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La mise en scène de ces salles in game

Chapitre VIII : Des salles de cinéma au sein des jeux : un espace critique

2. La mise en scène de ces salles in game

S’il est impossible de pénétrer dans les deux cinémas de L.A Noire, il n’en va pas de même pour Red Dead Redemption et GTA V, qui proposent chacun des salles répondant à différentes contraintes et dont les apparences se distinguent soigneusement. Elles ont cependant un point commun : la diffusion de courts métrages.

En ce qui concerne Red Dead Redemption, nous évoquions précédemment la localisation de ses deux salles : l’une en campagne, l’autre en ville. Nous pouvons alors remarquer le soin du détail apporté par les concepteurs quant à ces deux types de diffusion des films : la première révèle un dispositif d’installation précaire que l’on peut rapprocher du cinéma itinérant des premiers temps et de ces installations mouvantes, tandis que la seconde s’inscrit dans le type de réseau qui deviendra ensuite la norme : la salle fixe. La différence entre ces deux salles marque à nouveau le décalage entre le révolu, la petite salle de classe de campagne que l’on transforme à l’occasion, en adéquation avec le mode de vie obsolète de notre cowboy et le moderne, avec en ville un bâtiment neuf spécialement dédié au cinéma. La mise en scène de ces deux salles est donc loin d’être anecdotique et s’ajoute à la liste des rappels constants quant au décalage du personnage principal et de l’époque de transition qu’il vit. Dans cette même optique, nous pouvons ajouter le fait que les deux courts métrages soient diffusés en fonction du lieu dans

lequel le joueur se trouve. En effet, le premier court métrage intitulé The Dangers of Doctors

and Patent Medicines, met en scène un charlatan qui joue sur la peur de la maladie pour vendre ses remèdes miracles. Cette préoccupation pour la maladie peut être présente aussi bien dans le monde rural, qu’en ville. Ainsi, ce court métrage est visible à Armadillo, autant qu’à Blackwater. En revanche, le second film, Beaumont the Burly : Damsels Causing Distress, traite de l’évolution des droits des femmes en mettant en scène des suffragettes, qui décident d’affronter la société patriarcale et le machisme incarné par le personnage de Beaumont. Et c’est en ville que se joue ce combat. De cette façon, ce court métrage n’est pas diffusé à Armadillo ; le joueur ne peut le voir qu’en se rendant au cinéma de Blackwater. Ainsi, la ville de Blackwater, jusque dans son cinéma, constitue pleinement une allégorie de la société nouvelle dont John Marston ne possède pas les codes, contre laquelle il ne peut rien faire et dans laquelle il n’aura jamais sa place.

Dans GTA V, la mise en scène des salles est quelque peu différente ; tout d’abord, le joueur peut en voir un grand nombre dans les différentes rues de Los Santos. Elles font partie intégrante de la ville et sont là pour rappeler constamment au joueur l’intérêt des concepteurs pour le cinéma, qui n’hésitent pas à placer aux quatre coins de la ville d’authentiques bâtiments.318

Mais au-delà de la salle en tant que décors appuyant l’omniprésence du septième art, ce qui fait la réelle spécificité du cinéma dans GTA V ce sont les salles dans lesquelles il est possible de rentrer afin de visionner des courts métrages. Il n’est alors plus tant question du lieu de diffusion, que des horaires ; en effet, la pratique du cinéma dans GTA V répond à des contraintes bien spécifiques. Le joueur a le loisir de visionner trois courts métrages, visibles à certaines heures de la journée ou de la nuit : The Loneliest Robot in Great Britain peut être vu entre dix heure et midi, Capolavoro entre treize heure et dix-sept heure et enfin Meltdown, entre dix- huit et vingt-deux heure. On retrouve ici une forme de diffusion et d'exploitation similaire aux sorties cinéma classiques. Ce détail est relativement étonnant dans le principe du monde ouvert, au vu de la notion de contrainte qui relève du visionnage d'un film en salle, point sur lequel reviennent Laurent Creton et Kira Kitsopanidou dans l’introduction de l’ouvrage Les salles de

cinéma :

318 Outre l’Oriental Theater qui, nous l’avons dit, est une reproduction du Grauman’s Chinese Theater, parmi les

salles non visitables beaucoup d’entre elles sont des reproductions : le Beacon Theater est une reproduction du Vision Theater de Leimert Park à Los Angeles, le Cine Areola est une reproduction du Ritz Theater présent sur le

Hollywood Boulevard de Los Angeles ou encore le Weazel Dorset qui est une reproduction du Saban Theater de Beverly Hills dans le comté de Los Angeles.

