• Aucun résultat trouvé

L’Adoration des Bergers selon Brigitte de Suède

2. Le retable de Jan de Beer : l’objet physique et sa fonction spirituelle

2.2 L’Adoration des Bergers

2.2.1 L’Adoration des Bergers selon Brigitte de Suède

Vers la fin du XIVe siècle, on observe dans la peinture un intérêt marqué pour l’épisode biblique de l’Adoration des Bergers, inspiré des écrits de Sainte Brigitte de Suède (1303-1373) (Oakes 2008 : 106). Dès leur diffusion, ces écrits ont presque immédiatement été utilisés par les artistes, comme l’historien de l’art Henrik Cornell l’a pleinement démontré (Cornell 1924 : 1-46). Ainsi au cours du XIVe siècle les écrits de la religieuse ont servi de base pour l’élaboration d’un art de dévotion qui engage l’intérêt narratif du spectateur, délaissant les traditions iconographiques médiévales (Oakes 2008 : 106-107).

Le fait que le Fils repose à même le sol au détriment de la traditionnelle crèche ou d’être représenté dans les bras de sa mère, tel que les Révélations le décrivent, est un élément parmi tant d’autres que les artistes ont adopté. Comme les autres artistes de son époque, les Révélations de Sainte-Brigitte de Suède ont certainement inspiré l’élaboration iconographique de l’Adoration de Jan de Beer. Suivant respectueusement les mots et les détails des écrits de la sainte, de Beer pose le Christ « iacentem in tera nudum » couché nu sur la terre (fig.48) tel que l’a vu Brigitte80. Autour de ce petit corps, pivot central dans l’œuvre, l’artiste anversois construit une narration basée sur l’utilisation de motifs aux références symboliques que nous étudions dans ce chapitre. Renonçant au lit de paille traditionnel de la crèche, de Beer demeure fidèle aux Révélations en peignant sous l’enfant de « grands et ineffables éclats de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable » (Suède 1650 : chap. XXI).

Selon Henrik Cornell, ce renouveau iconographique apparaît chez les artistes flamands autour des années 1430 (Cornell 1924 : 41-42) et ce, principalement dans la Nativité du Maître Francke du retable de Saint Thomas daté dans les environs de 1424 (fig.49). Contrairement

80 Brigitte de Suède écrit : « Et lors l’enfant, pleurant et comme tremblotant de froid et de la dureté du pavé où il

gisait, s’émouvait un peu, et étendait ses bras, cherchant quelque soulagement et la faveur de la Mère. » Chapitre XXI.

aux anciens codes de représentation, Maître Francke présente le Christ couché à même le sol, comme s’il émanait des puissants rayons de lumière. Dans l’imagerie traditionnelle, son lit est une mangeoire entourée d’un bœuf et d’un âne. On y retrouve ces motifs iconographiques, mais ils sont toutefois modifiés et déplacés dans un désir d’accorder la scène représentée aux visions de la religieuse.

Le thème principal du retable de Montréal est centré autour de cette lumière divine dont le Christ est illuminé et qui le soutient physiquement. La lumière au sens physique et spirituel du terme n’est pas seulement illustrée par de simples rayons, elle trouve un écho dans plusieurs éléments iconographiques utilisés dans l’ensemble de la composition de l’artiste. À cet effet, l’évangéliste Jean nous rappelle la confiance presque aveugle que nous devons accorder au Créateur et à son Fils : « Jésus leur adressa la parole et dit : Je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura au contraire la lumière de la vie » (Jean 8 : 12). Dans ces versets, le croyant saisit bien la puissance et la grandeur du Christ. Or, pourquoi Jan de Beer a-t-il peint le Christ, personnage principal et central, si petit ? Ce n’est assurément pas le résultat d’un hasard, on sent que le peintre a visiblement réfléchi à cette composition en prenant soin d’entretenir un dialogue entre les personnages et les éléments architecturaux qui les entourent. En conséquence, toutes les actions des personnages représentés et toute leur attention convergent vers ce minuscule être posé sur la pierre, dans un effet saisissant qui crée un contraste très fort par rapport à la gigantesque architecture qui le surplombe. En effet, l’attention du spectateur est rapidement absorbée par les riches costumes, par l’élévation et l’abondance de l’architecture, ainsi que par la splendeur du paysage. Pourtant, c’est à ce nouveau-né, petit et fragile, que les peuples du monde entier vont dédier une intense dévotion au fil des siècles. Malgré sa peau pâle qui le distingue à peine des pierres sur lesquelles il repose, nous faisant ainsi presque oublier sa présence, le Christ est bel et bien présent. Le Nouveau-né est ici la clé de toute l’histoire biblique et des trois scènes du retable. Cette option retenue par l’artiste de représenter le Christ si petit et de le fondre dans le décor est, selon nous, une décision consciente de l’artiste anversois, inspiré principalement par Brigitte de Suède.

