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II. Les conséquences d’un manque : quelques pistes d’analyse en direction de l’apathie politique des

II.3 Ne rien faire, n’être personne

Comme l’a écrit Dominique Schnapper : « Parce que les sociétés modernes sont des sociétés productivistes, qui privilégient l’activité économique, c’est d’abord par le mode de participation à la production que se traduit l’effort pour affirmer une identité sociale et

personnelle. »48 La perte de travail est aussi une perte de reconnaissance et une mise en deuil

de l’identité ; elle entraîne une perte du ‘goût de la vie’ et un profond sentiment d’être « inutile au monde »49. Le chômage est un événement dans la vie personnelle et sociale des individus qui peut avoir des conséquences en termes de perte de sociabilité, comme vu précédemment, mais aussi de perte des références normatives liées à la socialisation initiale, question qui va maintenant être abordée.

Le rôle intégrateur du travail a été précédemment développé, au sens où il renouvelle constamment dans le concret du quotidien la socialisation secondaire des individus, où il définit leur identité, où il fait surgir de l’activité productrice des appartenances collectives. C’est une question centrale pour les sociétés confrontées à un chômage de masse que de comprendre l’impact du chômage sur la socialisation des individus donc sur les appartenances collectives. Certes, la montée du chômage et la baisse des adhésions politiques – perceptible à travers la chute de la syndicalisation et de l’adhésion à des partis politiques, et la hausse tendancielle de l’abstention et de la volatilité électorale – sont des phénomènes concomitants. Au niveau macrosociologique, il serait abusif de conclure à un lien de causalité direct entre les deux. Cependant, nombre de sociologues et de politistes, partant du constat de la

48 SCHNAPPER, Dominique, « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », op.cit., pp.3-4. 49 CASTEL, Robert, « Travail et utilité au monde » in SUPIOT, Alain (dir.), Le travail en perspective, Paris,

mobilisation politique de groupes auparavant dépourvus de représentation (les femmes, les homosexuels, les minorités raciales, les handicapés), se sont interrogés sur les raisons de la non-mobilisation des chômeurs.

Dans leur ouvrage Injury to Insult, Kay Lehman Schlozman et Sidney Verba apportent des pistes de réflexion pertinentes en posant tout d’abord comme étape nécessaire à la mobilisation des chômeurs le fait que le chômage soit vécu comme une épreuve douloureuse. Cela s’avère effectivement le cas dans l’Amérique des années 1970. À l’issue d’une analyse essentiellement statistique, ils concluent que la non-mobilisation des chômeurs s’explique tout d’abord par la faiblesse de leur conscience de classe, et dans un second temps par leur foi dans l’effort personnel pour transformer leur situation (qui résulte de la prégnance de l’American Dream dans les classes populaires) plutôt que dans l’intervention de l’État. Ainsi, les attitudes et les choix électoraux des chômeurs ne sont guère différents de ceux de leurs pairs exerçant un travail. Le chômage agit toutefois en renforçant les tendances apathiques des classes inférieures, d’où proviennent l’essentiel des chômeurs, expliquant ainsi leur manque de participation politique et de mobilisation en tant que groupe d’intérêt. La conclusion essentielle de leur ouvrage est finalement que le chômage, en tant qu’expérience vécue, est davantage susceptible de provoquer l’apathie que la mobilisation, car l’expérience du chômage, tout en détachant l’individu de ses appartenances sociales traditionnelles, n’entraînerait pas la création d’une identité nouvelle et spécifique, de représentations sociales différentes de celles de son groupe d’origine. Selon Schlozman et Verba, une déconnexion s’opère entre les expériences personnelles des chômeurs et leurs conceptions plus générales sur le système politique et social.

Une lecture critique des résultats de Injury to Insult, à la lumière de données

britanniques, conduit plusieurs sociologues50 à suggérer que Schlozman et Verba auraient

50 Cf. MARSHALL, Gordon, ROSE, David, NEWBY, Howard, VOGLER, Carolyn, « Chapitre 8 : Political

quiescence among the unemployed in modern Britain » dans ROSE, David (ed.) Social Stratification and

Economic Change, Londres, Hutchinson education, 1998, 303 p.

