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CHAPITRE VI CONCLUSION GÉNÉRALE

6.1 Retour sur les apports scientifiques de la thèse

Chaque chapitre (article) de cette thèse contribue à l’avancement de connaissances scientifiques entourant les enjeux sociopolitiques de l’agroécologie. Le premier article (chapitre III), destiné à l’élaboration d’un cadre analytique, a permis de dégager, à travers d’une révision systématique de 234 articles et de l’analyse des 236 types d’activités réalisées par 72 organisations, les catégories ayant un fort potentiel

analytique. Ce chapitre propose ainsi un cadre conceptuel comportant des indicateurs servant à analyser l’étendue sociopolitique de l’agroécologie à différentes échelles. Si les enjeux sociopolitiques et les différentes échelles de l’agroécologie accompagnent la trajectoire du concept de l’agroécologie depuis ses origines, l’absence de cadre intégrateur rendait difficile une analyse globale. Le développement de ce cadre s’est appuyé sur une démarche euristique afin de rendre compte de l’ampleur desdits enjeux. À la différence du concept de souveraineté alimentaire, qui depuis longtemps est lié à l’agroécologie (Altieri et Toledo, 2011; Chaifetz et Jagger, 2014; Holt-Giménez, E et Altieri, 2013), les concepts de souveraineté technologique et énergétique ont vu le jour dans la littérature sur l’agroécologie sans qu’ils ne soient définis (Altieri, 2009a, 2009b, 2012; Altieri et Nicholls, 2008; Levidow et Oreszczyn, 2012) ou si peu (Altieri et Funes-Monzote, 2012; Altieri et al., 2012; Altieri et Toledo, 2011; Koohafkan et al., 2012). Ils requéraient une formalisation plus robuste afin de devenir des concepts opérationnels dans notre cadre, ce que nous avons réalisé. Quatre autres catégories ont été incluses dans le cadre afin de lui donner le caractère intégrateur souhaité : la souveraineté financière permet de rendre compte des aspects de financement et commercialisation; la souveraineté démocratique considère les aspects de gestion et gouvernance; l’équité et l’autonomisation de femmes met en lumière la situation des femmes rurales et la construction sociohistorique permet de situer les organisations dans l’espace et le temps. La formalisation de ces sept catégories a donné un cadre portant 75 indicateurs qui signalent l’existence d’activités selon quatre échelles d’analyse : la ferme, le territoire, le pays, l’international. Outre qu’il est un outil d’analyse, le cadre proposé contribue à consolider l’agroécologie en tant que discipline scientifique, ensemble de pratiques et mouvement social (Toledo et Barrera- Bassols, 2017; Wezel, A et al., 2009).

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Le deuxième article (chapitre IV) rapporte le travail d’analyse des 72 organisations identifiées comme œuvrant en agroécologie au Sénégal. Posant le cadre analytique en dialogue avec les données, nous avons pu bonifier le cadre à travers plusieurs itérations entre la théorie et la pratique. Ce travail découle d’un effort initial de recensement des acteurs et de leurs activités. Les 72 organisations repérées ont été classées selon six types d’acteurs : organisations paysannes, organisations locales et régionales, organisations publiques nationales, organisations intergouvernementales, organisations françaises et ONG internationales. Ces six types d’acteurs forment deux groupes : acteurs locaux et acteurs étrangers. Les résultats montrent une présence importante des acteurs étrangers, notamment des acteurs issus de l’ancien pays colonisateur. L’agroécologie devient ainsi un nouveau prétexte pour l’aide au développement et la coopération internationale et s’ajoute à des nombreux programmes qui témoignent d’une fort dépendance à l’aide extérieure (Biao, 2017). L’agroécologie sénégalaise montre donc une forte dépendance aux organisations étrangères, particulièrement aux organisations françaises : cela peut contraindre la pérennité des projets, comme on l’a vu se produire ailleurs (McCune et Sanchez, 2018; Rosset et al., 2011). Cette dépendance résulte d’une décolonisation inachevée (Blundo, 2012) et bien que nous ne voulions pas ouvrir ici la boite noire de l’aide au développement (Graziani, 2015), la forte présence des organisations françaises dans l’agroécologie sénégalaise nous amène à conclure que l’agroécologie est devenu un des phares de la coopération française (AFD et CIRAD, 2018). Cela signale surtout que l’agroécologie fait désormais partie du « grand jeu » des puissances occidentales dans le développement de l’Afrique (Mohamedou, 2013).

