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2. Le retable de Jan de Beer : l’objet physique et sa fonction spirituelle

2.3 La présence d’une exégèse ?

2.3.2 Le glissement vers l’Enfer

Reprenons notre chemin. La couleur jaune nous guide et nous fait glisser directement au premier plan, sur la cornemuse du berger (fig. 64). Il est courant en effet que les bergers soient munis de leurs instruments de musique, généralement la flute ou la cornemuse, lors de l’Annonciation et de l’Adoration des Bergers (Ewing 1978a : 77-92). L’homme qui choisit de ne pas croire en Dieu a généralement un regard davantage tordu et un esprit tourmenté, car « qui ne croit pas est déjà jugé » écrit Jean dans son évangile (Jn 3 : 18). C’est en ce sens d’une connotation diabolique et d’une vision tordue que le joueur de cornemuse, au XVIe siècle, aurait un caractère sexuel comme a pu le démontrer Bret L. Rothstein dans Jan van Hemessen’s Anatomy of Parody. Ainsi, les objets insinuant une forme suggestive étaient utilisés pour que le spectateur puisse interpréter un discours d’un deuxième ordre, qui la plupart du temps était d’ordre sexuel. En effet, la cornemuse rappelle l’organe masculin (Rothstein 2015 : 463-473), qui se gonfle et se dégonfle lors de son utilisation. Si le couteau du berger musicien est visible et dégagé de sa cape rouge, ce n’est donc pas par pur hasard remarque Michel Weemans98. Bien que l’outil soit un élément relatif à la rusticité du berger, le

97 Le miroir de l’éternel salut ou Le miroir du salut d'Elckerlijc est un jeu de moralité, écrit vers 1470 et imprimé

en 1496 (selon la Digitale Bibliotheel voor de Nederlandse letteren), écrit par Spiegel der salicheit van Elckerlijc.

98 Je remercie Michel Weemans pour cette observation soulevée lors de notre analyse visuelle au Musée des

couteau engainé dans son étui se positionne adroitement entre les jambes de l’homme et vient recréer visuellement son phallus, une situation qui crée une tension entre ces objets à connotation sexuelle et le moment d’une adoration christique.

Toujours en nous laissant guider par l’éclat du jaune, notre ligne visuelle s’arrête maintenant sur le chapeau et la manche gauche du berger, assis contre un morceau de ruine de l’avant-plan (fig.65). On remarque aussitôt une figure sculptée adossée sur ce qui semble avoir été jadis un imposant pilier de l’architecture en ruine. De longues cornes pointues se dressent sur la tête de ce qui parait être une créature mi-homme (haut du corps) et mi-animal ou végétal (bas du corps). Le poing dans les airs, la créature fixe énergiquement du regard un serpent vigoureux qu’elle tient de son autre main. Comme arrêté dans le temps, maintenant un intense moment pour l’éternité, il semble que les deux êtres se battent. Le poing en hauteur de la créature nous permet de croire que ce geste aurait été fatal pour le serpent. Ce motif qui nous rappelle le satyre, par sa binarité et son allure répugnante, ne semble pas avoir été utilisé dans les autres œuvres de Jan de Beer, ni dans les autres créations anversoises vues et étudiées. Serait-ce simplement un symbole païen ? Ou plutôt une représentation du mal, une incarnation du Démon ou celle de Satan ?

Les Démons apparaissent principalement dans les représentations du Jugement Dernier (Matt 25 : 31-45), dans la Tentation de Jésus (Matt 4 :1 ; Lc 4 :1), le Miracle de Théophile et la Tentation de Saint Antoine, qui sont tous des épisodes où l’homme a feint sa spiritualité intérieure. Les artistes représentent Satan sous plusieurs aspects, car il est polymorphe, c’est-à-dire qu'il a la faculté de prendre la forme qu'il désire, et ce, toujours dans l'optique de tromper ses victimes. Ainsi, inspiré des satyres cornus et velus de la mythologie, cette sculpture antique citant l’incarnation du démon se reconnait par sa forme mi-humaine, mi-bestiale, sa tête cornue et sa visible intention meurtrière du serpent qu’il tient entre les mains. Le serpent, forme empruntée par le Diable pour tromper Ève lors du péché originel (Genèse 3 : 1-5), déclenche ainsi le déclin de l'humanité. Réau précise que « dans la Bible, le serpent n'est que l'instrument du Démon [et que] dans l'art chrétien, ils ne font qu'un » (Réau 1956a : 84). Toutefois, cette figure pourrait faire référence à Marie qui écrase la tête du serpent tel qu’expliqué par le Pape Léon XIII dans son Exorcisme contre Satan et les anges apostats : « elle te commande, la très haute Mère de Dieu, la Vierge Marie, elle qui dès le

