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II. Les conséquences d’un manque : quelques pistes d’analyse en direction de l’apathie politique des

III.1 L’absence de travail : acquisition d’un statut dévalorisé

Dans le cadre étatique national, il convient de distinguer le statut social (ou status), conditionné par le travail et défini précédemment par opposition à la classe sociale, et le statut juridique tel qu’il est défini par la législation sociale. Les statuts, social et juridique, structurent l’existence des individus dans leur société d’appartenance, influencent leurs expériences et leurs opinions. Dès lors, que se produit-il lorsqu’un individu perd son travail37 ? Il est clair que la perte d’emploi, si elle est durable, entraîne la perte du statut correspondant. Cela ne signifie pas que les chômeurs deviennent des « sans statut » ; la logique de fonctionnement de l’État-providence implique que l’État se fait à la fois redistributeur et classificateur38.

Par la définition de catégories conférant des droits sociaux, l’État multiplie les statuts juridiques qui peuvent être affectés aux individus. Ainsi, en perdant leur emploi, les individus perdent le statut social qui allait de pair pour en acquérir un nouveau, celui de chômeur ayant droit à des indemnités. Ce statut est profondément dévalorisé car avant tout défini par le

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L’essentiel des analyses faites dans cette sous-partie le sont à partir du cas où le chômage est consécutif à une perte d’emploi. En effet, il est plus facile d’observer ce qui a été perdu par rapport à un état antérieur. Nos conclusions nous semblent en partie valables pour les chômeurs n’ayant jamais travaillé en termes de sentiment d’inutilité, d’isolement social, d’absence d’appartenance collective. Notons cependant que ces derniers présentent des caractéristiques, distinctes de celles des chômeurs ayant perdu leur emploi, qui pourraient leur permettre de lutter contre la stigmatisation sociale. Ainsi des femmes qui se sont consacrées à leur foyer avant d’avoir pu entamer une carrière professionnelle ou des étudiants à la recherche d’un premier emploi. Cependant, depuis une dizaine d’années, ces catégories semblent au contraire subir une stigmatisation accrue, d’autant plus visible que le marché de l’emploi leur est de plus en plus difficile d’accès.

38 SCHNAPPER, Dominique, « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », Revue française de

manque : un chômeur est un actif sans emploi. Les chômeurs n’ayant jamais travaillé sont tout aussi dévalorisés, ils sont des actifs sans emploi et, faute d’avoir jamais cotisé, ne peuvent prétendre à aucune indemnité hormis les minima sociaux. Gove parle de « théorie de

l’étiquetage »39 pour désigner le fait que les catégories administratives conditionnent le vécu

des individus. Sans cautionner une vision aussi radicale, on peut affirmer qu’aucune politique de protection sociale ne peut éviter une certaine forme d’étiquetage, donc de stigmatisation des individus qui bénéficient de ces aides.

Si, à la fin des années 1970, Schnapper avait pu repérer des chômeurs capables de retourner voire de transfigurer le sens de l’épreuve qu’ils traversaient (en utilisant le temps du chômage comme un temps libre potentiellement épanouissant), ce type d’expérience vécue semble aujourd’hui encore plus minoritaire qu’il ne l’était à l’époque. Le « chômage inversé » semblait lié à un niveau culturel élevé et à des ressources financières suffisantes, mais aussi à la conjoncture économique alors favorable qui laissait présager de pouvoir retrouver un emploi dans des délais raisonnables. Le contexte économique actuel, qui perdure depuis vingt ans, modifie profondément l’expérience vécue du chômage et laisse penser que ce type d’expérience « alternative » a disparu avec la crise. Aujourd’hui, la possibilité de conserver cette forme de liberté n’a plus cours. Le statut juridique qui est attribué aux chômeurs par l’administration procède comme une marque infamante : un stigmate.

