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Rockstar Games : quand le genre vidéoludique fait place au genre

Chapitre III : L’arrivée du cinéma au centre des préoccupations

3. Rockstar Games : quand le genre vidéoludique fait place au genre

Nous avons remarqué que la présence du cinéma s’est faite très tôt dans les productions du studio Rockstar. Mais nous avons également constaté que cette présence cinématographique s’était considérablement renforcée, voire généralisée. Ainsi, Red Dead Redemption, L.A Noire et GTA V sont des jeux particulièrement intéressants dans cette étude des genres et de la manière dont Rockstar intègre sa culture cinéphile à ses productions. Bien que ces trois jeux soient différents, tant dans leur récit, que leur esthétique, nous pouvons les rapprocher dans leurs démarches de création : tous trois s’imprègnent fortement d’imageries purement cinématographiques, à savoir le western, le film noir et le film de gangsters. Nous pouvons dès lors nous interroger sur la question des représentations : comment Rockstar représente-t-il les genres intégrés au sein de ses jeux, quelle image en donne-t-il ? À l’occasion d’une collaboration entre le vidéaste Nota Bene145 et ARTE Creative, une série de vidéos146 propose

de s’interroger sur la question des clichés historiques dans le jeu vidéo. L’historien du médiévalisme William Blanc intervient notamment pour parler des représentations :

Ils [les studios] ont une idée préconçue de ce qu'attend le public. Et quelque part, vu que le médium est tellement puissant, ils imposent des clichés au public. Et après, le public rentre

144 Le level design correspond à la création des niveaux. Ce sont les concepteurs qui élaborent le level design et

créent les règles qui le régissent : esthétique des lieux, liberté de mouvement dans ces environnements, interactions possibles avec des éléments de décors, etc.

145 La chaîne de Nota Bene propose des contenus en rapport avec l’Histoire à travers des anecdotes, des faits peu

connus, ou des questions posées par les abonnés.

146 Nota Bene, « History’s Creed, ma série ARTE Creative sur l’histoire et le jeu vidéo », playlist YouTube :

dans les clichés. Et puis, après on dit que le public ne prend que ces clichés-là. Donc on rentre dans une sorte de cercle constant par rapport à l'image, que l'on a de l'image qu'a le public par rapport à une période historique.147

Nous pouvons tout à fait rapporter cela au travail d’adaptation des codes que les concepteurs de chez Rockstar effectuent envers les genres cinématographiques qu’ils empruntent. L’objectif est de faire raisonner en leur public des images qu’ils possèdent du western ou du film noir. Quitte à, comme nous avons pu le constater avec Red Dead Revolver, faire des emprunts arrangeants. Cependant, dans Red Dead Redemption, davantage de précautions ont été prises quant à la cohérence chronologique (tant au niveau historique148, que des sous-genres

représentés149) :

Beaucoup auraient adoré affronter des Indiens dans le premier Red Dead [s’agissant d’une interview réalisée pour la sortie prochaine de Red Dead Redemption II, le journaliste fait ici mention au premier volet de Redemption]. Mais ce n’était malheureusement pas le cas. Avez- vous pensé à les intégrer dans cette suite préquelle ?150

Ce à quoi Rob Nelson répond :

On a toujours voulu coller à la période pendant laquelle se déroulent nos jeux et donc on suivra scrupuleusement ce que nous impose cette période…151

On ressent ici une volonté de coller au maximum aux représentations développées par le cinéma, auquel le jeu se réfère. Car n’oublions pas que le cinéma lui-même propose une vision particulière, une interprétation de l’histoire des États-Unis au XVIIIe et XIXe siècle. La question de la représentation est donc particulièrement délicate à traiter. Jean-Michel Frodon revient d’ailleurs sur ce point dans son ouvrage, Il était une fois le cinéma :

La manière dont les westerns racontent cette grande histoire n’est pas du tout la vérité, au sens où les historiens la décrivent. C’est une légende, une montagne de légendes, mais qui disent une autre sorte de vérité : ils transforment en aventures la volonté de bâtir un nouveau

147 William Blanc, « Ep.2 : Jeux vidéo historiques : so cliché ? », in History’s Creed x Nota Bene | ARTE Creative,

Épisode 2, 15 février 2018, https://www.youtube.com/watch?v=hremLN5qIUQ, 3"20.

148 Le jeu se déroule à la fin du XIXe siècle, soit la période de la révolution industrielle qui marque la fin du temps

des cowboys.

149 Le western spaghetti correspondant plutôt aux années 1960 et le western crépusculaire aux années 1970, ces

films montrent des personnages de cowboys en décalage avec la société nouvelle qui s’installe, ils sont en marge et témoignent de la fin d’une ère.