On évoque souvent le caractère contraignant du déplacement et de la programmation des séances qui irait à l’encontre du slogan consumériste « ce que je veux, ou je veux et quand je veux » dont l’accomplissement serait accessible grâce à la sphère numérique.319

S'il semble à première vue amusant que GTA V respecte une forme classique de projection et de diffusion des films en salle, cela est en fait particulièrement révélateur du discours tenu par le jeu. Critiquant la cette société de consommation dans laquelle nous vivons, une nouvelle fois,

Rockstar passe par le cinéma pour véhiculer son propos, mais cette fois-ci, il a recours au cinéma en tant que lieu. En obligeant le joueur à respecter un horaire pour voir le film qu'il souhaite, les concepteurs contrent le principe du « tout, tout de suite » que le jeu offre tant à travers le vol (de voitures, d'armes, d'argent...), que par le monde ouvert (faire une mission secondaire, aller faire du sport, faire de l'avion, etc.). On enlève au joueur son pouvoir de décision en le soumettant à une contrainte, ce qui est suffisamment inhabituel pour que celui-ci le remarque. Malgré tout, le choix de se rendre ou non au cinéma lui appartient toujours. Ainsi, à tout moment le joueur, selon le personnage qu'il incarne, peut joindre un ami ou un membre de sa famille pour lui proposer une sortie au cinéma. Il y a là l'idée d'une activité du quotidien, qui perdure malgré la possibilité de regarder des films chez soi sur un écran de télévision, d'ordinateur ou même de téléphone. Il persiste dans le fait d'aller au cinéma une forme de rituel : on sort de chez soi pour faire une activité culturelle et se rendre dans un lieu de sociabilisation.320 Outre l’aspect critique de la société de consommation, nous pouvons

supposer que c’est également cet aspect de moyen de sociabilisation que GTA V propose dans la mise en scène de ses salles. Le joueur partage un moment sympathique de quotidien avec le personnage qu’il contrôle et les éventuelles personnes invitées pour la séance. Cela contribue à créer un sentiment de réalisme, cela rend l’expérience de jeu vivante. Pour Creton, la séance de cinéma est un rituel, faisant office de « parenthèse dans le temps et dans l'espace321 », et durant

laquelle le spectateur porte une « attention singulière322 » au film. C’est donc un réel moment

de cinéphilie que le jeu offre au joueur ; en se rendant au cinéma, le joueur sort momentanément de sa position d'acteur pour adopter un statut de spectateur. C'est un moment à part, qui peut

319 Laurent Creton, Kira Kitsopanidou, « Introduction », op. cit., p. 14-15.

320 Il est même possible d'entendre les autres spectateurs présents tousser durant la séance, ce qui transcrit une

certaine volonté de réalisme : notre personnage n'est pas seul dans la pièce, il est entouré par d'autres personnes qui peuvent parfois faire du bruit. Les concepteurs ont donc tenu à recréer les conditions de visionnage en salle de la manière la plus complète possible.

321 Laurent Creton, « Conclusion : Les films et les salles : conjonction vs dissociation », op. cit., p. 205 à 214, p.

208.

amener une forme de recul face à l'expérience vidéoludique. Le temps d'un court métrage, le joueur se concentre sur ce qu'on lui donne à voir, ce n'est plus lui qui crée le spectacle.

La présence de ces salles de cinéma et des courts métrages qu’elles proposent est donc particulièrement révélatrice de la démarche cinéphile des concepteurs, qui insistent sur la dimension rituelle et culturelle de la pratique du cinéma. Néanmoins, nous ne pouvons pas les réduire uniquement à ce constat. En effet, les courts métrages visibles dans ces salles représentent également un moyen d’expression. Les concepteurs cristallisent dans ces courts métrages leur discours critique sur la société américaine en abordant des sujets aussi divers que le cinéma d’auteur, l’impact des évolutions technologiques, ou encore le système capitaliste. Nous allons donc à présent étudier de plus près ces courts métrages afin de comprendre la manière dont le discours critique de Rockstar est mis en scène par le biais du cinéma.