Selon Erving Goffman, « Tout le temps que l’inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l’extrême, fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais, ou dangereux, ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est très large […] Il représente un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelle et réelle. […] Un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions. […] Il va de soi que, par définition, nous pensons qu’une personne ayant un stigmate n’est pas tout à fait

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humaine. »40 Le chômage peut être analysé en termes de stigmatisation dans la mesure où il s’agit d’un attribut qui dévalorise l’identité sociale d’un individu aux yeux des autres, tendant à le réduire à cet unique aspect de sa personne. Le caractère stigmatisant du chômage s’exprime à travers trois types de reproches qui découlent du rôle social du travail : le fait de

ne pas travailler pour assurer sa subsistance donc de ‘vivre aux dépens des autres’41,

l’accusation d’inutilité sociale et le soupçon cuisant de n’être ‘pas travailleur’. À cela s’ajoute une quatrième marque d’infamie : l’assimilation du chômage à un échec personnel ; dans une société concurrentielle, le chômeur « n’a pas réussi ».

Pour les chômeurs les plus modestes, en particulier ceux confrontés au chômage de longue durée, le stigmate fonctionne de manière accrue car ils n’ont pas les mêmes moyens intellectuels et financiers que d’autres pour se défendre contre les effets d’imposition de la catégorie. Tout en admettant que les individus possèdent une marge d’autonomie dans la définition de soi qui leur permet de refuser, de négocier ou d’interpréter la définition sociale de leur statut, force est de reconnaître que les identités et les statuts ne sont pas séparables des statuts juridiques.

L’ouvrage de Goffman étudie essentiellement la stigmatisation sous l’angle de

l’articulation entre identité sociale et identité personnelle42. Cependant, il étend sa réflexion à

l’effet de la stigmatisation d’un point de vue collectif : « Il est fort possible qu’une bonne partie de ceux qui entrent dans une catégorie stigmatique donnée désignent la totalité des membres au moyen du mot ‘groupe’ ou d’un équivalent tel que ‘nous’ ou ‘les nôtres’. De même, les personnes extérieures à cette catégorie peuvent parler de ceux qui s’y trouvent en termes de groupe. Cela dit, il est fréquent que l’ensemble des membres ne constitue pas un groupe unique, au sens strict : ils sont incapables d’une action collective et ne montrent

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GOFFMAN, Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de minuit, coll. Le sens commun, 1975, p.12 et p.15.

41 Il faut distinguer les chômeurs percevant des indemnités pour lesquelles ils ont cotisé, qui résultent donc de

leur travail passé, et les allocataires de minima sociaux, qui bénéficient d’un système politique fondé sur la solidarité et la redistribution. Cependant, cette distinction, qui a un impact considérable sur le niveau de vie des individus, n’est pas manifeste. Ce qui est visible pour l’observateur extérieur (le voisin, la société…), c’est qu’un individu en âge de travailler mais ne travaillant pas perçoit une somme d’argent. Le soupçon persistant que ‘certaines personnes abusent du système’ souligne bien les limites du principe de solidarité dans nos sociétés.

42 Erving Goffman utilise le terme d’identité sociale pour désigner le concept selon lequel la société se

représente un individu en fonction non seulement de son statut social supposé, mais aussi de caractéristiques qui lui sont propres. Pour citer un exemple en adéquation avec notre sujet, un « pauvre méritant » est défini socialement à la fois par son statut apparent, la pauvreté, et par un jugement social porté sur son mérite, basé sur des observations telles que le fait de multiplier les ‘petits jobs’ mal payés, de montrer une hygiène scrupuleuse. L’identité personnelle en revanche renvoie à la façon dont l’individu se perçoit lui-même, ce qui comprend la manière dont il négocie son identité sociale et son ressenti.

aucune structure stable et globale d’interactions mutuelles. Ce que l’on constate en fait, c’est que les personnes appartenant à une catégorie stigmatisante donnée ont tendance à se rassembler en petits groupes sociaux dont les membres proviennent tous de cette

catégorie »43. La stigmatisation qu’implique le fait d’être au chômage se traduit donc

également sur le plan collectif. Les individus stigmatisés sont conscients de faire partie d’une catégorie socialement dévalorisée et cette ‘appartenance’ n’a pas de traduction collective en termes de mobilisation, de défense d’intérêts communs. Pour en revenir à la question centrale qui nous occupe, celle du rapport au politique des personnes en situation défavorisée, la théorie du stigmate développée par Erving Goffman semble corroborer l’hypothèse de l’apathie politique, d’autant plus que ces personnes tendent à intérioriser le stigmate.