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CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE, QUESTIONS ET OBJECTIFS DE

1.1 La problématique de recherche

1.1.3 L’émergence de l’agroécologie

Les débats relatifs aux systèmes agroalimentaires durables, dont l’agroécologie fait partie, peuvent être compris comme une réponse aux défis socioenvironnementaux. D’autres concepts comme « systèmes alimentaires alternatifs », « systèmes alimentaires territorialisés », « circuits courts de commercialisation » etc. sont aussi employés dans la littérature pour designer systèmes s’opposant au système agroalimentaire global et industriel (Deverre et Lamine, 2010). Nous sommes intéressés dans le cadre de cette thèse aux systèmes agricoles qui composent les systèmes agroalimentaires durables, notamment l’agroécologie. La réalisation d’une agriculture écologiquement durable et socialement équitable interroge la légitimité du modèle productiviste dominant et la centralité donnée aux techniciens Il s’agit ainsi de la mise en œuvre d’un effort combiné et soutenu pour améliorer la production agroalimentaire et veiller au maintien de la résilience des systèmes socioécologiques (Manyong et al., 2012; Mougeot et Moustier, 2004; Turner et al., 2013). Cette stratégie a été reconnue comme étant prioritaire dans le cadre de l’International Assessment of Agricultural Knowledge – Science and Technology for Development (IAASTD), ratifiée en Zambie en 2012, pendant la Deuxième Conférence Africaine sur l’Agriculture Organique (Auerbach, Raymond, 2013).

Le concept de systèmes agroalimentaires durables regroupe en fait plusieurs systèmes agricoles qu’on a nommé de différentes manières. Pensons, par exemple, à l’agriculture naturelle prônée par Fukuoka (1985), à l’agriculture biodynamique de Steiner (2013), à l’agriculture biologique qui s’est développée à partir des travaux de Howard (1943), à la permaculture née des travaux de Mollison et Holmgren (1978), à l’agroforesterie qui rassemble différentes stratégies mises en œuvre dans plusieurs régions du monde (King, 1987) ou encore à l’agroécologie apparue dans les travaux de Bensin (1940).

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D’autres propositions ont récemment émergé dans le paysage des systèmes agroalimentaires durables : ce sont particulièrement les cas de l’agriculture intelligente face au climat (Taylor, 2018) et de l’intensification durable de l’agriculture (Tilman et al., 2011). Ces différentes appellations sont liées à des pratiques spécifiques qui soutiennent l’existence de systèmes agroalimentaires durables en tant qu’alternatives à l’agriculture industrielle. Ces pratiques se distinguent par leurs contextes d’avènement et leurs fondements épistémologiques (Altieri, 1987; Harwood, 1990; Jamison et Perkins, 2010) et leur harmonisation est loin d’être atteinte si on en juge par les critiques entre leurs partisans respectifs (Béraud, 2015; Caron, 2016; de Assis et Romeiro, 2002; Hrabanski, 2020; Rosset et Altieri, 1997).

Toutefois, le tournant agroécologique du débat sur l’avenir des systèmes agroalimentaires sur la scène internationale (De Schutter, Olivier, 2010; Loconto et Fouilleux, 2019b; McIntyre, 2009) combinée à la montée récente des projets en agroécologie au Sénégal justifie une étude plus approfondie de l’agroécologie sénégalaise.

Du point de vue de Miguel Altieri (2002), l’usage du terme système agroécologique dans le débat sur le lien environnement-développement contribue à mettre en lumière les marges de manœuvre à exploiter pour atteindre

more stable levels of total production per unit area than high-input systems, produce economically favorable rates of return, provide a return to labor and other inputs sufficient for a livelihood acceptable to small farmers and their families, and ensure soil protection and conservation as well as enhanced biodiversity. (p. 16)

De même, selon Eicher et Rukuni (2003) le Consultative Group on International Agricultural Research (CGIAR) montre la pertinence d’une approche compatible avec la gestion élargie et responsable des terres, des eaux, des forêts et des ressources biologiques. Cette approche est

needed to sustain agricultural productivity and avert degradation of potential productivity; management of the biogeochemical processes that regulate the ecosystems within which agricultural systems function. New resource management methods are those of systems science, a system that embraces the interaction of humans with their natural resources. (Altieri, 2002, p. 6)

En termes plus précis, les pratiques agroécologiques cherchent à (i) « imiter » la nature en ce qui concerne les cycles des nutriments, le respect de la complexité structurelle des systèmes productifs et le besoin essentiel de sauvegarder la richesse en termes de bio- et de sociodiversité; à (ii) privilégier la diversification d’espèces pour rendre les systèmes agricoles plus résilients face aux aléas de l’environnement et aux maladies; et, finalement, à (iii) veiller à la qualité des sols en fonction de leur importance pour assurer la vitalité des plantes (Gliessman, S., 2001).

