• Aucun résultat trouvé

Les ruines dans le maniérisme anversois

2. Le retable de Jan de Beer : l’objet physique et sa fonction spirituelle

2.2 L’Adoration des Bergers

2.2.3 Les ruines dans le maniérisme anversois

Lorsque Pétrarque découvre en 1337 des vestiges d’un ancien site romain, on voit naître un intérêt toujours grandissant pour la représentation des ruines. Dès 1430, plusieurs ouvrages sont publiés90 et permettent de diffuser les images des ruines de l’Italie que les artistes peuvent reproduire (Forero-Mendoza 2002 : 64-65). Le mouvement humaniste de la Renaissance prône un retour aux textes, au mode de vie, à l’écriture et à la pensée antique. L’« humanista » engage, par ses nouvelles valeurs, un goût pour les vestiges antiques qui le guide vers une réflexion profonde sur la culture. La ruine devient donc un motif qui génère la pensée et la méditation, ce que plusieurs humanistes91 traitent dans leurs écrits exactement au moment où le maniérisme anversois se développe. Très populaire à l’époque afin de développer un vocabulaire figuratif concordant avec les idéologies répandues, nous pouvons

89 Par exemple, Michel-Ange représente les personnages juifs de la voûte de la chapelle Sixtine du Vatican avec

des grandes oreilles, un nez crochu, un corps courbé presque déformé (Careri 2013 : 165-176).

90 On note parmi celles-ci De Varietate fortunae Urbis Romoe et ruinae ejusdem descriptio (1431-1448) par

Giovanni Donbi, Roma instaurata (1444-1446) par Poggio Bracciolini, Della belleza e anticaglia di Roma I (1450) par Giovanni Ruccellai.

91 Par exemple l’humaniste Pomponio Leto qui a écrit Excerpat (1479), De Urbe Roma (1492) par Bernardo

croire que ces écrits ont pu être lus, ou au moins connus par Jan de Beer, ce que nous nous sommes appliquées à démontrer.

La représentation de ruines dans les scènes de l’Adoration et de l’Annonciation devient presque systématique et permet de multiples possibilités de création de paysages et de décors imaginés (Forero-Mendoza 2002 : 124, 136). Les artistes flamands et italiens délaissent la modeste maison de la Légende Dorée ou encore la grotte des Méditations sur la vie de Jésus Christ de Saint Bonaventure, au profit d’une structure architecturale en ruine, comme nous la retrouvons dans l’œuvre de Jan de Beer. L’inspiration est dorénavant redirigée vers de nouvelles sources littéraires qui permettent l’élaboration et l’étude des vestiges antiques. Dans certains cas, on s’appuie sur une légende rapportée par Jean d’Hildesheim (1315-1375), dans l’Historia trium regum, qui mentionne que le Christ est né sous les ruines du palais de David (Forero-Mendoza 2002 : 137-138). Également, la Légende Dorée de Jacques de Voragine (1225-1298) témoigne de la violente destruction du Temple de la paix le jour exact de la naissance du Fils de Dieu92. Tel un moment qui articule la fin de l’ancien régime et le commencement d’un nouveau, la Nativité présente cette renaissance face à un passé dorénavant délaissé.

Ce serait donc une des raisons pour lesquelles l’abri de la Sainte Famille est ici en ruine. Il existe une littérature propre aux diverses significations des ruines dans l’art93. Pour cette analyse, nous avons sélectionné uniquement celles qui nous paraissaient les plus justes et significatives pour l’analyse de l’œuvre réalisée par de Beer. L’utilisation de la ruine dans l’Adoration exprimerait selon Panofsky, une « antithèse fait[sant] allusion au contraste [...] les deux parties de l’édifice symbolisent l’Ancien et le Nouveau Testament – les ères sub lege et sub gratia – » (Panofsky 1997 : 34-35). Cette séparation des Testaments devenue ici

92 Rome a été en paix pendant douze ans. Alors les Romains ont élevé à la paix un temple magnifique et y ont

placé la statue de Romulus. On consulte Apollon pour savoir combien de temps durera la paix et on obtient cette réponse : « Jusqu’au moment où une vierge enfantera ». En entendant cela, tout le monde dit : « Donc, elle durera toujours ». Ils croyaient impossible, en effet, qu’une vierge puisse mettre un enfant au monde. Ils placent alors cette inscription sur les portes du temple : Temple éternel de la Paix. Mais la nuit même où la Vierge enfanta, le temple s’écroula jusqu’aux fondations » (Voragine 1967 : 67-68).

