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II. Les conséquences de la pauvreté sur les comportements et opinions politiques

II.1 Revenu et participation électorale

On interprète traditionnellement l’abstentionnisme électoral comme une insuffisante intégration sociopolitique. Dès 1968, dans son travail sur l’abstention électorale, Alain Lancelot174 soulignait cette dimension de l’abstentionnisme, alors souvent négligée au profit de jugements purement normatifs. Les personnes qui se trouvent dans une situation de subordination, dont le destin dépend des choix effectués par d’autres, s’abstiennent plus largement. Depuis cet ouvrage précurseur pour la science politique française, notamment en raison des multiples méthodologies qu’il mettait en œuvre, nombre d’études ont été menées qui confirment la plupart des facteurs explicatifs du vote non seulement en France, mais aussi

plus largement dans les démocraties occidentales175. Le lien entre âge et participation

électorale est ainsi maintes fois constaté : très important chez les jeunes électeurs – à l’exception des entrants dans le jeu électoral pour qui le premier vote équivaut à une réaffirmation de leur majorité – l’abstentionnisme diminue progressivement avec l’entrée dans la vie adulte pour croître de nouveau chez les électeurs les plus âgés, lorsqu’ils perdent leur mobilité et que leur cercle relationnel se rétrécit. De même, la croissance de l’abstentionnisme avec la taille de la ville de résidence apparaît comme une règle transnationale, pour peu que l’on considère les capitales comme des cas à part. L’abstentionnisme urbain s’explique par une insertion sociale et un contrôle social moindres dans les grandes villes que dans les petites, mais cet effet de taille est contrarié dans les capitales, souvent les villes les plus peuplées du territoire national, par des passions politiques accrues du fait du caractère politiquement et médiatiquement central de la métropole. Enfin, en dépit du mouvement de sécularisation qui touche de manière inégale les pays démocratiques, il apparaît que les croyants pratiquants appartenant à la religion majoritaire se montrent plus participatifs que les non-pratiquants, les personnes membres de religions minoritaires et sans religion. En revanche, le lien observé dans les années 1960 entre le sexe et l’abstention – les femmes s’abstenant plus souvent que les hommes – est aujourd’hui en voie de disparition : on observe une convergence des taux d’abstention féminin et masculin

174 LANCELOT, Alain, L’abstentionnisme électoral en France, Paris, Armand Colin, 1968.

175 Cf. entre autres : FONT, Joan, VIRÓS, Rosa, Electoral Abstention in Europe, Barcelone, Institut de Ciències

polítiques i socials, 1995, 198 p. ; MAYER, Nonna (dir.), Les modèles explicatifs du vote, Paris, L’Harmattan, 1997, 287 p. ; BLONDEL, Jean, SINNOTT, Richard, SVENSONN, Palle, People and Parliament in the

dans l’ensemble des pays occidentaux, au point parfois qu’il n’existe plus de différence entre hommes et femmes en termes de participation électorale.

L’explication du vote qui m’intéresse plus précisément ici concerne le lien entre la situation financière et la participation électorale. Les études montrent qu’il existe un lien modéré mais systématique entre taux d’abstention plus élevé et contexte professionnel défavorisé. La participation des membres d’un ménage augmente avec le revenu par tête, et c’est dans les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, tant sur le plan financier qu’en termes de prestige associé, que la participation au scrutin est la plus forte.

L’hypothèse du manque d’intégration sociopolitique, comme explication de l’abstentionnisme, trouve confirmation à travers le phénomène du cumul d’appartenances : l’abstention décroît en effet avec la participation sociale, mesurée par l’appartenance à une Église, un syndicat, ou une association. Ces groupes jouent le rôle déterminant d’intermédiaires entre l’individu, unité solitaire, et la société, multitude sans visage. En transformant le collectif en un groupe d’appartenance auquel il est possible de s’identifier, ces groupes intermédiaires agissent puissamment sur l’intégration politique des individus et facilitent la mobilisation. À l’inverse, les citoyens isolés, mal intégrés à leur environnement, s’abstiennent plus souvent de voter. Le comportement des migrants, qui ne participent à la vie politique de leur nouvelle communauté qu’après un temps de latence pendant lequel ils s’adaptent à leur cadre de vie, confirme également l’influence de l’intégration sociopolitique

sur le vote176. La participation électorale peut de ce point de vue être considérée comme une

dimension de la participation sociale, dans la mesure où elle reflète l’intégration sociale des individus, leur adhésion à des normes culturelles, à des rôles sociaux.

