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CHAPITRE 2 : REVUE DE LITTÉRATURE

2.1 Le traitement des signaux faibles : une nécessité pour assurer la sécurité

2.1.5 Ambiguïté et incertitude : des synonymes?

Est-ce qu’ambiguïté et incertitude sont synonymes? Couramment, le terme

incertitude est utilisé pour qualifier ce qui n’est pas connu à l’avance, ce qui n’est

pas certain et ce qui laisse place au doute. Il réfère au contraire de ce qui est certain, de ce qui se manifeste avec évidence et de ce qui est indiscutable. Tout aussi couramment, le terme ambiguïté est utilisé pour caractériser ce qui est ambigu, ce qui n’est pas clair et ce qui peut prendre plusieurs sens. Ainsi, dans leur utilisation courante, les termes diffèrent et, pourtant, il arrive parfois que l’on qualifie une situation ambiguë d’incertaine et une situation incertaine d’ambiguë, ce qui peut amener à les considérer comme des synonymes. Cela demande clarification et pour en apprendre un peu plus, nous allons voir, dans cette section, l’utilisation de ces termes : premièrement, en théorie des organisations; deuxièmement, en management des organisations; troisièmement, en gestion de crise; quatrièmement, dans le domaine de l’apprentissage organisationnel; cinquièmement, dans le domaine des signaux faibles; et finalement, nous effectuons un retour sur la question initialement posée.

En théorie des organisations, ces dernières sont conceptualisées comme des instruments permettant de réduire l’incertitude. En effet, elles permettent d’assurer une certaine stabilité et ainsi une certaine prédictibilité face à la prévalence de l’incertitude qui crée des irrégularités, des complications dans la planification, la

standardisation et la précision des opérations. L’incertitude apparaît donc comme le problème fondamental des organisations complexes (Yehouda Shenhav, 2003, p. 201). De plus, l’incertitude est souvent associée à l’adaptation organisationnelle permettant de tenir compte des changements dans l’environnement sur l’organisation (Burns et Stalker, 2001; Lawrence et Lorsch, 1989).

Ne pouvant être éliminée complètement par les organisations, l’utilisation de l’incertitude par les acteurs capables de la contrôler leur permettra d’exercer leur pouvoir sur les autres acteurs (Crozier et Friedberg, 1977, p. 22-24). Même si l’incertitude totale équivaut au chaos, elle n’en demeure pas moins nécessaire à la naissance des organisations et à leur évolution, et ce, même si elle finira ultimement par en causer la désintégration (Morin, 1990, p. 118-119). On peut donc dire que la présence, per se, de l’incertitude constitue une source de jeux de pouvoir et d’évolution des organisations.

En management des organisations, même si l’incertitude et l’ambiguïté existent et qu’elles peuvent influencer la prise de décision, il est possible de prendre des décisions satisfaisantes en utilisant un modèle de choix rationnel permettant de trouver une solution satisfaisante :

In most global models of rational choice, all alternatives are evaluated before a choice is made. In actual human decision-making, alternatives are often examined sequentially. We may, or may not, know the mechanism that determines the order of procedure. When alternatives are examined sequentially, we may regard the first satisfactory alternative that is evaluated as such as the one actually selected (Simon, 1955, p. 110).

Toutefois, concernant la prise de décision, il existe une différence entre ce que la théorie enseigne sur les choix organisationnels, basés sur la rationalité, et la réalité de la prise de décisions (March et Olsen, 1976, p. 10). Cela peut s’expliquer par la présence de l’ambiguïté dans les organisations. Elle s’exprime sous quatre formes particulières : la première se situe au niveau des intentions organisationnelles puisque plusieurs organisations sont caractérisées par des objectifs inconsistants et mal définis; la deuxième touche le manque de clarté, et a trait à l’ambiguïté de la compréhension de chacun; la troisième porte sur l’histoire, celle-ci pouvant varier et demeurant toujours difficile à interpréter; et finalement, l’ambiguïté des

organisations mêmes, puisqu’il existe une variabilité dans les décisions prises par les acteurs de l’organisation, ce qui rend les patterns de participation changeants et incertains (p. 12). On constate donc que l’ambiguïté existe non seulement avant mais aussi après la prise de décision, ce qui semble confirmer le caractère rémanent et permanent de son opacité. Ainsi, même si une décision est prise, malgré le fait qu’elle devienne une certitude, l’ambiguïté demeure quant à son origine, ses causes et ses objectifs.

