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Mais bien évidemment, c’est depuis longtemps contre l’empire que les juristes napolitains ont tourné leur regard et leur critique. La difficulté qui s’est posée à eux était celle de fonder la pleine souveraineté d’un royaume que l’on voulait libre face à l’empire. Alors que les juristes d’époque souabe avait à leur disposition une charte des droits du royaume, le Liber Augustalis, dont l’objet fut précisément de démon- trer l’appartenance du Regnum au dominium de l’Empire, les juristes « angevins » devaient composer car ils ne disposaient pas un tel corps de doctrine autonome. Il leur a donc fallu inventer de toutes pièces cette souveraineté fraîchement acquise. La question est connue depuis longtemps et les travaux de Francesco Calasso ont longuement exploré ce sujet. Il semble cependant que l’on puisse utilement y reve- nir en y apportant quelques précisions à la marge. C’est encore une fois avec Marino Caramanico, que nous devons partir. L’essentiel de son argumentation est contenue dans le Prologue aux Commentaires des Constitutions du Royaume.

Face à l’empire, il a trois objections à relever et révoquer en doute. La première concerne le statut de roi comparé à celui d’empereur. uestion centrale puisque elle met en jeu la capacité législative du monarque. Caramanico s’évertue donc à prouver qu’il y a substantielle égalité entre les deux appellations. On appelle roi libre celui qui est en mesure de fonder la loi ; loi et roi sont deux mots identiques ². À l’appui de cette démonstration, le juriste fait recours à l’histoire romaine. Les premières lois romaines, d’après Salluste, furent édictées par des rois. Ont-elles été abrogées

. Voir les pages très denses de Marino dans son prologue, éd. cit., p. -, toutes entières ten- dues à dissoudre la distinction entre les domaines direct et utile et la possession afin d’attribuer le plus d’autorité au monarque.

. Id., p.  : « Quid enim est aliud lex quam rex ? [...] Unde sicut imperatoris, ita regis est proprium

C       A... 

lorsque Rome changea de régime, passant à la République puis à l’empire ? Certes, non ¹. Malgré l’inimitié du nom de roi chez les Romains, la législation qu’ils éma- nèrent n’a pas été abrogée. À grand renfort de citations bibliques, le juriste rappelle l’impérieuse nécessité pour les peuples de se soumettre au roi. Ce terme emporte-t-il moins de dignité que celui d’empereur ? Il lui faut alors faire un long détours vers la philologie pour rappeler que les sources juridiques comme bibliques utilisent divers termes qui désignent tous par antonomase l’autorité d’un seul gouvernant : prin-

ceps, rex, imperator. Aucun d’entre eux ne s’impose sur les autres comme autorité

légiférante ². Objectera-t-on alors qu’un royaume n’est qu’une sous-partie de l’em- pire universel ? Cette fois encore, Caramanico recourt à l’histoire pour invalider ce présupposé. L’empire s’est construit par la violence et la force au détriment des peuples faibles. Si depuis, l’histoire a montré que certains de ces peuples se défai- saient de cette subordination, il n’y a pas lieu de s’en affliger. Ce n’est somme toute qu’un juste retour des choses : mieux même la diminutio imperii manifeste un retour à l’équité et à la justice. Elle incarne un moment dans la reconquête de la liberté par des peuples qui aspirent à retrouver leur nature propre ³. Les Romains seraient bien malvenus de s’en plaindre : ils n’ont qu’à assumer le poids de leur injustice passée. On peut apprécier la force et l’originalité de ces arguments pensés dans les années . Rien de cela n’est dans le Liber Augustalis bien évidemment ⁴.

Tout n’est pas réglé pour autant : il ne suffit pas d’invoquer la mutatio temporum pour transformer un état de fait en état de droit. Caramanico doit affronter une dernière objection : pourquoi si le roi de Sicile se dit libre, le royaume utilise-t-il le droit romain ? N’est-ce pas le signe d’une sujétion ? Après tous, les souverains qui ne se reconnaissent pas soumis à l’empereur, comme le roi de France, ne cultivent

. Ibid., p.  : « Similiter et prime leges seculi a regibus processerunt tam ante urbem [...] quam a

condita urbe [...] Et propterea legislator plerumque legis regie meminit. »

. Ibid., p. - ; il faut même remarquer un argument qui confine à la mauvaise fois lorsque Marino tente de justifier la prééminence du roi sur l’empereur en arguant que l’élection impériale n’a lieu qu’après l’élection royale comme si la seconde était inférieure à la première (« uando etiam

imperialem nititur potestatem plus extollere, ad regale ocabulum se conertit [...] Et ideo de imperatoris electione agitur, primo persona in regem romanorum eligitur, in imperatorem postea promovenda [...] »,

p. -). uelques années plus tard, dans le Prologue à son Commentaire aux Constitutions du

royaume (), Andrea D’Isernia revient sur le sujet : (Andrea D’I, éd. cit., : « Ad quod est sciendum quod nomen imperatorum est noium respectu regum, qui fuerunt omni tempore. Imperator primus fuit tempore Christi. »

. Marino D C, op. cit., p. - : « et ita diminutio ac exceptio antedicta summam

habet equitatem et sine cuiusquam indignatione justitiam » ; « et huius exceptio faorabiliter tollere- tur per quam homines ad libertatem et naturam propriam reducuntur, cum libertatis faor sepe et alias benigniores sententias exprimat ».