93 À ce sujet, voir FORERO MENDOZA, Sabine (2002). Le temps des ruines : l'éveil de la conscience historique

à la Renaissance, Seyssel : Champ Vallon et DACOS, Nicole (2004). Roma quanta fuit ou l'invention du paysage de ruines : Paris : Somogy Bruxelles : Musée de la maison d'Érasme.

matérialisée se démontre d’abord par la ruine délabrée qui contraste avec une architecture ornée, puissante et encore intacte. Également, la juxtaposition des différents styles de ruines (romanes, grecque, gothiques, orientales) témoignerait de l’opposition entre la Synagogue qui n’est plus et la nouvelle Église (Panofsky 1997 : 34-35). Dans ce cas, les fissures apparaissant dans les ruines annoncent leur écroulement imminent, préfigurant la chute de l’Ancienne Loi. Suivant ce raisonnement, l’emplacement de Joseph en dessous des ruines centrales semble tout à fait approprié, puisque le vieillard symbolise lui-même le peuple juif qui a refusé la Nouvelle Loi. Il s’enfonce donc inévitablement dans un aveuglement spirituel en s’accrochant aux anciennes croyances. Joseph nous apparait donc en déséquilibre au risque de tomber, tout comme les ruines menacent de le faire et comme l’Ancienne Alliance juive l’a historiquement vécue (Panofsky 1997 : 29-46)94.

De plus, les ruines suggèrent le déclin des œuvres humaines, des vestiges du passé que le pouvoir destructeur du temps a dégradé et va prochainement effacer Cette impuissance de l’homme face au temps place la ruine telle « le reliquat d’une œuvre disparue [...], un monument désagrégé [qui] symbolise l’existence humaine » (Forero-Mendoza 2002 : 10, 120). Les vestiges antiques servent donc aux artistes à une construction esthétique et organisée, par la succession des plans, dans les scènes d’Adoration, mais également à exprimer un pouvoir émouvant alliant le rêve et la méditation.

À travers les ruines, un pilier à médaillon (fig. 54) s’élève et s’impose par sa droiture et sa masse. Ce pilier qui devient central à l’Adoration de de Beer répond à deux épisodes très populaires auprès des artistes du maniérisme anversois, et ce, principalement dans les scènes de Nativité (Panofsky 1971 : 277). Faisant d’abord référence aux Méditations sur la vie du Christ de Pseudo-Bonaventure, cet imposant pilier rappelle le moment de l’accouchement de la Vierge, pilier sur lequel elle trouve appui lors des dernières poussées. Il fait également écho à la colonne de la Flagellation, présageant déjà la Passion du Christ, pour sa mère, la Mater Dolorosa (Suède 1650 : chap. XXIII). Selon les observations de Dan Ewing, Jan de Beer a

94 À l’époque, on considérait les juifs aveugles alors qu’ils auraient résisté à la reconnaissance du Christ. Ils sont

utilisé des couleurs particulières aux nuances de brun et de rouge pour ce pilier. Dans l’Adoration d’Écouen (fig. 55) et de Munich (fig. 56), ce sont des colonnes rondes de pierres marbrées ne ressemblant en rien au pilier central du retable étudié. Pourtant, il n’en demeure pas moins que le pilier au médaillon se démarque. Centré et isolé du reste des ruines, la composition lui accorde une importance marquée par son imposante base et son chapiteau massivement ornementé. Décoré d’un médaillon au visage féminin (fig. 57), il semble qu’un second portrait de femme se cache dans ce qui semble être un trophée de guerre (fig. 58). Dans son article, Larry W. Hurtado démontre historiquement comment le Tropaion a fait référence à la crucifixion chrétienne dans la tradition romaine, une manière de tuer les adversaires et d’en célébrer les morts (Hurtado 2000 : 279-281). Plus explicitement encore, Matthew Black conclut: « a Christian tropaion [is], a victory-sing of the Passion, designating not simply Christus, but Christus crucifixus” (Black 1970: 327). Selon cette analyse, le pilier fait référence une seconde fois aux souffrances christiques.

Parmi les autres ornements dissimulés dans l’ornementation de la colonne se cache un green man95 (fig. 59) en son plein centre. Ce green man est caractérisé par son visage et sa tête recouverts de feuillage (Raglan 1939) et trouverait sa référence dans une provenance romaine qui a traversé l’histoire et l’Europe (Basford 1998, Anderson 1990). Le visage de cette créature mi-homme, mi-végétal a été une figure centrale (King May) dans la célébration du 1er mai (May Day) de l’Europe du Nord (Raglan 1939 : 50,53). Symbole de renaissance, de régénération et de renouvèlement (Anderson 1990), le green man s’accorde à l’iconographie de l’Adoration, alors que l’on célèbre l’Incarnation de Dieu qui guidera l’homme dans un renouveau spirituel. Toujours sur cette colonne, un Phénix aux ailes déployées sépare le green man du médaillon.

95 Pour de plus amples informations sur les green men, consulter HAYMAN, Richard (2010). « Ballad of the

Green Man », History Today, vol. 60, n° 4, p. 37-44. Aussi, NEGUS, Tina (2003). « Medieval Foliate Heads: A Photographic Study of Green Men and Green Beasts in Britain », Folklore, vol. 114, n° 2, p. 247-261. Également, HUTTON, Ronald (2011). « How Pagan Were Medieval English Peasants ? », Folklore, vol. 122, n° 3, p. 235- 249. Finalement, CENTERWALL, Brandon (1997). « The name of the Green Man », Folklore, vol. 108, p. 25- 33.

En considérant tous ces éléments architecturaux, un discours commun se distingue. Celui de la chute de l’Ancienne Loi évoquée par les ruines qui s’effondreront pour laisser place à la Nouvelle Loi du Christ, ainsi ajoutée et soutenue par les ornements du renouveau.