La présence et la grandeur du Fils se lisent dans les yeux de sa mère (fig.50). Dans ce que l’on a appelé la « génuflexion de la Vierge », la Mère est agenouillée et semble être

captivée de tendresse et en complète admiration devant son enfant miraculeux. Le visage serein de Marie en adoration est un point dicté par les écrits de Sainte Brigitte de Suède : « elle [la Vierge] le mit en la crèche, et l’adore à genoux avec des joies indicibles » (Suède 1650 : chap. XXIII). Par cette représentation, Jan de Beer réussit un tour de force en exprimant une telle émotion sur le visage lumineux et gracieux de Marie, en faisant un des points de lumière principaux du panneau central. Son teint de pêche pourrait avoir été tiré des Révélations qui précisent que la Vierge « ne changea point de couleur en cet enfantement ; elle ne fut point infirme, ni aussi les forces corporelles ne lui diminuèrent point comme les autres femmes ont accoutumé » (Suède 1650 : chap. XXI). De savoir rendre cette douceur angélique et cette sérénité, est une des habiletés principales du peintre explique le spécialiste Dan Ewing : « [the] emotion portrayed is usually one of quiet piety and gentle introspection, appropriate to the religious character of de Beer’s art [...] Such serenity is typical of the late work of Jan de Beer81 » (Ewing 1978a : 124).

Alors que dans la tradition de la Nativité, la Sainte Famille est traditionnellement accompagnée du bœuf et de l’âne, ici elle n’est qu’en présence du bœuf. C’est un point où de Beer s’écarte des écrits de Sainte Brigitte qui mentionnent leur présence à deux reprises82. On peut s’interroger à savoir pour quelle raison Jan de Beer a exclu l’âne de son Adoration ? Pour Panofsky, se basant sur la lecture d’Ésaïe83, une différence s’opère entre le bœuf « qui connait ses maîtres », contrairement à l’âne qui serait plus matérialiste, alors qu’il ne connait que le berceau de son maître. Ainsi, ajoutés relativement tardivement à la scène de la Nativité, c’est dans les écrits du Pseudo-évangéliste Matthieu au VIIe siècle (Ewing 1978a : 470), que le bœuf et l’âne deviennent des éléments de la naissance du Christ, permettant aux artistes de leur construire une personnalité. Ewing observe de plus une évolution dans la nature de ces animaux. D’abord, l’âne représentait l’infériorité par rapport au

81 Je traduis de l’anglais au français : « [L'] émotion dépeinte est habituellement une de piété tranquille et

d'introspection douce, appropriée au caractère religieux de l'art de Beer [...] Une telle sérénité est typique du travail tardif de Jan de Beer ».

82 Sainte Brigitte mentionne leur présence d’abord dans le chapitre XXI : « tous deux avaient un bœuf et un âne ;

et étant, entrés dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche », ensuite dans le chapitre XXIII : « mon Fils en la puissance de sa Divinité, qu’il eut lorsqu’il était en la crèche, gisant entre deux animaux » (Suède 1650).

83 Panofsky fait référence à Ésaïe 1 : 3 : « Le bœuf connaît son possesseur et l’âne la crèche de son maitre : Israël

bœuf exprimant symboliquement les « gentils », opposés aux juifs. Puis, l’âne a été reconnu comme étant lié à l’Ancien Testament, et donc en opposition au Nouveau Testament, et représenté alors par le bœuf. Les deux bêtes montrent une attitude fort différente : le bœuf est placé en adoration, alors que l’âne s’occupe à autre chose. Dans d’autres cas, le bœuf est couché, prosterné devant le Christ pendant que l’âne est encore debout, ne réalisant pas l’importance de l’être qui est devant lui (Panofsky 1971 : 470n.1). À titre d’exemple, la Nativité de Birmingham (fig.51) de Jan de Beer dévoile dans la pénombre un bœuf tout près de l’Enfant, le réchauffant de son souffle, alors que l’âne est à l’arrière et ne lui accorde aucune attention. Il rumine plutôt à pleine bouche. La même scène est reproduite dans l’Adoration des Bergers (fig.52) de Cologne. Pour ce qui en est de l’Adoration de Montréal, la présence unique du bœuf s’allie symboliquement au Nouveau Testament et souligne la Nouvelle Loi, un concept symboliquement répété dans l’œuvre, et dont il sera question plus loin, alors que l’absence de l’âne exprime un détachement de l’Ancienne Loi attribué à l’Ancien-Testament.

L’effet de transparence du bœuf, tout comme le baluchon de Joseph dans la Fuite en Égypte du panneau de droite, indiquerait un ajout subséquent fait par l’atelier du peintre avant la sortie de l’œuvre. Il demeure néanmoins intéressant de noter que face au Concile de Trente, les représentations artistiques de la Nativité ont été transformées par un désir de rigueur dans l’expression de la foi chrétienne et par la nécessité d’épuration de certaines croyances provenant des évangiles apocryphes. En réaction aux changements religieux et politiques, les artistes refusent « le réalisme pittoresque et familier de ces thèmes bibliques », alors que quelques éléments comme « le bain de l'enfant, les sages-femmes, l'âne et le bœuf seront écartés sous prétexte de manque de noblesse » (Réau 1956b : 229).

La métaphore du bœuf comme symbole du Nouveau Testament trouve un écho particulier dans cette scène, où Joseph lui-même témoigne de l’Ancien Testament et crée à lui seul, un retard face à la Nouvelle Loi.

2.2.2 Joseph « entre les ruines du monde antique et les promesses de celui à venir »84