À l’issue de l’analyse secondaire de données britanniques datant de 1984, les auteurs concluent que, tout comme aux États-Unis, le chômage est vécu en Grande-Bretagne comme une épreuve douloureuse. Malgré l’insatisfaction qui s’ensuit, le chômage n’entraîne dans aucun des deux pays la constitution de préférences politiques propres et les chômeurs conservent les représentations idéologiques de l’ensemble des travailleurs. En conséquence, ils ne s’engagent pas dans l’action politique afin de protester contre leur situation. Sur tous ces points, les données britanniques recoupent les observations effectuées par Schlozman et Verba à partir de données américaines. Ils diffèrent en revanche sur d’autres points : les actifs britanniques (travailleurs et chômeurs) ne manquent pas d’une identité de classe et ne souscrivent pas aux convictions portées par l’American

Dream. Il en résulte, malgré les différences considérables entre les données quantitatives analysées, que les

constatations élémentaires sur les comportements politiques des chômeurs sont similaires, mais que l’explication de la non-mobilisation des chômeurs par leur absence d’identité sociale et la croyance en la réussite personnelle n’est pas confirmée dans le cas britannique.

accordé trop d’importance au facteur « conscience de classe » du fait d’une lecture marxisante de leurs données. Dans Injury to Insult, en effet, la non-mobilisation des chômeurs est pour partie attribuée à leur absence d’identité de classe. Selon les analyses secondaires dirigées par David Rose, « il y a de solides arguments pour suggérer que ce type d’explication est insatisfaisante. En particulier, elle présente une conception trop mécanique de la relation entre les composantes artificiellement différenciées de la ‘structure sociale’, la ‘conscience’, et ‘l’action’. C’est un Manifeste marxiste rudimentaire sous des apparences libérales »51. Sans nier le rôle que peuvent jouer aux États-Unis la faiblesse des identités sociales et l’adhésion au mythe de la réussite personnelle, les auteurs britanniques suggèrent de ne pas tant rechercher les causes de la non-mobilisation politique des chômeurs britanniques dans les conceptions idéologiques liées à leur position, mais plutôt dans « les urgentes réalités de la vie de tous les jours ». Ils suggèrent en particulier de s’intéresser aux expériences vécues de handicap relatif, d’injustice sociale, d’immobilisme politique pour comprendre la résignation et le cynisme des chômeurs. In fine, les auteurs suggèrent – cela nécessite d’être confirmé – que face à l’indifférence des élites (syndicats, bureaucratie assistancielle, désertion des deux grands partis politiques sur ce problème) et à l’incapacité matérielle de s’organiser collectivement, l’apathie politique et la volonté de ‘s’en sortir par soi-même’ sont moins des choix que des attitudes nées de la nécessité.

Les analyses statistiques des chapitres 1 et 2 permettront de valider ces hypothèses quant à l’effet des conditions matérielles d’existence sur le rapport au politique. Cependant, nous n’écartons pas pour autant l’explication identitaire de Schlozman et Verba ; le lien entre identité sociale et mobilisation politique n’est sans doute pas mécanique mais il n’existe pas de contradiction intrinsèque entre les deux types d’explication. Les identités et les appartenances sociales des individus sont influencées par leurs conditions d’existence, raison pour laquelle l’expérience du chômage, en particulier si elle s’inscrit dans la durée, peut conduire à une désocialisation des chômeurs, c’est-à-dire à un effacement de leurs socialisations originelles, notamment politiques. Le manque d’implication des chômeurs dans la politique s’explique certes par les désillusions répétées et le développement d’un cynisme bien compréhensible, mais aussi, plus profondément, involontairement, par une perte d’identité.

Dans la lignée de l’analyse actionnaliste de Touraine, le rapport des chômeurs à leur improductivité est considéré comme un puissant facteur explicatif de leurs opinions.

51

L’utilisation du terme d’improductivité plutôt que d’inactivité souligne que c’est la non- participation au processus productif qui caractérise le chômeur. En l’occurrence, le sentiment d’être économiquement inutile, l’absence de toute identité liée au travail, pousseraient les chômeurs vers la passivité politique.

Si l’on suit l’idée traditionnelle en sociologie que les pratiques culturelles manifestent un statut social, il est légitime de penser que le statut de chômeur a des conséquences en termes de comportement politique. La dernière partie de ce chapitre s’attachera à démontrer les effets du chômage sur des pratiques non-professionnelles telles que les attitudes à l’égard de la démocratie ou de la politique. Si le chômage influence les individus dans leurs expériences quotidiennes ainsi que leurs pratiques, comme la littérature sur le sujet le suggère, des différences devraient apparaître entre les comportements politiques des chômeurs et des autres catégories sociales, montrant par là même l’existence d’une ‘spécificité’ dans le rapport au politique des chômeurs. L’analyse statistique est effectuée sur la base d’une enquête

européenne comparative52 qui permettra en outre de déterminer si les comportements

politiques des chômeurs sont similaires dans les trois pays de l’étude ainsi que l’impact du fait national sur le phénomène de retrait politique.