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Le numérique : support d’expression des individualités ?

2.1 Utopie(s) du numérique, mythe fondateur du réseau

2.1.4 Les dystopies du numérique

2.1.4.1 Une possibilité d’action parfois redoutée.

Mais le tableau de cette mythologie ne serait complet sans s’intéresser aux argu-ments plus mesurés, voir craintifs, mis en avant dès les prémisses de la massification de l’usage du numérique. Internet, malgré les qualités que lui attribuent certains, n’a suscité un consensus général pas plus au sein des approches des scientifiques s’étant penchés sur son émergence qu’au sein des discours profanes qui accompagnent sa démocratisation. L’engouement de certains pour le réseau et son usage ne doit pas faire oublier qu’il a également été sujet aux critiques négatives. Ainsi, la singularité des représentations du réseau transparait également au travers des critiques formu-lées à son encontre. L’ampleur de la transformation apportée aux manières de faire induite par le numérique engendre des réactions tranchées. Si les critiques positives prennent la forme d’utopie, celles plus négatives ne se contentent pas d’émettre des réserves quant à ce dernier mais œuvrent plutôt à la formulation de dystopies du numérique.

Comme le rappelle déjà Dominique Cardon78 les premières manifestations étu-diantes outre-atlantique au cours de la fin des années soixante sont le théâtre d’un rejet massif du numérique. Certains groupes d’étudiants appelaient à se révolter non seulement contre la bureaucratie et les valeurs leur semblant dépassées de la géné-ration précédente mais également contre toute technologie qui pourrait être mise au service de cette forme de pouvoir. Les ordinateurs de l’époque étaient alors perçus par certains comme un outil permettant au pouvoir étatique d’affiner son contrôle sur ses citoyens. On retrouve ici une illustration des critiques formulées déjà à l’égard du « réseau » que nous évoquions à l’instant. Cette forme de critique perdra de sa force de portée notamment grâce à l’arrivée des micro-ordinateurs qui contribuent à « humaniser » les machines et permettent de concevoir l’ordinateur comme un outil au service de chaque individu et non du pouvoir79

. Plus récemment, on peut noter le 78. Dans sa préface à l’ouvrage de Fred Turner( Turner, Aux sources de l’utopie numérique, op. cit., ).

79. C’est notamment ce que rappelait Isabelle Collet lors de l’une de ses interventions portant sur le genre au travers l’historique de l’informatique : Isabelle Collet,De Wargame à Millenium :

réveil de ce type de méfiance, justifiée notamment par les questions de la protection des données des utilisateurs sur Internet. Au sein des formulations contemporaines de ces critiques on peut tout de même noter un glissement dans la désignation du danger. Si dans les années 60, il était incarné par les États, ce serait plutôt au sein de groupes terroristes ou encore d’États tiers alliés ou non dont il émanerait. Ce qu’il convient de nommer « l’affaire Snowden » qui, outre d’avoir révéler des pra-tiques d’espionnage plus que questionnables par la NSA80

, a également débouché sur des prises de positions diplomatiques, notamment de la part des pouvoirs politiques russes qui accordèrent à Snowden le droit d’asile politique pendant plusieurs mois. La dénonciation par Snowden de pratiques d’espionnages a, en outre, contribué à publiciser des thématiques jusqu’alors peu médiatisées.

Si c’est ici l’État qui semble justifier une aversion pour le réseau c’est aussi par-fois l’absence de contrôle étatique sur celui-ci qui a contribué à forger un imaginaire négatif. La difficulté de surveillance et de censure des contenus sur le réseau fait émerger des thèmes comme la cybercriminalité contre laquelle les moyens tradition-nels de lutte contre la délinquance seraient inefficaces. On le sait, réglementer un espace dématérialisé tout en respectant les libertés de ses citoyens constitue le défi actuel des nations occidentales. Au-delà de ces aspects législatifs, il est intéressant de noter que cette difficulté de réglementation a conduit à la perception pour certains du réseau en tant que zone de non-droit par excellence, image qui finalement n’est pas moins chimérique que les utopies des fondateurs.