Précédemment, il a été montré que la pauvreté pouvait constituer un obstacle à une participation pleine et entière à la vie sociale, en limitant les occasions de contacts avec l’entourage et en restreignant la participation à la société de consommation. La pauvreté se traduit également sur le plan de la participation politique : on constate dans tous les pays

176 Cf. POLAC, Catherine, « Quand les ‘immigrés’ prennent la parole » dans PERRINEAU, Pascal (dir.),

L’engagement politique : déclin ou mutation ?, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p.359-386 ; WITHOL de

WENDEN, Catherine, Les immigrés et la politique, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1988, 393 p. Cette dernière, tout en démontrant l’implication croissante des immigrés via une « politisation du non-politique », c’est-à-dire du social, écrit : « Nombre d’entre eux se détournent des formes de représentation mises en place, car ils conservent encore le sentiment que leur émigration sera de courte durée. » (p.213) Elle montre que pour les immigrés de seconde génération, le « passage en politique » se fait par le biais du tissu associatif et conserve une empreinte fortement locale.

démocratiques que les individus financièrement les plus défavorisés (bas revenu, métier dévalorisé, sans patrimoine notamment en ce qui concerne la propriété de leur domicile) sont les plus abstentionnistes. À cette participation comparativement plus faible dans la vie politique de leur pays, l’on peut trouver plusieurs explications. L’abstentionnisme des plus pauvres peut tout d’abord se comprendre du point de vue de la rationalité objective : ne possédant rien, les plus pauvres n’ont rien à défendre, leur abstention peut donc s’expliquer par une absence de motivation. Pourquoi participeraient-ils à un jeu politique dont leur expérience leur apprend qu’ils sortent toujours perdants ? Pourquoi s’impliqueraient-ils dans le champ politique alors que d’autres sphères de participation à la société leur sont irrémédiablement fermées ? Des explications psychologiques peuvent également entrer en jeu: l’attitude de remise de soi, induite par la dépendance à l’égard des différentes formes de l’assistance, tendrait à se systématiser chez les individus n’ayant qu’une faible prise sur leur destin, ils s’en remettraient de même à leurs concitoyens pour prendre à leur place les décisions concernant le gouvernement national. L’explication psychologique traditionnelle de l’apathie la présente comme un réflexe de protection contre quelque chose qui dépasse voire menace l’individu177.

Il convient toutefois de nuancer ces propos. Comme l’écrivent Toinet et Subileau : « Il y a une partie de l’abstention – nous serions tentées de dire son substrat permanent – qui renvoie aux explications traditionnelles par la moindre insertion sociale. En revanche, les autres abstentionnistes ne marquent pas leur refus du politique mais indiquent, à une élection donnée, un refus du choix partisan qui leur est proposé. Loin d’être apathiques, il leur arrive de vouloir se situer politiquement ‘ailleurs’. »178 Deux remarques découlent de cela. Tout d’abord, il est probable que dans les pays où les pauvres sont mal intégrés socialement, voire stigmatisés, ils se montrent plus largement et plus systématiquement abstentionnistes. Ensuite, l’abstention des personnes les plus précaires ne saurait être imputée exclusivement à leur

177 Cf. ELIASOPH, Nina, op.cit. Elle confirme cette théorie en montrant, grâce à une enquête qualitative auprès

d’Américains militants dans des associations impliquées dans la préservation de leur environnement, comment ceux-ci insistent sur les résultats concrets mais limités de leurs actions tout en rejetant la dimension politique et globale des problèmes auxquels ils sont confrontés. D’un point de vue plus large, la question environnementale est volontiers jugée décourageante, car elle confronte les individus aux intérêts divergents, par exemple entre grands industriels employeurs, habitants consommateurs et employés potentiels. En tant que question « politique », le sujet est considéré comme dangereux, sans solution, et éludé. « L’apathie » qu’elle étudie sans vraiment la définir est constituée d’une absence volontaire de politisation à la fois des individus et des sujets qui les intéressent (présentés par les personnes interrogées comme des questions non-politiques), et relève d’un réflexe de protection.

178 SUBILEAU, Françoise, TOINET, Marie-France, « L’abstentionnisme en France et aux États-Unis : méthodes

et interprétations » dans GAXIE, Daniel (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de la FNSP, 1985, p. 197-198.

position sociale dévalorisée et à une insertion moindre dans la société, il peut également exister des raisons politiques à leur abstention. Ces raisons peuvent être liées à leur expérience de la pauvreté, c'est-à-dire exprimer un rejet de la politique consécutif au constat des injustices sociales et de leur permanence, à l’incapacité des hommes politiques à établir davantage d’égalité dans la société ou à améliorer la situation économique du pays. Ce n’est pas non plus nécessairement le cas ; l’abstentionnisme des plus défavorisés peut aussi se comprendre par des mécanismes qui agissent sur l’ensemble des citoyens : l’impossibilité ponctuelle de se rendre aux urnes (maladie, déplacement…), la lassitude lorsque plusieurs élections ont lieu dans un laps de temps restreint, le fait de ne se sentir représenté par aucun des partis ou des hommes politiques en présence, le refus de l’alternative proposée, l’incompréhension concernant l’objet du scrutin (pour les référendums en particulier).

Si les études de science politique et de sociologie montrent bien une corrélation constante entre le revenu et la participation électorale, celle-ci reste cependant limitée. L’abstentionnisme des plus pauvres s’explique pour partie par un manque d’intégration sociopolitique mais il convient de se garder de systématiser cette interprétation : comme pour tout citoyen, l’abstention des personnes en situation défavorisée peut comporter également des explications de nature politique. Enfin, le revenu et surtout la possession d’un patrimoine influencent l’orientation du vote, la pauvreté (revenu inférieur à 50% du revenu médian et absence de patrimoine) étant généralement corrélée avec un vote à Gauche dans les démocraties occidentales179.