Face à l’incertitude, la plupart du temps, les personnes ne vont pas choisir la meilleure solution, mais la solution la plus satisfaisante (Simon, 1945), ce qui fait que dans la vie réelle, les personnes auront tendance à simplifier la complexité de la situation pour réduire l’incertitude (Rouleau, 2007).

Il semble donc que l’ambiguïté soit inévitable et que les organisations fonctionnent couramment en sa présence. Or, la présence d’incertitude semble avoir un impact plus grand puisqu’elle peut amener à l’ignorance et plonger les systèmes décisionnels dans le désarroi :

L’ignorance : Nous [sic] passons souvent, désormais, de l’incertitude, dimension bien

domestiquée, à l’ignorance (LaPorte, 1994). L’expert ne se retrouve plus seulement en limite de connaissance, il constate que ses hypothèses, ses schémas, ne fonctionnent plus. Il a les plus grandes peines, dans nombre de circonstances, à cerner la menace, à donner des pronostics ; son stock d’observations préalables, ses lois de probabilités, ne sont plus pertinentes. […] Pareilles indéterminations plongent les systèmes décisionnels dans le désarroi. (Lagadec, 2008, p. 11)

En gestion de crise, tout comme en management, on peut donc induire que la prise de décision est altérée par l’incertitude et l’ambiguïté. Devant cette réalité incontournable, dans la fluidité du monde actuel, il est donc préconisé de ne pas être trop sûr de soi, mais aussi de ne pas trop douter pour éviter les extrêmes et ainsi faire preuve d’adaptabilité (Weick, 1993). Pour éviter la perte de sens, il faut donc savoir « faire avec » l’incertitude et avoir l’ouverture d’esprit nécessaire pour permettre l’exercice du bon jugement (p. 641).

Ainsi, selon leur niveau de tolérance à l’ambiguïté, les décideurs pourront ajuster leur perception aux incertitudes de leur environnement organisationnel : « Because leaders adjust their perceptions of environmental uncertainties to match their own

level of tolerance for ambiguity, mildly discrepant information can be incorporated into their perceptions (McCasky 1974) » (Kouzmin et Jarman, 2004, p. 189). Toutefois, les précautions pour tenir compte de l’ambiguïté et de l’incertitude ne garantissent pas nécessairement l’évitement de la crise pour les organisations, puisque dans l’incertitude, inhérente à la complexité et au couplage serré des interactions sociotechniques, la normalité de la survenue de l’accident (ou de la crise) est normale, celle-ci étant rendue possible dès la conception même du système (Perrow, 1999a). Et même, une fois la crise survenue, la situation ne sera pas plus « limpide ». En effet, les crises sont caractérisées par leurs conséquences extrêmes, par l’incertitude et l’ambiguïté, lesquelles demeurent ainsi toujours présentes : « Crises are characterized by high consequentiality, limited time, high political salience, uncertainty, and ambiguity » (Moynihan, 2008, p. 351).

En ce qui concerne l’apprentissage, sous des conditions organisationnelles normales, malgré l’incertitude et l’ambiguïté, l’apprentissage est rendu possible par l’interprétation des événements par les acteurs et par l’attribution du sens qu’ils leur donnent :

Situations of ambiguity are common. The patterns of exposure to events and the channels for diffusing observations and interpretations often obscure the events. In situations where interpretations and explanations are called forth some time after the events, the organizational “memory” (e.g., files, budgets, statistics, etc.) and the retrieval-system will affect the degrees to which different participants can use past events, promises, goals, assumptions, behavior, etc. in different ways. Pluralism, decentralization, mobility and volatility in attention all tend to produce perceptual and attitudinal ambiguity in interpreting events. Despite ambiguity and uncertainty, organizational participants interpret and try to make sense out of their lives. They try to find meaning in happenings and provide or invent explanations (March et Olsen, 1975, p. 164).

