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Du retournement de la Raison à l’industrie cultu- cultu-relle : l’apport d’Adorno et Horkheimer

production de la culture grâce au concept d’industrie culturelle :

1.2 Du retournement de la Raison à l’industrie cultu- cultu-relle : l’apport d’Adorno et Horkheimer

Ces transformations dans la production de la culture ne peuvent être saisies sans comprendre le mouvement de transformations plus général dans lequel elles s’inscrivent pour Adorno et Horkheimer. Ils proposent de ce fait de ne pas interroger la culture de masse mais de penser ses transformations techniques comme participant d’une évolution plus large.

En proposant la théorie de l’industrie culturelle en lieu et place de la culture de masse, Adorno et Horkheimer changent en réalité la focale. Considérer les trans-formations au sein de la production des biens de l’époque comme représentant un « véritable chaos » en tant que tel constitue pour eux un leurre. En résumé, la ques-tion que posent les auteurs serait plutôt celle du monde dans lequel se réalisent ces transformations. Adorno et Horkheimer remontent d’un échelon en ne posant pas tant la question de savoir si la culture qui est diffusée, ou les modes de réception qui sont proposés par une forme de culture de masse permettent une expérience in-édite à l’individu mais plutôt celle de savoir si les conditions d’existence permettent encore ces formes d’expériences ? Si la perception de la possibilité d’une culture de masse n’est pas elle-même symptomatique et gagnerait à être envisagée au sein d’une perspective plus large.

Afin de saisir ces conditions, il s’agit de comprendre comment Adorno et Horkhei-mer théorisent le retournement du concept de Raison. Nous verrons dans un premier temps que la question des possibilités d’individuation est posée dans le cadre d’une analyse de cette notion et que le concept d’industrie culturelle s’articule avec cette pensée.

Le retour vers ce concept sera également l’occasion de souligner l’étonnante ac-tualité, déjà entrevue par Yves Jeanneret34

, de différents éléments de la pensée des auteurs. Nous le verrons dans un second temps, l’un des reproches formulés à l’égard du concept d’industrie culturelle réside justement dans l’absence de place qu’il laisse à l’individu et aux possibilités d’émancipation. À l’aune de la définition que nous proposons des « processus d’autonomisation » évoqués en introduction de ce travail, nous verrons que malgré ces critiques l’approche d’Adorno et Horkheimer donne déjà des pistes afin de penser ces processus au sein de nos sociétés contemporaines.

34. Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Éditions non Standard, SIC, Paris, France, 2014.

1.2.1 Dialectique de la raison

La question de la culture de masse ne peut être abordée, dans la perspective de la Théorie critique, que par le biais d’un raisonnement plus large qui inclut la forme de vie dans laquelle elle prend place. La réflexion que proposent Adorno et Horkheimer autour du concept de Raison est essentielle pour saisir leur conception des transformations de la production de l’art et de la culture et s’inscrit dans une critique du capitalisme.

1.2.1.1 Questionner le mythe du Progrès

Du mythe de la Raison... L’objet de la réflexion menée au sein de la Dialec-tique sera pour Adorno et Horkheimer de questionner le processus civilisationnel en appréhendant le principe de la Raison et les conséquences de son élévation au statut de Saint-Graal, du rôle d’outil pour l’émancipation qui lui est attribué tout particu-lièrement par le mouvement des Lumières. Comme le rappelle Taguieff, le lien entre progrès technique et amélioration morale de la société est clairement posé, notam-ment par Condorcet, au sein d’une époque qui « induit des progrès scientifiques et techniques observables la thèse que l’humanité tout entière réalise dans l’histoire ses plus nobles idéaux35

».

Adorno et Horkheimer questionnent le concept de rationalité qui sous-tend la « volonté de libérer le monde de la magie36

». Le mythe du progrès est en lien avec la diffusion de cette rationalité et comme le rappelle Taguieff dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, « l’homme du progrès est indistinctement celui de la Raison37

». Tout le propos des auteurs est de montrer dans quelle mesure cette croyance dans le progrès, dès lors qu’il est érigé en concept, entrave déjà sa réalisation. En effet, elle vient justifier l’intérêt croissant que représente la possibilité de dominer la nature. De cette première forme de domination découle pour eux un processus de domination. Il en va donc de même de la Raison : la croyance dans sa performativité fait d’elle un mythe et "retourne" la possibilité de toute performativité.

