• Aucun résultat trouvé

1.1 La problématique

1.1.2 La rigidité bureaucratique des organisations et l’inhibition de la détection

Dans cette section, nous expliquons comment les rigidités structurelles des organisations publiques peuvent contribuer à générer la crise en inhibant la détection des signaux faibles. Pour ce faire, nous présentons : premièrement, comment les rigidités structurelles des organisations rendent difficile le traitement des erreurs, forme sous laquelle les signaux faibles se présentent parfois, et peuvent contribuer à générer la crise; deuxièmement, que face à l’incertitude, il y a conflit entre deux objectifs organisationnels contradictoires et comment les bureaucraties répondent au changement; troisièmement, que cette incapacité d’adaptation des bureaucraties ne s’applique pas à tous les types d’organisation; et, quatrièmement, que la rigidité bureaucratique constitue donc une difficulté à la détection des signaux faibles et que face à la réalité de la complexité sociotechnique9 actuelle, de

nouveaux réflexes organisationnels sont à favoriser.

Bien que les organisations publiques soient surtout conçues pour traiter des problèmes encadrés par des politiques, des lois, des programmes et des procédures opérationnelles standards, et que dans l’ensemble le modèle bureaucratique semble très bien leur convenir (J. P. Olsen, 2004), la détection des défaillances, failles, erreurs, signaux faibles, mixtes ou forts, cadre difficilement avec les rigidités structurelles traditionnellement présentes dans les organisations (Kapucu et Van Wart, 2006, p. 302).

9 Le terme sociotechnique sera utilisé pour se référer à l’interdépendance entre les systèmes

techniques et sociaux. Denis (1998) l’utilise de préférence au terme sociotechnologique, qui correspond surtout à des systèmes techniques complexes (p. XXVI).

Cette situation peut s’expliquer par le fait que ces dernières rigidités nuisent à la capacité d’adaptation rapide nécessaire au traitement des nouveaux signaux en provenance de l’environnement de l’organisation (Lagadec, 1993, p. xxiii, 342). De plus, sous des conditions de couplage serré et de complexité, la rigidité des organisations peut même favoriser la crise (Perrow, 1984; Sagan, 1993). En conséquence, cette incapacité à traiter les « erreurs », que peuvent révéler les signaux faibles, peut parfois donner naissance à une amplification de ces mêmes erreurs via des cercles vicieux bureaucratiques (Crozier, 1963; Vaughan, 1999, p. 278; Weick, 1979). Ces derniers peuvent entraîner une série d’échecs en cascade, causant alors la défaillance de systèmes complexes, générant la crise, via le croisement des enjeux en interaction et par un effet domino à partir de multiples défaillances organisationnelles (Valiquette L’Heureux et Therrien, 2014, p. 465). Pour l’organisation faisant face à l’incertitude, il y a conflit entre deux objectifs organisationnels contradictoires, soit ceux d’efficacité dans l’instant présent et de capacité d’adaptation face au changement (Crozier, 1963, p. 229). Et, dans toutes les organisations, on retrouve la tentation très forte d’échapper à la réalité, à laquelle elles succombent, au moins partiellement, ce qui correspond exactement au « phénomène bureaucratique » (p. 229). Ainsi, afin d’échapper aux adaptations et aux changements, les organisations mettent en branle une série de moyens bureaucratiques, tels que la mise en place de règles impersonnelles éliminant arbitrairement les difficultés, ou une centralisation rendant impossible une connaissance suffisante des faits (p. 229).

Un « système bureaucratique d’organisation » correspond alors à « tout système d’organisation dans lequel le circuit, erreurs-informations-corrections fonctionne mal et où il ne peut y avoir, de ce fait, correction et réadaptation rapide des programmes d’action, en fonction des erreurs commises » (p. 229). L’organisation est alors incapable de se corriger en fonction de ses erreurs, puisqu’elle répond à la nécessité de changement par un renforcement de son modèle, lequel empêche la mise en place de moyens susceptibles de favoriser la détection des erreurs. La réponse aux erreurs augmentant alors la rigidité bureaucratique de l’organisation :

« Crozier (1964) found that a bureaucratic system of organization cannot correct its errors because the feedback process does not function well. The response to error increases the rigidity of the organization, perpetuating the production of routine nonconformity » (Vaughan, 1999, p. 278). Face à l’incertitude et aux nouveaux signaux, qui peuvent se manifester par des erreurs de traitement dues à des changements dans l’environnement de l’organisation, on assiste alors à la manifestation du phénomène de red tape, c'est-à-dire une pathologie organisationnelle qui se manifeste par des contraintes excessives qui sont de nature hautement structurelle (Bozeman, 1993, p. 276).

