nous définir de manière significative, nous devons donc prendre en compte ce qui est significatif pour les autres avec qui nous vivons. Il ne s’agit certes pas d’une détermination complètement hétéronome de l’individu par son appartenance. L’individu garde sa liberté, mais Taylor insiste sur le fait que nous ne pouvons déterminer à vide les questions morales qui comptent et par lesquelles nous choisissions de nous définir. L’individu abstrait, c'est-à-dire l’individu détaché de ses particularités linguistiques ou culturelles, n’existe pas pour Taylor.

Il existe plusieurs raisons pour lesquelles on ne peut se passer de l’idéal moral de l’authenticité. Il s’agit d’un idéal qui signifie que chaque individu a une façon particulière d’être humain, et en ce sens il constitue un remède contre l’aplanissement démocratique et l’indifférenciation. La mentalité des Lumières – notamment l’idée d’une raison désengagée – est encore à l’œuvre aujourd’hui. Il est facile d’objectiver l’être humain en ne comptant que les intérêts quantifiables. Or l’intériorité constitue aujourd’hui l’un des refuges contre le nivèlement général de l’égalité démocratique et de la rationalité instrumentale qui a tendance à réifier les individus, de les assimiler l’un à l’autre.55 L’idéal d’authenticité est ainsi un rempart important

contre l’instrumentalisation et la réification de l’individu, à laquelle aboutit d’ailleurs la logique utilitariste en quête d’objectivité immanente.

C’est également cet idéal qui sert de base à nos politiques de la reconnaissance et de la différence, des politiques constitutives du multiculturalisme désormais jugées, par plusieurs, essentielles à l’équité dans nos sociétés modernes. Plutôt que d’accorder des modes unilatéraux de reconnaissance qui favorisent inéquitablement un certain mode de vie dominant au détriment des modes de vie minoritaires ou marginaux, l’idéal de l’authenticité implique que l’on doive accorder à chacun la chance de développer sa propre identité.56 Mais surtout il répond à un besoin

humain de poser en nous les sources morales et de trouver un fondement à une forme de transcendance dans un univers désenchanté, ce qui est essentiel dans un contexte d’incertitude existentielle. Si nous considérons essentielle la possibilité pour un individu de fonder existentiellement ses choix, de donner sens à sa vie et à ses buts et que d’autre part la formulation de ces horizons nécessite parfois un cadre de référence préexistant, nous devons accepter que certains de ces choix ne cadrent pas avec l’idéal de raison désengagée, la promotion de

55 Ibid., p.574.

l’autonomie et la libération face à toute forme d’hétérodétermination (à la limite qu’un individu décide d’être dominé). Le paradoxe qui consiste à donner la possibilité aux individus de se déterminer eux-mêmes, au risque de les laisser choisir une conception du bien et un horizon existentiel qui ne fassent pas la promotion de l’autonomie et de la liberté individuelle, est non seulement caractéristique d’une perspective libérale dans un contexte désenchanté, mais est également indépassable. En effet, la promotion d’un seul idéal de vie – s’accordant avec les exigences de la raison et avec le rejet des croyances irrationnelles par exemple – pourrait signifier pour les individus un déni de reconnaissance. Dans une perspective de respect de la justice, Taylor considère que la reconnaissance de la différence est essentielle à la promotion d’une véritable égalité entre les individus.