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CHAPITRE I CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIE

1.2 Méthodologie

1.2.1 Rupture épistémologique

Cette démarche de recherche est explicitement motivée par les perspectives écoféministe7 et décoloniale8. Toutefois, il n’est pas possible de qualifier cette recherche de décoloniale considérant, entre autres, le contexte institutionnel dans lequel elle prend forme. Bien que la mise en actes d’une perspective écoféministe décoloniale9 ne peut être ici revendiquée, elle inspire et informe toutefois la démarche. Seront alors mobilisés plusieurs outils théoriques élaborés au sein de ces approches par souci de cohérence avec la volonté de cerner la complexité et l’hétérogénéité des réalités des femmes autochtones au Costa Rica et celle de sortir d’une logique binaire, ce qui « implique de cesser de penser de manière linéaire, d’accepter la possibilité qu’il n’existe ni universaux, ni transcendance, ni identités fixes, et d’essayer de ne pas penser de manière dichotomique » (Fischer et Falquet, 2005, p. 66).

7 Françoise d’Eaubonne est la première, en 1972, à employer le terme « écoféministe » afin de penser l’émancipation conjointe des femmes et de la nature de la domination masculine. Sans nécessairement participer à l’essentialisation de la catégorie femme (il faut toutefois reconnaître l’hétérogénéité des approches écoféministes. Cela dit, nous nous inscrivons ici au sein des approches non essentialisantes), les écoféministes articulent donc la domination et l’exploitation de la terre et des ressources naturelles et celle des corps féminins, comme étant des objets appropriables et non des sujets, créant ainsi un lien entre individu et territoire. En faisant ces liens, elles suggèrent de rejeter la dichotomie Culture/Nature (et les autres dualismes qui en découlent) qu’impose l’avènement de la modernité qui suggère que l’homme (non-féminisation volontaire dans la mesure où cette idéologie s’est construite en excluant les femmes et reproduit cette exclusion dans ses mécanismes et ses structures de pouvoir) hors nature et qu’il en est maître (Gandon, 2009 ; Larrère, 2017 ; Laugier, 2015 ; Plumwood, 2015 ; Shiva, 1993). 8 L’approche décoloniale « représente une alternative pour penser à partir de la spécificité historique et politique des sociétés elles-mêmes, et non seulement vers ou sur elles » (Verschuur et Destremau, 2012, p. 9). Elle combine l’analyse du système-monde (Wallerstein, 1974) et la reconnaissance des capacités d’action culturelle des sujets intégrant ainsi les approches macro-structurelles et micro-individuelles. Cette perspective pense l’ensemble des dominations matérielles et symboliques découlant de la colonisation, c’est-à-dire la colonialité du pouvoir (Quijano, 2000, 2007).

9 Le féminisme décolonial est compris comme un « processus en cours émanant d’une communauté non homogène de femmes, ayant élaboré une critique interne par son autoréflexivité et capable de rendre compte des relations de pouvoir à l’origine des inégalités et de la subordination aux hommes et au masculin, à l’État-nation et à la culture hégémonique, mais aussi entre femmes » (Millán, 2012, p. 37).

De manière cohérente avec l’ancrage théorique féministe de cette recherche et afin d’entretenir cette sensibilité autocritique introspective en permanence, les théories du standpoint10 (Flores Espínola, 2012 ; Harding, 1997, 2009 ; Rosendahl et al., 2015 ; Sosulski, 2009) sont adoptées. Cet ancrage épistémologique accompagne l’ensemble de la démarche de recherche. C’est un choix qui permet de reconnaitre que la production du savoir est une lutte politique puisque « tout savoir est profondément marqué par les conflits et les rapports de pouvoir qui caractérisent le contexte dont il émane » (Bracke et al., 2013, p. 46). Ce modèle souhaite reconnaître le rôle de la subjectivité dans la production de savoirs (Flores Espínola, 2012). Ce choix épistémique est politique et appelle à la prise de conscience de sa position sociale au sein des structures et des rapports sociaux qui constituent le monde (Sosulski, 2009).