premier instant de son Immaculée Conception, a écrasé, par son humilité, la tête folle d’orgueil ». C’est une figure allégorique qui appelle à la victoire du bien face au mal. Également, nous pouvons penser à Moïse qui est souvent représenté avec des cornes (tout comme le satyre), rappelant ainsi l’épisode de la guérison des israélites dans le désert lorsque Moïse élève le serpent d’airain dans les airs (Nombres 21 : 4-9). Cependant, il semble que le satyre souhaite faire du mal au serpent et c’est pourquoi nous croyons que l’emprise du mal est exprimée dans cette ruine mise en avant plan, volontairement placée de dos et exclue de l’Adoration. De ce fait, elle apparait particulièrement près du spectateur, directement dans son champ immédiat de vision. Il y a donc en effet un malaise incommodant, une situation inconfortable à la présence incontournable de cette créature placée si près du spectateur.

Après avoir renoncé à la vue de l’âme, l’homme perd la volonté de Dieu et sa juste vision des choses. Il est donc rapidement attiré par le péché et répond aux attrapes séductrices que lui tend le Démon. Bientôt, le pécheur se trouvera aux portes de l’Enfer.

Une entrée en forme de berceau s’ouvre au bas du retable (à notre gauche) et semble donner accès à un espace souterrain, sous la scène de l’Adoration, comme à un envers lugubre et sombre du décor lumineux du Christ. Ce qui parait être un trou ou l’ouverture d’un tunnel, est un motif qui est fréquemment représenté dans les Nativités et les Adorations du maniérisme anversois et se retrouve aussi à plusieurs reprises dans les œuvres de Jan de Beer. Cette entrée serait une sorte d’ouverture sur les ténèbres (Weemans 2013 ; Baker 2012 : 103 ; Falkenburg 2011). Falkenburg observe que ce type d’ouverture proviendrait de l’inspiration du travail de Bosch et de Patinir : « flaque sombre, pesées [...] et trou dans le sol [...] évoquent davantage une zone souterraine, ou une caverne sombre, qui « menace » plus qu’elle ne protège (Falkenburg 2011 : 19).

Poursuivant notre analyse autour du thème du salut de l’âme, nous observons que la créature posée en avant-plan est en quelque sorte une annonce du piège et des mauvais tours que prépare le Diable. Le piège est évoqué par Érasme comme une mise en garde dans L’Éloge de la folie (1511-1514). L’humaniste fait rire le lecteur en narrant plusieurs types de folies, mais ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage qu’il comprend que la figure qui l’a fait rire n’est

nulle autre que le Christ. Le motif de la trappe est utilisé par les artistes pour faire allusion aux possibilités qui incitent l’homme vertueux à quitter le chemin de la spiritualité. Portier, porte- parole et premier recruteur de l’Enfer, le satyre fait glisser notre regard vers ce trou noir, comme un homme attiré par un mystérieux espace où il trouvera malheureusement les ténèbres. Ici, dans l’œuvre de Montréal, il semble nous réserver le même sort que celui du serpent qui est fort probablement une image moralisante du mal qui ne peut triompher. On voit que, déjà, deux champignons99 (fig.66), fruits du diable, sont représentés comme présage de ce qui vient nous donnant un « avant-goût » de la descente aux enfers.

Tous ces éléments pour lesquels l’utilisation de la couleur jaune a tracé un chemin d’analyse : l’aveugle, la cornemuse, le couteau, le satyre tuant lui-même l’incarnation de Satan et les champignons, nous placent sur le chemin décadent et glissant vers l’enfer représenté par l’ouverture du sol. Jan de Beer s’inspire des écrits d’Érasme afin de nous montrer visuellement où le chemin de « l’aveugle aux yeux ouverts » se terminera.

Et si le choix était de fermer les yeux et de regarder par l’esprit et le cœur ?