Ainsi pour Adorno et Horkheimer, le projet de rationalisation du monde qui passe par la domination de la nature tend également vers un phénomène de domination de la nature de l’homme. Le mécanisme de domination de la nature "externe" ne peut être dissocié de celui de la nature "interne" pour Adorno et Horkheimer. Ainsi l’homme en dominant la nature se domine toujours déjà lui-même. Le principe de rationalité instrumentale devient central pour les auteurs. Comme le rappelle Hon-35. Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Champs, Paris : Flammarion, 2004, p. 174.

36. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno,La dialectique de la raison : fragments philoso-phiques, Collection Tel, Paris : Gallimard, 2011 (1947), p. 21.

neth ils perçoivent les « formes de pensées réifiantes (...) comme une composante immanente de la mise à disposition instrumentale de la nature par l’humanité38». La Raison crée et porte ainsi son propre mythe. Le processus de rationalisation du monde, justifié par une volonté d’émancipation des traditions aveuglantes, contient déjà en lui son contraire.

...au renoncement du possible révolutionnaire. Ce constat remet en cause la Théorie Critique établie par Max Horkheimer. Ainsi l’émancipation et la contri-bution à la métamorphose du monde constituaient initialement l’horizon que se fixe le programme de la Théorie Critique. Tout le propos de la Théorie critique au moment de la proposition formulée par Horkheimer est de proposer une voie différente de ce qu’il nomme la théorie traditionnelle afin de rapprocher la pensée formulée en tant que « savant » de celle du « citoyen »39. Ce faisant, elle devrait permettre de réduire l’écart stérile entre savant et politique. Comme le souligne Durand-Gasselin40

, l’application pratique de cette théorie consiste alors à analyser la société non d’une manière neutre mais en faisant preuve d’un intérêt à l’émancipa-tion ; autrement dit en cherchant à percevoir les mécanismes pouvant être aliénants pour les individus. Horkheimer précise que « chaque partie de la théorie présuppose une critique de l’ordre établi et la lutte contre lui, dans la direction définie par la théorie elle-même41». Si la Théorie critique postule d’un intérêt pour l’émancipa-tion, cette analyse semble réduire les possibilités de révolution entendue au sens marxiste. Comme le rappelle Horkheimer42

, l’évolution de la Théorie critique ne va pas sans une forme de deuil du marxisme. Elle émane notamment de l’improbabilité de la constitution d’une classe révolutionnaire. Ainsi, la confrontation des auteurs à une classe ouvrière étatsunienne se satisfaisant de l’amélioration des conditions de vie désagrège la possibilité d’une révolution qui résulterait – comme le prédisait Marx – d’une paupérisation croissante des travailleurs et à la succession de crises économiques majeures. La révolution n’est plus une option pour Horkheimer. 1.2.1.2 Penser le système capitaliste comme forme de vie.

Aliénation totale. Ainsi, le capitalisme ne peut être pensé uniquement comme un système économique pour Adorno et Horkheimer, il n’est pas qu’« économie de 38. Axel Honneth,Un monde de déchirements : théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, France : la Découverte, 2013, p. 137.

39. Max Horkheimer,Théorie traditionnelle et théorie critique, Collection Tel, Paris, France : Gallimard, 1996 (1937), p. 41.

40. Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Collection Tel, Paris, France : Galli-mard, 2012, p. 80.

41. Horkheimer,Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 53.

42. Dans l’intervention intitulée « La Théorie critique hier et aujourd’hui »in Max Horkheimer, Théorie critique, Paris, France : Payot, 2009, p. 330.

marché ». Au contraire en diffusant une forme de rationalité instrumentale il se constitue en "forme de vie" qui ne permet plus de penser l’émancipation. Ainsi, comme le rappelle Rahel Jaeggi « le capitalisme, tel qu’il est envisagé par Adorno en tant que forme de vie, englobe et imprègne les relations à soi et au monde qui pré-cèdent ou plutôt constituent la base de toutes les idées concevables de vie bonne43». Se mouvant au sein de celle-ci, les individus ne sont plus à même d’engager des formes d’émancipation.

Auto-conservation et impossible individualité Ainsi, au lieu de déboucher sur une transformation radicale du monde, imaginée par le mouvement des Lumières et de l’Aufklarüng allemande comme l’aboutissement d’une société émancipée, la Raison conduit à un processus d’auto-conservation de l’existant, processus qui s’op-pose à toute forme d’émancipation. L’individu n’est dès lors qu’un élément indiffé-rencié de cette forme de vie, il devient « le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui44

». Les mé-canismes qui permettent la domination au sein des rapports salariés s’étendent alors aux autres sphères de la vie privée. C’est en ces termes qu’Adorno et Horkheimer s’intéresseront aux transformations au sein de la production des biens culturels.

1.2.2 Le concept d’industrie culturelle, illustration du