D’autres pathologies empêchant la prise en charge des nouveaux signaux par les organisations peuvent alors se manifester, puisque la période d’incubation des désastres inclut trois particularités qui nuisent à la prise en charge organisationnelle des événements pouvant signaler l’émergence d’un danger, soit : la minimisation d’un tel danger, la rigidité des croyances et des perceptions dues à des hypothèses de base erronées, et la minimisation du danger émergeant en raison de la réticence à envisager le scénario du pire cas (Turner, 1976, p. 391).

Cette incapacité d’adaptation des bureaucraties ne s’applique pas à tous les types d’organisation. En effet, dans les organisations à haute fiabilité10, la négociation de

la complexité entre les acteurs permet d’intégrer de nouvelles expériences – acquises à la suite de survenue d’erreurs – aux procédures existantes, ce qui tend alors à atténuer la complaisance et la rigidité (Weick et al., 1999, p. 95).

La rigidité bureaucratique pose donc une difficulté à la détection des signaux faibles par les institutions et les organisations publiques, puisqu’elle vient restreindre l’identification des situations porteuses de danger dans les organisations publiques en inhibant leurs caractéristiques de signal précurseur annonciateur d’une tendance (Ilmola et Kuusi, 2006), de réducteur de l’effet de surprise (Ansoff, 1975) et de

réducteur de l’ignorance relative (Weick et al., 1999). Cela inhibe ultimement certaines caractéristiques importantes des signaux faibles, soit celles de permettre aux organisations publiques de gagner du temps (Brion, 2005) et, bien sûr, de s’ajuster stratégiquement (Ansoff, 1975) pour prévenir la crise ou pour s’y préparer. Pourtant, face à la réalité de la complexité sociotechnique11 actuelle, les anciens

réflexes organisationnels de réponse au changement, tels la centralisation, l’uniformisation, le respect strict de l’autorité hiérarchique, la compartimentation et le secret, sont obsolètes (Lagadec, 2013). Devant l’inconnu, pour contrer les effets de la rigidité et de la centralisation organisationnelle, les organisations auraient avantage à laisser plus de place à la différenciation organisationnelle et à la coordination dans la réponse organisationnelle au changement. En effet, toutes les réponses organisationnelles au changement ne peuvent être planifiées d’avance, celles-ci devant être constamment adaptées à la réalité de la situation :

This new state of the environment calls for veritable breaks with the past in the traditional organizational management structures. These systems were usually designed to function in relatively stable contexts, in which uncertainty was moderate and limited, and the consequences of a failure were of limited amplitude and gravity. Today, we find ourselves on another planet. The solution is not to be found in rigidly following obsolete models: centralization, uniformity, strict hierarchy, compartmentalization, or secrecy. Clearly these models offer the advantage of making it easy to place the blame when something goes wrong, as is assumed it inevitably must. Instead, work done on large complex systems, including the military (see Rochlin et al.,1987, p. 159-76, and La Porte, 1975), highlights the contrary: responses to complexity must be sought in organizational differentiation and in coordination; rigidity and centralization must play an ever smaller part in the reply to uncertainty; uncertainty calls for flat structures, not pyramid models (p. 342).

Dans cette section, nous avons expliqué comment la difficulté des organisations bureaucratiques à s’adapter aux changements de leur environnement et à détecter les signaux faibles peut avoir pour effet de restreindre l’identification des situations porteuses de danger et de favoriser la survenue de crises. Pour y parvenir, nous avons présenté comment les rigidités structurelles des organisations nuisent à l’adaptation des organisations aux signaux en provenance de leur environnement et

comment elles peuvent même contribuer à générer la crise. Nous avons aussi présenté les conséquences et l’impact possible de ces rigidités sur la capacité de détection organisationnelle des signaux faibles et sur la fiabilité organisationnelle. Plus précisément, nous avons vu que : les organisations publiques sont surtout conçues pour opérer dans des conditions de stabilité de leur environnement; face à l’incertitude, le phénomène bureaucratique mis en branle vient accroître la rigidité organisationnelle et engendrer des bureaupathologies qui empêchent la prise en charge de nouveaux signaux par les organisations; certains processus permettent d’atténuer la rigidité des organisations à haute fiabilité; la rigidité bureaucratique représente une difficulté quant à la détection des signaux faibles, par les institutions et les organisations publiques, et que l’adaptation au changement appelle l’adoption de nouveaux modèles de fonctionnement.

Dans la prochaine section, nous verrons que la difficulté de détecter les signaux faibles peut avoir un impact majeur sur la fiabilité des organisations.