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Joseph « entre les ruines du monde antique et les promesses de celui à venir »

2. Le retable de Jan de Beer : l’objet physique et sa fonction spirituelle

2.2 L’Adoration des Bergers

2.2.2 Joseph « entre les ruines du monde antique et les promesses de celui à venir »

Représenté tel un vieillard85, chauve et le dos courbé, Joseph est vêtu de sa traditionnelle cape rouge qui cache son habit de travailleur (fig.53) (Lavaure 2013 : 257, 262).

Dans les peintures de la Renaissance nordique du XVIe siècle, les artistes représentent l’époux de la Vierge en illustrant certains aspects des écrits populaires de l’époque qui lui construisent une personnalité bien particulière. Il est un vieux paysan qui prend soin de sa famille dans les Heures dites de Bruxelles et les Heures du maréchal Boucicaut. Parfois, un saint et pieux vieillard comme dans les Très Belles Heures de Notre-Dame. Ou encore, un patriarche important dans les Très Riches Heures du duc de Berry, et même parfois un vieil homme exclu de la généalogie du Christ dans la Vision du Maître de Bedford (Payant 2006 : 191-204). C’est donc en référence à une multitude d’écrits que se développent plusieurs formes de représentations de Joseph, véhiculant diverses idées et images à son sujet. Comme nous le verrons, on voit croître un type de représentation de Joseph à caractère péjoratif dans l’art des XVe et XVIe siècles (Careri 2013). On peut observer que pour le retable de Montréal, Jan de Beer a choisi de représenter Joseph inspiré d’écrits plus radicaux. L’ouvrage d’Annik Lavaure, qui étudie les complexes figures de Joseph, souligne que les textes apocryphes ont certainement contribué au caractère niais du mari de Marie. Particulièrement les Mystères de la Nativité de Jésus Christ, écrits vers 980 - 987 qui connaissent une nouvelle popularité vers le milieu du XVe siècle (Lavaure 2013 : 266, 276-282). L’extrait ici relate une convocation d’un grand prêtre soucieux de trouver un époux pour Marie. Joseph se présente honteux et redoute les remarques sur son âge, ce qu’un spectateur s’empresse de faire :

Regarder ce vilain chenu : tout pour certain l’en luy donra Marie, qui mieux ne pourra; il en puet bien este asseur : XX ans a qu’il est tout meur et qui commança à florir. Il atent trop soy mourir,

84 Tiré de l’ouvrage de Giovanni Careri (Careri 2013 : 77).

85 Brigitte de Suède mentionne l’âge avancé de Joseph dans l’Enfantement de la Sainte Vierge. Elle dit : « Il y

c’est grant domaige.

(Mystères de la Nativité de Jésus Christ, vers 980 – 987, cité dans Jubinal 1934 : 38)

La remarque crue du cousin de Joseph n’est pas moins amère dans la Nativité de Rouen : D’un homme si fort enveilly

on ne tendra pas gramment compte; croyez, ce ne sera que honte

de l’y voir, plusieurs en riront.

(Mystères de la Nativité de Jésus Christ, vers 980 – 987, cité dans Cohen 1958 : 68-69)

En suivant le ton de ces textes, Jan de Beer nous présente un Joseph certainement avancé en âge, mais lointain, occupé et insouciant. Il regarde devant lui, contrairement aux autres personnages et ne porte aucune attention à l’Enfant qui est adoré. Les Révélations de Sainte Brigitte de Suède mentionnent que la Vierge aurait demandé à son mari une chandelle afin qu’elle soit éclairée pendant qu’elle accouchait seule de Jésus.86. Selon cette source, les artistes anversois peignent donc Joseph avec une chandelle à la main, marchant vers le lieu où la Vierge se trouve. Cependant, cet épisode se déroule avant l’accouchement. À cet égard, les Révélations de Brigitte de Suède racontent que les rayons dégagés par la lumière divine du Christ naissant sont si puissants qu’ils éclipsent quasiment la bougie de Joseph87.

Ainsi, le mari de la Vierge est fréquemment représenté la main couvrant sa flamme (Cornell 1924 : 9 -13)88. Nous pouvons alors supposer que Joseph se trouve entre deux moments distincts : la Nativité et l’Adoration. Selon Annick Lavaure, cette « composition synthétique avec Joseph revenant une bougie à la main, après la venue au monde de Jésus, semble s’être imposée aux artistes de l’époque » par la lecture et l’imagerie des Révélations. Particulièrement pendant ces années, le mari de la Vierge est reconnu pour sa lenteur, son retard à reconnaitre la divinité de son fils, raison pour laquelle il ne semble nullement émerveillé par le Nouveau-Né dans cette Adoration. Sa difficulté de passage entre le temps de la loi et celui de la grâce qui lui est reconnu s’allie à la lenteur attribuée aux Juifs qui n’ont pas

86 On peut y lire : « [Joseph] porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un

peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait » (Suède 1650 : chap. XXI).

87 On peut y lire : « la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe » (Suède 1650 : chap.

XXI).

88 On retrouve Joseph qui cache la flamme de sa main dans de nombreuses œuvres nordiques. Par exemple la

reconnu en Jésus le Fils de Dieu. De Beer peint également Joseph comme un vieillard dont témoignent son dos courbé et ses cheveux blancs. Ces traits physiques d’un vieil homme devenus péjoratifs sont généralement ceux utilisés pour distinguer les Juifs des Chrétiens89, tel que l’explique dans son ouvrage Giovanni Careri (Careri 2013).

Distant psychologiquement, Joseph semble tout aussi distant physiquement. En effet, les artistes de cette époque situent Joseph à « l’écart, entre les ruines du monde antique et les promesses de celui à venir » nous dit Careri (Careri, 2011 : 23). C’est d’ailleurs ce que nous pouvons observer dans l’œuvre anversoise ; une division de l’espace créée par une architecture en ruine. En retrait de ce moment privilégié, Joseph occupe une place à part propre aux valeurs et connotations des textes utilisés à l’époque, une figure particulière que nous verrons plus en détail dans la section Fuite en Égypte de ce mémoire.