150 Maxime Chao, « Rob Nelson : "Avec Red Dead 2, on veut que le joueur soit connecté le plus possible au monde

qui l’entoure " », jeuxactu.com, 26 mars 2018, http://www.jeuxactu.com/red-dead-redemption-2-notre-interview- de-rob-nelson-de-rockstar-113721.htm, consulté le 04/10/2018.

monde, le rapport à l’espace, les affrontements entre groupes. Les westerns sont faits par des blancs pour des blancs : les Indiens n’y seront longtemps que des sauvages et des méchants (et on n’y verra pas du tout les noirs). Ainsi, véritablement inscrit dans l’histoire d’un pays particulier, ce genre très spécial lui offre un miroir qui est une image de son passé, image inexacte mais qui donne un cadre, un imaginaire et le sentiments à tous ces fils d’immigrants de venir de la même histoire, celle de la construction – légendaire – du pays où ils habitent.152

Nous pouvons donc observer que le cinéma opère un pas de côté vis-à-vis de l’Histoire ; il crée du spectaculaire et de l’aventure autour d’un contexte historique passé, dont il ne met en avant que certains aspects, au service de la narration : les braves cowboys contre les méchants Indiens, le cowboy vertueux au secours de la jeune femme en détresse, etc. Tout ceci développe un imaginaire, une image fantasmée de cette réalité historique. Et, en un sens, c’est ce que Rockstar fait à son tour dans des jeux comme ceux de la série des Red Dead. Le cinéma donne ainsi à voir une version plus belle, plus héroïque de cette période, afin de fédérer les différents horizons qui composent la population des États-Unis et de donner une histoire commune plus positive à ces gens. Si certains des jeux Rockstar tentent à leur tour de plonger le joueur dans des périodes spécifiques de l’Histoire, ils ne sont toutefois pas uniquement des miroirs de cette dernière ; c’est sous l’angle du cinéma qu’ils offrent de participer à cette Histoire. Ils se servent de cet imaginaire pour ensuite construire du sens et proposer leur propre discours sur ces périodes historiques. C’est dans cette même démarche que Jean-Michel Frodon aborde la question du film noir :

Si le western a permis à Hollywood de fabriquer des histoires spectaculaires sur le passé, le film noir lui permet de fabriquer des histoires sur le présent, avec des bandits, des détectives, des femmes fatales, des policiers, un monde où règne la violence, où les plus forts écrasent les plus faibles, où l’on triche et où l’on tue. Bien sûr, les méchants finissent souvent par être vaincus, ce n’est pas comme dans la vie ! Ces films-là ne décrivent pas non plus la vérité, au sens où les journalistes, cette fois, la décrivent : ils donnent une vision légendaire, artificielle et attrayante de ce qui se passe dans le monde moderne, surtout les grandes villes. Ces légendes racontent beaucoup de choses vraies sur ce qui se passe dans le pays. Mais elles sont codées : si on connaît bien les règles du genre, on peut comprendre ainsi beaucoup de ce qui se passe dans les rues, dans les immeubles, là ou des hommes puissants décident pour la vie de tous les autres.153

Une nouvelle fois, nous pouvons observer un décalage entre la réalité, ou vérité comme l’appelle l’auteur, et ce que le cinéma donne à voir. Avec le film noir, Hollywood use à nouveau

152 Jean-Michel Frodon, Il était une fois le cinéma, Gallimard Jeunesse Giboulées, 2014, p. 96-97. 153 Ibid., p. 97.

d’une période et d’un contexte pour y crée des récits qui transcendent la réalité historique : sont mis en scène des femmes fatales vénales, des hommes sans scrupules prêts à tout pour y arriver, même (surtout, pouvons-nous nous demander ?) à tuer, tout cela dans une atmosphère de tension extrême. Jean-Michel Frodon emploi encore le terme de « légendaire » pour décrire cette vision spectaculaire et fantasmée donnée par le cinéma, cette fois-ci, de la vie urbaine. Avec L.A Noire, Rockstar ne se contente pas de rendre un simple hommage au genre ; certes les femmes fatales et les hommes sans scrupules sont présents, mais la représentation du septième art ne s’arrête pas là. Hollywood lui-même est largement mis en scène à travers le jeu et rarement de manière positive : des vedettes sont assassinées, des producteurs condamnés, et les coulisses ne sont plus seulement dans l’ombre des projecteurs. Du reste, le décor en ruine d’Intolérance se veut le témoin de la destruction d’artistes indépendants comme Griffith par les tout puissants studios.

À travers ce chapitre, nous avons pu nous rendre compte des différences entre genre au cinéma et genre dans le jeu vidéo. Ceci nous a permis de mieux comprendre la démarche de création de Rockstar, qui joue avec des codes et des images symboliques, bien connues du public et un gameplay qui s’adapte à ces inspirations. Nous avons pu remarquer que les jeux balancent ainsi entre réalité historique et mythe, ou plutôt, image mythique. C’est à travers le prisme cinématographique que le studio donne à voir au joueur des périodes bien particulières de l’histoire des États-Unis et lui propose, d’une certaine manière, d’y prendre part. Ainsi, ces jeux participent à leur tour à l’élaboration d’une certaine iconographie et d’une dimension légendaire autour des genres selon lesquels ils sont construits. Nous allons donc à présent pouvoir étudier la manière dont ces jeux puisent et réinventent ces imaginaires cinématographiques.

Chapitre IV : Red Dead Redemption : la