2.1.4.2 Les descriptions de l’outil vers le grand public.

Le traitement journalistique fait de l’outil est à ce titre éclairant. En nous intéres-sant à la manière dont les journaux télévisés évoquaient le développement d’Internet on voit clairement apparaître cette distribution des discours autour de deux pôles qui proposent de comprendre Internet soit comme un nouvel eldorado qui à son simple contact serait émancipant soit de le voir comme un medium incontrôlable permettant à la lie de l’humanité non seulement de se retrouver mais également de s’organiser. C’est ainsi que le réseau a parfois été décrit comme un repère de choix pour les « pedo-nazis » (plus récemment ce sont bien entendu les organisations ter-roristes qui volent la vedette en terme de « supers » criminel à l’extrême-droite). Les archives concernant les premières représentations d’Internet sont sur ce point éclairantes et témoignent d’une présentation tranchée du numérique au moment de son accessibilité à un public plus large. Parmi les thèmes abordés par les journaux l’influence des hackers de fiction sur les représentations des métiers de l’informatique, Commu-nication, Séminaire. Images du savoir pratique : l’informaticien et le médecin dans les récits de fiction populaires contemporains. Strasbourg, mai 2014.

80. Pour National Security Agency, organisme étatique rattaché au département de la défense étatunien

télévisés des principales chaînes françaises, on trouve la cybercriminalité, la pédo-philie, et le terrorisme mais également ceux d’une nouvelle forme de démocratie, de perspectives inédites de collaboration entre individus et d’un accès sans limites à l’information81. Ce travail d’illustration permet de montrer que la mythologie autour d’Internet ne se limite pas, même dans ses premières années d’existence, aux cercles d’utilisateurs les plus chevronnés. Les mises en avant du medium par les journaux télévisés des principales chaînes de télévision publiques attestent de la portée de ce mythe au-delà des réseaux dématérialisés. Dès son émergence sur le marché, il est présenté en des termes très tranchés.

S’il est important de comprendre cette mythologie c’est parce qu’elle contribue à la réception du média dans l’ensemble de la société. Les prémices de la prise en charge, notamment médiatique, du « Réseau des réseaux » a laissé une grande place à une attitude méfiante, la démocratisation du réseau tend à modérer ces aspects. Avec la massification des usages, les préoccupations des internautes – et de l’en-semble de la société civile – à l’égard d’Internet et du numérique se sont modifiées. Il est intéressant de noter que les questionnements contemporains relayés sur cet outil épousent bien souvent à présent les problématiques développées par les publics de spécialistes. L’ensemble du discours formulé autour du média est d’autant plus important à prendre en compte qu’on a vu émerger des préoccupations liées non plus uniquement à la fameuse cybercriminalité mais plutôt au respect des utilisateurs, fer de lance des associations d’utilisateurs « expérimentés ». À titre d’illustration, on peut penser aux personnes ayant partagé sur leur page du réseau Facebook des textes déclarant leur refus de céder les droits des photos qu’ils publiaient via le réseau social, bien que ces dernières y soient publiées82. Quand bien même ce genre d’action s’avère inopérant d’un point de vue légal puisque les conditions générales de fonc-tionnement du site doivent être acceptées pour permettre la création d’un compte, elles témoignent d’un regain d’intérêt pour les questions de libertés et plus large-ment de droit des utilisateurs sur le réseau et d’une diffusion de ces préoccupations au-delà des cercles d’utilisateurs ”spécialistes”. Nous verrons à présent comment, en tenant compte de l’imbroglio de représentations et de l’ambivalence des forces en présence sur le réseau, il est possible de l’appréhender afin de repenser la notion d’industrie culturelle et, avec elle, les possibilités d’autonomisation de l’individu.

81. Une recherche effectuée dans les archives de l’INA a permis de mettre en lumière une ré-partition quasiment équilibrée des sujets de journaux télévisées consacrés à la question d’Internet. Nous faisons figurer en annexe le travail de classement opéré sur les vidéos pour les années 95-96 afin de donner au lecteur un aperçu des thématiques abordées par les journalistes, voir Annexe « Recherche Ina » p.824.

82. Pour consulter ces textes en intégralité ainsi que la réaction rédigée par les équipes de Face-book cf. Document 3. FaceFace-book et les règles de confidentialité p.392.

2.2 Éléments de définitions d’une culture du