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Le prix de vente vs le marché de l’art de l’époque

1. L’état du dossier et de la provenance historique : les archives manquantes

1.3.4 Le prix de vente vs le marché de l’art de l’époque

La loi militaire américaine No. 59 créée et adoptée par l’Angleterre et les États-Unis visant à faciliter et ainsi accélérer le processus de restitution des propriétés volées est une des lois fondatrices du SAP. Si le Groupe spécial fait appel au bon jugement moral, trois exigences doivent être remplies afin de permettre à la législation d’être respectée, visant ainsi à requérir un minimum de caractéristiques. Sans elles, les familles essuient un refus de reconnaissance de vente forcée et ne peuvent pas bénéficier d’une demande s’appuyant sur la morale.

58 Je traduis de l’anglais au français : « Le Panel [SAP] adopte une approche morale plutôt qu'une approche

juridique [car] elle peut traiter ces ventes comme des actes de spoliation, même si elles ne sont pas légales ».

59 Je traduis de l’anglais au français : « une transaction financière qui semble apparemment légale et volontaire,

D’abord, la transaction doit avoir été effectuée après le 15 septembre 1935. Cette date marque la première déclaration de lois de Nuremberg présentant trois textes adoptés par le Reichstag à l’initiative d’Adolf Hitler, qui instaure des lois encore plus sévères que la « Gleichschaltung », la « Mise au pas » qui avait permis à Hitler d’accéder au pouvoir absolu en Allemagne en 1933. Nous pouvons dire qu’à cette étape, notre demande d’appel moral serait rejetée vu le non-respect de la date.

Ensuite, la demande de reconnaissance de vente forcée ne peut être accordée si le prix de la vente se révèle juste selon le marché de l’époque. Les demandeurs doivent démontrer une véritable fraude dans l’évaluation de l’œuvre. À cette étape de notre recherche, nous avons vérifié et comparé le prix d’acquisition payé par Fischer à Vilmos Erdődy pour le retable de Jan de Beer, soit 12 500 francs suisses, aux autres ventes d’œuvres de même type de l’époque. Ce que nous avons observé se révèle plutôt intéressant. Lors d’une vente qui s’est déroulée du 18 au 20 juin 1940, à Berlin, un triptyque de l’Adoration des Mages de 1510 attribué à un maître anversois (fig.20) a été vendu pour 12 000 reichsmarks. Aussi, lors d’une vente de 1942, un triptyque de La Crucifixion (fig. 21) de 1510 réalisé par un maître anversois a été vendu chez Fischer pour 12 500 francs suisses. Les trois retables du mouvement du maniérisme anversois, réalisés au début du XVIe siècle ont été vendus pour une somme à peu près équivalente, entre 12 000 et 12 50060. Leur format est similaire, soit environ 108 cm de hauteur sur 101.5 cm de longueur pour La Crucifixion, œuvre qui proviendrait, selon nous, du cercle artistique immédiat de Jan de Beer. Une observation minutieuse nous permet de reconnaitre une flagrante ressemble à deux triptyques de La Crucifixion de Adriaen van Overbeke et de son atelier (fig.22 et 23), un collègue de de Beer (Brink : 2005, 176-179). Nous sommes donc dans un registre de comparaison qui ne peut être plus juste en termes de prix et de style. Nous avons bien tenté de trouver des ventes d’œuvres de Jan de Beer à cette époque, mais seulement un dessin (fig. 24) de l’artiste anversois a pu être retracé sur le marché de l’art en mars 1935, vendu à des collectionneurs autrichiens pour une somme de 1 200 (type de monnaie non indiqué). En explorant plus à fond les catalogues de vente de Fischer de 1935,

60 « 1200 Reichsmark allemands [1924-1948] en 1934 pouvaient acheter le même montant de biens de

consommation et de services en Suède que 1458 francs suisses [1880-2015]. » Source : http://www.historicalstatistics.org/Currencyconverter.html, consulté le 6 février 2017.

on note que deux panneaux latéraux (fig. 25) (157 cm x 76 cm) d’un retable religieux de Bartholomaus Zeitblom réalisé vers 1518 ont été vendus pour 4 600 francs suisses et qu’un second retable de moitié plus petit, toujours dans le même genre que celui de Jan de Beer, exécuté par le Maître Konrad von Friesach, créé au quinzième siècle, a été vendu la même année, toujours par Fischer, pour 2 100 francs suisses.

Devant ce recensement des prix de transactions, deux hypothèses surgissent. La première permettrait de conclure que la famille Erdődy a obtenu un prix tout à fait juste et équivalent au marché de l’art de l’époque, comparativement à des œuvres de même type : sujet religieux, date de réalisation et courant artistique. La seconde hypothèse révèlerait que la famille a obtenu un excellent prix pour l’œuvre anversoise, considérant que plusieurs œuvres d’artistes flamands ont été vendues à moindre prix par Fischer61.

Enfin, la dernière exigence du Groupe spécial spécifie que le propriétaire n’ait pas démontré qu’il pouvait disposer librement du bien réquisitionné. Nous croyons que les événements vécus par la famille tels qu’ils ont été engendrés par la monté sur socialisme, soit l’augmentation des taxes gouvernementales, la saisie de leurs terres et l’incapacité de payer la dette, sont la cause de la vente d’une grande partie de la collection ainsi que celle de leur exil vers Vienne et Budapest. À ce niveau, les Erdődy pourraient s’appuyer sur l’article 4 du SAP : « The Panel’s juridiction can be engaged even where the spoliation is unconnected to Nazi persecution62 » et ainsi démontrer que cette vente est consécutive au contexte de la montée du pouvoir fasciste de Gombo, en lien avec les lois antisémites et préparatoires de guerre d’Hitler. Dans ce cas, la famille devrait s’appuyer sur la dernière règle revue par le SAP, soit que la vente doit avoir été effectuée après 1933, sans quoi, elle ne s’accorderait pas avec la montée en puissance du National-Socialisme.

Il est vrai que chaque cas est vécu différemment par chaque famille et présente donc des éléments particuliers à chacun. C’est pourquoi, étant tous différents, ils demandent que chacun soit examiné avec soin par des experts, comme le SPA s’engage à le faire depuis avril

61 À ce sujet, consulter le catalogue en ligne du Getty qui permet d’examiner les catalogues de ventes.

62 Je traduis de l’anglais au français : « La juridiction du panel peut être engagée même lorsque la spoliation n'est

2000. Malgré tous les événements vécus par la famille Erdődy, nous ne croyons pas, selon l’état actuel de notre recherche, que la vente du retable puisse, selon les lois actuelles, être reconnue comme une vente forcée. D’une part, parce qu’il appert que Vilmos Erdődy a obtenu un juste prix pour le triptyque. D’autre part, parce que même s’il est vrai que la vie de la famille a été chamboulée par l’arrivée au pouvoir du parti fasciste d’Hitler et conséquemment de Gombo, il n’y a toutefois jamais eu de demande de restitution et en conséquence, nous doutons de la solidité et de l’irréfutabilité de ce dossier. Notre conclusion peut s’avérer incorrecte, mais elle nous parait d’un premier abord, la plus réaliste.