Cependant, à la suite des crises, l’apprentissage est difficile puisque l’ambiguïté sur les causes et les effets de celle-ci permet l’émergence de multiples leçons contradictoires : « Despite attempts to apply lessons from one crisis to another, the ambiguity of cause and effect relationships allows multiple, contradictory, and mistaken lessons to emerge form crises » (Moynihan, 2008, p. 351). Il semble donc qu’en raison de la présence d’ambiguïtés, il soit plus difficile d’apprendre de la crise qu’en temps normal.

Concernant le domaine des signaux faibles, même si Lagadec (2013) et Vaughan (2001, 2002) les qualifient de signes ambigus, l’analyse des signaux faibles joue un rôle important dans la réduction de l’incertitude environnementale : « Weak signal analysis thus becomes a building block of an active attitude towards environmental uncertainty » (Mendonça, Cardoso et Caraça, 2008, p. 20). En effet, puisque les organisations sont constamment confrontées à l’incertitude, elles doivent pour fonctionner tenir compte de l’ambiguïté de leur environnement et des événements déclencheurs, lesquels peuvent se manifester sous la forme de signaux faibles pouvant mener à la crise (Shrivastava et al., 1988, p. 290). Il s’agit alors de faire preuve d’intelligence « créative » :

L’intelligence « créative ». Elle est impérative pour détecter des signaux qui ne sont pas déjà connus et catégorisés. On est ici dans des modes imaginatifs et innovants qui s’affranchissent des codes et des règles du jeu en cours. On travaille à partir d’un champ d’informations hors du “réel” tel que perçu par le “pragmatique”. On dispose donc de très peu d’informations, d’ailleurs le plus souvent fausses ou trompeuses. Le travail consiste à se déplacer mentalement dans des « no man’s lands » où les certitudes sont inexistantes, les mutations constantes, les vides omniprésents, les réalités en taches de léopard, les chiffres paradoxaux et trompeurs, les lois habituelles inversées. L’opérateur qui possède ce type d’intelligence est tout à la fois bien à l’aise, et même stimulé, lorsque confronté à l’insaisissable (et d’ailleurs handicapé pour opérer dans un monde de rouages stables et répétitifs – le monde de l’intelligence procédurale) (Lagadec, 2008, p. 30).

Finalement, cette revue contextuelle de l’utilisation des termes d’incertitude et d’ambiguïté permet d’affirmer que dans les domaines : de la théorie des organisations, l’organisation est créée en réponse à l’incertitude et donc à l’inconnu; du management des organisations, l’incertitude et l’ambiguïté sont à la base de la prise de décision, mais que même si l’incertitude sur une décision est levée, l’ambiguïté demeure; de la gestion de crise, l’incertitude et l’ambiguïté sont toujours présentes; de l’apprentissage organisationnel, l’incertitude et l’ambiguïté peuvent, ou non, permettre l’apprentissage; des signaux faibles, l’analyse des signaux faibles, se manifestant sous forme de signes ambigus ou incertains, joue un rôle important dans la réduction de l’incertitude environnementale.

Cela met donc en évidence le fait que, dans l’ensemble de ces domaines, on traite explicitement de l’incertitude et de l’ambiguïté. Toutefois, certaines nuances s’imposent. En effet, dans le domaine de la théorie des organisations, l’incertitude

est considérée comme étant à la base de la théorie des organisations et en management des organisations, même si une décision est destinée à lever l’incertitude, l’ambiguïté demeure. Pour ces raisons, bien que les termes soient parfois considérés comme des synonymes, nous ne pouvons considérer qu’une incertitude et une ambiguïté soient toujours synonymes. Par contre, il ne semble pas faux d’affirmer que l’ambiguïté soit une forme d’incertitude.