C’est pourquoi il est nécessaire de faire le point sur ce qui influence cette démarche de recherche et dont il ne faut pas faire abstraction ; ma position comme chercheure femme allochtone, citoyenne canadienne de naissance, étudiante à la maîtrise à l’Université du

10Hill Collins (1997, p. 375) suggère de comprendre la théorie du point de vue située comme un « cadre interprétatif visant à démonter comment la connaissance contribue à jouer un rôle fondamental dans le maintien ou la transformation des systèmes de pouvoir injuste », argumentant au sujet de l’importance de politiser et contextualiser le processus de création du savoir. À l’encontre des théories positivistes qui en appel à la désincarnation du sujet pensant afin de produire des connaissances « vraies », les théories du point de vue situé considèrent que toutes les positions sociales ne se valent pas dans la production du savoir. Selon ces approches, il faut repenser le sujet de connaissance en ce qu’il doit être historiquement et culturellement ancré et que son savoir n’est ni universel ni universalisable, en ce que les objets et sujets du savoir sont similaires parce qu’ils sont tous les deux incarnés et situés socialement en ce que ce ne sont jamais des individus seuls, mais bien de communautés qui produisent du savoir ; en ce que les sujets de connaissance sont hétérogènes, multiples, incohérents, etc., dans un objectif de non- essentialisation du sujet (Flores Espínola, 2012). Comme le mentionne Harding (1992, p. 444) : « Standpoint epistemology sets the relationship between knowledge and politics at the counter of its account in the sense that it tries to provide causal accounts – to explain – the efforts that different kinds of politic have on the production of knowledge ».

Québec à Montréal. Cela influence les perceptions, l’accès et la compréhension que je peux avoir de certains enjeux et/ou certaines réalités ancrées dans le terrain. Au niveau même de la construction de la recherche existent des biais dus à mon positionnement au sein des rapports de classe, de race et de colonialité. Mon point de vue est situé et au lieu de le nier, et ainsi nuire à toute production de savoirs qui se veulent scientifiques, c’est en en prenant conscience explicitement qu’il sera possible de considérer les limites de la recherche (Flores Espínola, 2012 ; Harding, 1992 ; Rosendahl et al., 2015).

Par exemple, le Costa Rica était alors pour moi un terrain inconnu que j’ai appris à connaître au fil de mes lectures et de mes recherches, puis en allant sur place et en parlant avec des membres de la population locale. Cela démontre ma compréhension bien partielle de toute la complexité des dynamiques traversant les vécus des habitant.es de ce pays. Il faut également savoir que j’ai appris l’espagnol l’année avant mon départ afin d’être en mesure de dialoguer avec les personnes sur place. Étant consciente de l’effet de l’éducation nationale sur les Peuples autochtones, l’espagnol était également la langue dans laquelle j’ai pu dialoguer avec les femmes sur le terrain de recherche dans la région de Talamanca. Pour la majorité d’entre elles, l’espagnol était leur deuxième langue. Cela dit, il s’agit d’une troisième langue que je ne prétends pas maîtriser parfaitement. Tout cela influence l’analyse des données.

Il est toutefois possible de mettre en place certains mécanismes afin de répondre de ces biais, comme le fait d’effectuer un terrain de recherche, une large revue de la littérature et l’adoption d’une approche réflexive (Tilley, 2016). Méthodologiquement parlant, cela indique qu’il faut prendre en compte l’imbrication des systèmes d’oppression (comme le sexe, race, classe, etc.) obligeant par le fait même une analyse multiniveaux – individuel et structurel – combinée à une contextualisation historique du ou des sujets (Rousseau et Morales Hudon, 2016).

De plus, la présente démarche ne cherche pas à constituer une théorie universalisante, mais plutôt de rendre visible le savoir marginalisé des individus des groupes marginalisés et de le valoriser comme point de départ « d’une critique radicale des paradigmes et des façons de penser ethnocentrées » (Grosfoguel, 2014, p. 130). Cela s’effectue notamment via la contextualisation et l’historicisation des cultures et des analyses, impliquant la dénonciation de la colonisation discursive et des violences épistémiques perpétrées via les représentations homogénéisatrices et réductrices à l’état de victime des personnes subalternisées dans le système mondial (Mohanty, 1988, p. 64).