. Voir, a contrario, les idées courantes sur la supériorité naturelle et morale des Romains comme justification de leurs conquêtes, supra n.  p. .

 D,    ...

pas le droit romain ¹. La réponse est plus embarrassée : ce n’est qu’une question de convenance des rois ; le royaume s’étant depuis longtemps exempté de l’empire, ses monarques ont par inertie continué à pratiquer ses lois ². Il n’y a pas à en inférer une dépendance, pas plus que la république romaine n’a abrogé les lois royales après qu’elle eut chassé les rois de Rome.

Un tel document est évidemment remarquable dans sa cohérence et on ne s’éton- nera pas qu’il ait eu une belle postérité chez les épigones napolitains de Carama- nico ³. Pourtant, ce n’est guère que quelques décennies plus tard au moment des conflits entre Henri VII et Robert que les arguments allaient s’affûter et surenchérir sur ceux de Caramanico.

Sans entrer en détail dans les textes échangés et diffusés dans ces années - , nous voudrions uniquement signaler que les Memorialia attribués au logothète Barthélémy de Capoue contiennent des passages qui reprennent des thèmes élabo- rés par les premiers juristes « angevins ». Ainsi le mémoire en forme d’instructions à des ambassadeurs du roi s’appuie sur une reconstruction du passé de l’empire. Plus que la narration des cruautés des empereurs païens envers l’Église ⁴, le point central est constitué par le rappel de l’arbitraire des conquêtes militaires de Rome. D’abord, contrairement à la titulature impériale qui parle d’imperium mundi, Bar- thélémy insiste sur les lacunes originelles des conquêtes en Europe : l’Espagne n’a jamais été totalement occupée ⁵. Salluste lui même rapporte que l’empire a consti- tué à faire tenir entre elles avec ruse des régions séparées à l’origine ⁶. Ce qui n’était qu’un effet de la force est nécessairement soumis à la mutation car rien n’est durable qui n’est pas naturel. Le retrait de certaines régions hors de l’empire n’est qu’un mise en conformité avec un jus gentium et un jus naturale bafoués par l’expansion de l’empire romain. Tous les grands empires ont ainsi été conduits à disparaître ⁷ : l’in-

. Ibid., p.  : « uare quidem in regno nostro uteremur romanis legibus si imperio non subesset,

sicut nec in Francia et aliis nonnullis provinciis que imperatori non subsunt. »

. Ibid. : « sed licet vero regnum desierit subesse imperio, tamen iura romana in regno per annos plu-

rimos conenentia regum qui fuerunt pro tempore servata diutius consensu utpote tacito remanserunt ».

. G. D’Amelio, op. cit., p. -.

. La cruauté des empereurs romains face à l’Église est bien évidemment évoquée (M.G.H., Consti-

tutio, , , éd. cit., p. , § ).

. M.G.H., Constitutio, , , p.  : « Et quidem si referamus nos ad inicium institutionis impera-

toris eiusdem ut ex eo caucius posterior reformetur eventus, constat quod ipsum imperium fuit acquisitum viribus et occupatione. In qua occupatione regnum Hyspanie non transivit, quod defendit se ab occupa- tione predicta et se imperio non subjecit. » L’idée d’une exemption de l’Espagne est évidemment une

invention des juristes espagnols du  s., notamment de Vincentius Hispanus (voir W. B, « Kaiserrecht und Kaisertheorie der Siete Partidas », dans Festschri P.E. Schramm, Göttingen, , p.  sq.).

. Ibid. : « Salustius eciam dicit, quod imperium hiis artibus retinetur, quibus ab inicio partum est. » . Ibid. : « Quod igitur violenter quesitum est, non est durabile neque permanens, quia est

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fluence de Caramanico me semble ici directe. L’illégitimité des conquêtes rend en quelque sorte légitime la libération des peuples. S’y ajoute un argument qui n’était pas chez Caramanico, mais qui est destiné à faire florès, à savoir celui d’une incom- patibilité entre les Allemands qui ont accaparé l’empire et les Italiens : les différences de mœurs sont telles qu’il n’est pas possible sans grand scandale pour la Péninsule d’être soumise à un peuple dont la férocité est la nature première ¹. Il faut prendre garde que la brutalité allemande ne déchire les nations et ne transforme la douceur italienne en amertume.

Discrédit germanique et discrédit impérial marchent d’un même pas pour assurer la promotion du royaume de Sicile au rang de royaume indépendant ².

