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I. Chômage et politique : deux faits sociaux en interaction ?

I.2 L’hypothèse de l’effet direct du chômage sur la politique

Cette seconde hypothèse, celle d’un effet direct, implique que les chômeurs, par leur action, pourraient avoir un impact sur la politique. Cela suppose d’une part une mobilisation, d’autre part une action politique des chômeurs. Or les arguments opposés à une telle éventualité sont bien connus. En effet, même si les chômeurs ont des intérêts communs, leur grande hétérogénéité et leur dispersion géographique semblent primer sur leur unique point commun : être au chômage. La réalité semble corroborer ce point de vue, le militantisme

syndical6 et politique des chômeurs est extrêmement faible et les rares associations de

chômeurs éprouvent de grandes difficultés à présenter un front uni.

Depuis 1982, il existe en France un ‘syndicat’ des chômeurs, en fait une association puisque ce syndicat n’est pas une organisation représentative au sens législatif mais un regroupement de chômeurs. Il existe également un ‘Mouvement national des chômeurs’, qui s’est montré particulièrement actif en décembre 1997 et janvier 1998, mais cette mobilisation a fait long feu. Les taux de participation des chômeurs à ces associations sont très faibles en

6 La situation de chômeur n’encourage pas le militantisme syndical en raison d’une part de la contrainte de

revenu (les cotisations syndicales). D’autre part, la syndicalisation s’opère sur le lieu de travail dont les chômeurs sont exclus. Notons par ailleurs la relation inverse entre taux de chômage et taux de syndicalisation, relation observable dans tous les pays développés.

proportion du nombre de chômeurs et extrêmement variables dans le temps. Olivier Fillieule, dans son ouvrage sur les manifestations en France, appuyé sur une étude extensive des villes de Nantes et Marseille, écrit ainsi : « Ces tableaux permettent d’établir quels groupes n’ont jamais réussi, sur l’ensemble de la période [1980-1995], à réunir de gros bataillons de manifestants, à Nantes comme à Marseille. Le meilleur exemple est celui des chômeurs dont la quasi-totalité des manifestations, sur plus de 10 ans, n’a pas dépassé les 100 personnes. » Il précise que lorsque le chiffre de cent participants est dépassé, cela est dû à la présence de militants C.G.T. et non à une mobilisation accrue des chômeurs. « Les caractéristiques de la population des sans-emploi, les modes de gestion et de prise en charge du chômage sont au

principe de l’échec des mobilisations des chômeurs. »7 On peut affirmer qu’à l’heure actuelle

– en dépit de l’épisode de 1997-98 qui a démontré qu’une mobilisation forte mais ponctuelle était possible – leur capacité de mobilisation et d’action politique est extrêmement faible. Notons par ailleurs que de telles associations n’existent pas à notre connaissance en Espagne. En Grande-Bretagne, les années 1970 et 1980 ont vu la multiplication puis la disparition des

Claimants Union dans plusieurs grandes villes du pays. Il s’agissait d’associations connexes

défendant les droits des allocataires d’aides de l’Etat, notamment l’allocation chômage, et proposant un service d’offres variées (crèche, pub, activités de loisir). Il ne reste aujourd’hui qu’une seule Claimants Union en tant que telle, située à Oxford, et qui a abandonné toute ambition ou revendication d’ampleur nationale. Cependant, d’autres structures ont subsisté en Angleterre dans un réseau informel associant Trade Unions, collectivités locales et secteur associatif.