Lorsqu’on examine les 236 types d’activités à l’aide des catégories du cadre analytique, le renforcement de la souveraineté alimentaire est en tête des efforts des organisations paysannes sénégalaises. La souveraineté technologique mobilise les différents types

d’acteurs, bien que la dimension de l’innovation technologique semble peu concerner les organisations paysannes. Cela semble contredire l’importance pourtant reconnue des paysans dans la recherche agroécologique (Levidow et al., 2014). Par ailleurs, le financement public en recherche agroécologique est presque inexistant, cela se produit aussi ailleurs, (Pimbert, 2018b; Vanloqueren et Baret, 2009). Malgré le faible financement public, les paysans mènent des expérimentations à l’aide de leurs réseaux. La souveraineté énergétique, pour sa part, reste un domaine à développer, la faible incidence de cette catégorie sur le terrain montrant à quel point les acteurs ne mobilisent pas le discours sur les atouts énergétiques des systèmes agroécologiques. En ce qui concerne la souveraineté financière, les organisations œuvrant en agroécologie au Sénégal sont fort dépendantes des bailleurs de fonds internationaux, ce qui peut nuire à l’autonomie des organisations ou du moins influencer leurs agendas. La souveraineté démocratique mobilise l’ensemble des acteurs, notamment à travers les campagnes de sensibilisation (Intriago et al., 2017; Norder et al., 2016). La plaidoirie, une des dimensions de cette catégorie, ne trouve pas écho parmi les activités des organisations publiques nationales, ce qui conforte l’idée que l’agroécologie n’est pas une priorité de l’État. La présence du débat sur le genre est quasi inexistante chez les organisations françaises à l’opposé de la grande majorité des ONG internationales qui mènent le débat lors de leurs activités en agroécologie. Ceci étant, le genre n’est pas aussi présent que les autres catégories pour l’ensemble des acteurs, ce qui témoigne d’un manque de reconnaissance du rôle des femmes en agroécologie (Prevost, et al., 2014).

Dans le troisième article (chapitre V), nous nous sommes intéressés à comprendre les liens établis par le groupe de 72 organisations pour la réalisation de leurs activités. Ces liens ont été organisés en deux réseaux : le réseau des liens entre les 72 organisations et le réseau des liens de ces 72 organisations avec d’autres organisations. Le premier réseau compte 397 relations et le deuxième 1049. Ces relations ont aussi été classées

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selon le cadre analytique développé précédemment. Les conclusions de ce chapitre renforcent le constat du chapitre précédent au sujet de la centralité des organisations françaises dans le réseau d’acteurs de l’agroécologie au Sénégal, une centralité due à leur rôle majeur de bailleur de fonds autant que d’intermédiaire. Cette intermédiarité donne du pouvoir à ces organisations par le fait qu’elles sont un pont entre plusieurs autres organisations; elles sont ainsi en mesure de faciliter ou d’obstruer le flux d’informations et de ressources (Higgins et Ribeiro, 2018). La présence marquante des organisations étrangères dans l’agroécologie sénégalaise est le résultat d’une faible participation de l’État puisque ces organisations jouent un rôle important de soutien aux paysans en l’absence de l’État (Hart et al., 2016). La participation française dans le développement de l’agroécologie sénégalaise aide certes les populations locales dans le déploiement de leurs activités. Toutefois cette aide maintient ces populations dans la dépendance financière et d’expertise française et signifie une fois de plus un processus de décolonisation inachevée (Ben-Guiga, 2017; Chafer, 2013) ; une relation où aider l’autre pourrait signifier s’aider soi-même (Delville, 2016; Jacquemot, 2011; Liscia, 2010; Sogge, 2003).

L’intégration des constats trouvés dans cette thèse offre un regard révélateur sur la compréhension des enjeux sociopolitiques de l’agroécologie. Si la littérature a toujours nommé les aspects sociopolitiques de l’agroécologie sans toujours les définir ou sans les identifier clairement, la présente étude offre un cadre pour cibler ces enjeux. Puisque le Sénégal est représentatif de plusieurs autres pays ayant une forte présence d’acteurs étrangers dans le développement de l’agroécologie, les résultats de cette thèse pourront être utiles lors de l’analyse de cas similaires.