À l’issue de ces analyses, nous voudrions tirer quelques conclusions partielles. La culture politique angevine a reposé sur des bases idéologiques doubles, nous semble- t-il : les premières étaient d’ordre religieux ; nous les avons laissées de côté ; c’est le registre de la sacralité royale. Les secondes étaient clairement juridiques : toute la difficulté à laquelle étaient confrontés les hommes de lois consistait à fonder en droit la souveraineté du regnum, doublement et originellement dépendant de l’Église et de l’Empire.

laceratum et occupatum a pluribus et diversis principibus, uniersitatibus et singularibus personis mundi, redeuntibus rebus ad antiquam naturam suam, quam habuerunt a iure naturali et iure gencium. »

. Ibid. : « Preterea reges romanorum consueverunt eligi communiter et generaliter de lingua ger-

manica, que consuevit producere gentem acerbam et intractabilem, que magis adheret barbarice feritati quam christiane professioni, apud quam latrocinari non consuevit reputare peccatum [...] Unde Germani cum Gallici non habeant conenentiam, immo repugnantiam et cum Ytalicis non coneniant. » Sur les

conséquences de cet argument, voir P. G, « L’intégration manquée des Angevins », dans L’état

angevin, op. cit., p. -. ue ces arguments fondés sur les stéréotypes de la nation allemande ne se

trouvent pas chez Caramanico ne signifie pas qu’il s’agisse d’une invention de Barthélémy : à dire vrai, beaucoup de ces accusations ont été formulées (pour la première fois ?) par Innocent III, au moment des graves luttes qui agitent l’Italie et la Sicile à la mort d’Henri VI, quand des princes allemands se déchirent l’héritage impérial et tentent de reconquérir la Péninsule contre les intérêts de la papauté : voir H. Z-T, « Dalla polemica antimperiale alla polemica antitedesca », dans Le forme della

propaganda, op. cit., p. -.

. Bien des années plus tard, Balde, commentant un passage du Digeste, rappellera le rôle des décrétales pontificales dans la protection de l’Italie au moment de la menace d’Henri VII : Balde,

In vii, viii, ix, x et xi. Libros commentaria, Venise, , [ad De executione et rei judicatae, Executo- rem], f.  : « A decretali enim non est recedendum, et maxime quia temporibus illis fuit maxima, et necessaria, cum dictus imperator revera venisset ad aemulationem Ecclesiae, et suorum complicium, et ad desolationem dicti regni. Unde papa, qui est vicarius Dei, fecit illam decretalem, ne barbarica ferocitas dulcem Italiam devastaret » : le pape, rempart de l’Italie face à la barbarie germanique. On remarquera

que tout le mérite est attribué au souverain pontife, comme si les arguments des juristes napolitains n’avaient pas tenu face à la puissance des canonistes pontificaux. Et encore s’agit-il d’un auteur qui ne peut être qualifié d’anti-impérial ! (voir à ce sujet notre article : « Imperium et Italie au  siècle : juristes et humanistes face à la dé-romanisation de l’empire », dans Rechtsgeschichte. Zeitschri des

 D,    ...

L’horizon idéologique des juristes méridionaux fait ainsi apparaître des phases très contrastées : fermement militantes avec Marino Da Caramanico au début de l’implantation de la dynastie ; plus complexes ensuite avec Barthélémy de Capoue, Andrea D’Isernia ou Lucca De Penne. Ces derniers, sans abdiquer sur le fond, doivent composer avec la canonistique d’époque avignonnaise, vigoureusement tendue à faire valoir les prérogatives pontificales sur le royaume. Une alliance stra- tégique largement conditionnée par les tensions militaires du règne d’Henri VII ne signifie pas l’abandon des droits acquis par la papauté sur Naples.

En outre, fonder la souveraineté royale autrement qu’en paroles impliquait que les juristes s’attaquassent à tout ce qui manifestait l’incomplétude de l’autorité monar- chique sur les terres soumises, en particulier les poches de subsistance de droits coutumiers, lombards ou féodaux. C’est peut-être ce qui explique que les juristes du premier  siècle ont multiplié les tentatives de concordance ou d’éradication dogmatique entre ces droits et ceux du roi assimilés à ceux de l’empereur et donc au corpus justinien. Mais la focalisation de la dogmatique juridique napolitaine sur les problèmes de droit public révèle en creux les faiblesses de la monarchie : à lire les propos désabusés ici ou là d’un Lucca De Penne sur la situation réelle du royaume, on voit facilement ce que l’histoire sociale et politique de la période a bien docu- menté par ailleurs, à savoir la fragilité du contrôle monarchique sur ses territoires, fragilité qui le conduit à des abandons de souveraineté et de juridiction au pro- fit notamment du baronnage, et contre lesquels la virtuosité des juristes n’a guère pu agir.

Comment cesser d’être étranger : citoyens