Certes, la participation à une action collective permet aux chômeurs de renverser – souvent momentanément – la honte et l’humiliation. Cependant, « si l’inscription dans de nouvelles relations sociales et dans des actions coordonnées est un vecteur de reconnaissance sociale et de réaffirmation de soi, elle ne fournit pas un statut – et encore moins un revenu – de remplacement, même provisoire, tant la catégorie de chômeur militant demeure paradoxale et illégitime. »8 Le paradoxe est le suivant : la mobilisation personnelle des chômeurs n’est possible qu’en opposition à leur condition, mais leur mobilisation collective ne peut se faire que par l’affirmation de leur identité. Didier Demazière souligne également la « différence

7 FILLIEULE, Olivier, Stratégies de rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997,

p.173-175. Sur ce point, voir également, du même auteur, « Conscience politique, persuasion et mobilisation des engagements. L’exemple du syndicat des chômeurs, 1983-1989 », dans FILLIEULE, Olivier (dir.), Sociologie de

la protestation, Paris, L’Harmattan, 1993, 288 p.

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essentielle entre l’exploitation (des travailleurs) et ‘l’exclusion’ (des chômeurs), car si l’exploitation est construite autour d’un rapport social qui définit les exploités comme utiles et même indispensables au fonctionnement du système d’exploitation, ‘l’exclusion’ se distingue par l’absence de tout rapport social entre ‘exclus’ et ‘inclus’, car l’autre n’est pas nommé. Le chômage prive de cette altérité essentielle à la construction d’un rapport de forces ou à

l’engagement de négociations. »9 Le chômage est moins construit comme une cause à

défendre – contre qui ? – que comme une épreuve honteuse qu’il convient de dissimuler10, ce

en dépit de l’installation du chômage de masse dans la durée et à travers toutes les catégories sociales (certes, les catégories supérieures sont moins touchées mais elles ne sont pas entièrement à l’abri). L’impossible mobilisation des chômeurs s’explique par le rôle du chômage dans l’affaiblissement des consciences collectives et des solidarités sociales, donc dans la dépolitisation du thème du chômage qui s’en suit - tous les partis politiques ne sont-ils pas contre le chômage ? – et elle semble se confirmer quel que soit le taux de chômage. Ce constat ne supprime pas pour autant les questions telles que : Existe-t-il un seuil, en termes de nombre ou de pourcentage, au-delà duquel les chômeurs pourraient faire front commun et affirmer des revendications politiques ? Au-delà de cette question se profile la peur d’une révolte sociale qui menacerait l’équilibre de la démocratie. Mais à l’heure actuelle,

l’hypothèse d’un effet direct du chômage sur les choix politiques est plutôt11 invalidée par les

faits, laissant place aux théories diverses des effets indirects du chômage, notamment en termes d’apathie.

9 DEMAZIÈRE, Didier, « Chômeurs sans représentation collective : une fatalité ? », Esprit, novembre 1996,

n°226, p.29.

10 Dominique SCHNAPPER insiste sur le risque que fait peser l’action collective sur les chômeurs à savoir de

les enfermer dans une condition sociale qu’ils récusent, dans L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981, 213 p. Cet argument est également formulé dans GALLAND, Olivier, LOUIS, Marie-Victoire, « Chômage et action collective », Sociologie du travail, avril-juin 1981, p.173-191 et dans GARRIGOU, Alain, LACROIX, Bernard, « Le vote des chômeurs », Les Temps Modernes, novembre-décembre 1987, n°496-497, p.319-377. Cet argument explique, pour partie, la difficile mobilisation collective des chômeurs et l’impossibilité de trouver un « vote chômeur ».

11 Nous écrivons « plutôt invalidée » dans la mesure où nous avons pu repérer dans la littérature un exemple

d’effet direct du chômage sur les choix politiques : en France, les chômeurs, quelle que soit leur appartenance socioprofessionnelle, votent davantage Front National. Toutes les enquêtes du CEVIPOF le mettent en évidence depuis 1992 et ce constat est à l’origine de l’interprétation du vote F.N. comme un vote protestataire symptomatique de la crise économique. L’emploi devenant rare, les thèses du F.N. sur l’immigration et la préférence nationale trouvent un écho favorable chez les chômeurs. Aucun cas similaire n’a pu être repéré en Espagne ni en Grande-Bretagne, mais ces pays ne présentent pas dans leur offre politique de parti comparable au Front National.