Les principes de l’agroécologie sont nés dans les années 1930 dans les travaux de Bensin (1938, 1940) et s'inscrivent dans une gestion équilibrée des écosystèmes et des paysages (Brym et Reeve, 2016; Francis et al., 2003). La pratique de l’agroécologie, grâce à ses méthodes de gestion, génère des impacts positifs sur la santé environnementale et humaine, elle est plus résiliente au changement climatique et en raison d’un besoin intensif de main d’œuvre, elle est devenue une ressource vis-à-vis la haute croissance démographique (Wezel, A et al., 2009; Wezel, A. et al., 2016). On trouve toutefois une polysémie et un agenda conflictuel autour du concept

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d’agroécologie issu du mouvement social, des scientifiques, des institutions d’enseignement, des agences gouvernementales et intergouvernementales et des agences bilatérales et multilatérales (Brym et Reeve, 2016; Norder et al., 2016; Wezel, A et Soldat, 2009). Ces acteurs associent l’agroécologie tant à une science, à une méthode agricole, à un mouvement social qu’à une politique gouvernementale, une modalité d’éducation formelle, une nouvelle carrière ou un mode de vie, une idéologie et une utopie. L’agroécologie est alors devenue un champ sémantique polysémique et la saisie des dimensions sociopolitiques sont encore en partie une lacune dans la littérature scientifique.

Contrairement à l'agriculture biologique, qui modifie les intrants agricoles sans remettre en question le modèle industriel et qui opère en harmonie avec l’industrialisation des procédures de certification et de contrôle, à l’exemple du coton biologique en Afrique de l’Ouest (Toe et Dulieu, 2007), les acteurs de l’agroécologie proposent un changement de paradigme qui prend en compte les enjeux sociopolitiques et environnementaux liés aux dynamiques des systèmes agricoles pour l’augmentation de la production, de la préservation des ressources naturelles et de la promotion de la justice socioécologique (de Molina, 2013; Gliessman, S. R., 2013b; Rosset et Altieri, 2017). Elle est fondée sur l’aboutissement de la souveraineté alimentaire, énergétique et technologique (Altieri, 2009b; Altieri, Miguel A et Nicholls, Clara I, 2012) et comme nous le verrons dans cette thèse, elle rejoint aussi deux autres souverainetés : démocratique et financière.

La capacité adaptative et la résilience sociale des systèmes agroécologiques s’inscrivent dans une approche normative de planification et de gestion des interactions dans les systèmes socioécologiques (Gallopín, 2006), basée sur les acquis d’une écologie humaine ancrée dans les sciences de la complexité (Weisbuch et Zwirn, 2010).

À ces dimensions sociopolitiques2 de l’agroécologie, d’autres éléments s’ajoutent. Selon certains auteurs, l’expansion de l’agroécologie exigera des politiques incitatives reconnaissant les services environnementaux qu’elle offre à la société ainsi que les couts impliqués par la transition des systèmes conventionnels vers les systèmes agroécologiques (De Schutter, 2012; Delcourt, 2014). De surcroit, le déploiement de l’agroécologie remet en cause le monopole des transnationales du secteur alimentaire, ce qui conduit les défenseurs de l’agroécologie à demander de réduire ou d’empêcher la spéculation financière dans le secteur, de constituer des réserves de grains sous le contrôle des paysans et d’enlever l’agriculture du champ d’action de l’Organisation mondiale du commerce (Holt-Giménez, E et Altieri, 2013). En d’autres termes, le développement de l’agroécologie requiert des lois et des cadres règlementaires orientés vers une démocratisation de toute la chaine alimentaire, contrairement à des politiques mises en place pour les acteurs qui dominent actuellement le secteur agroalimentaire (Holt-Giménez, E., 2010; Holt-Giménez, Eric et al., 2010).

La diffusion des principes agroécologiques se heurte actuellement à un obstacle majeur dans un scénario de globalisation néolibérale : offrir des alternatives crédibles aux systèmes de production basés sur l'homogénéisation des cultures. Pour y faire face, il faudrait promouvoir d’emblée un ensemble de mesures vouées à la diversification des cultures, au renforcement d’un usage plus créatif et performant des ressources locales et à la construction de marchés de proximité et d’espaces de formation à l’écocitoyenneté (Rastoin, 2016).

2 Le terme sociopolitique est utilisé ici selon sa définition courante. « Qui concerne en même temps les

données sociales et politiques » Bimbenet, G. (dir.) (2021). Le Grand Robert, version numérique. Version 4.2.

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Cette thèse partage une définition d’agroécologie comme un ensemble de pratiques agronomiques et de structures sociopolitiques que, promouvant une gestion écologiquement prudente et socialement équitable des ressources naturelles vouée à la production d’aliments, s’avère ainsi un point de repère essentiel pour la promotion de systèmes agroalimentaires durables.

1.1.2.1 L’agroécologie sur le terrain des acteurs étrangers

Concernant la problématique centrale de notre projet, la stratégie agroécologique se montre pertinente pour le traitement des enjeux liés à la crise agroalimentaire sénégalaise. En effet, on estime que l’agroécologie joue un rôle important au Sénégal en matière agroalimentaire et de lutte contre les changements climatiques (Leippert et al., 2020). Le Sénégal a vu naître nombre de projets agroécologiques dans la dernière décennie (DuguéKettela, et al., 2017; Grandval, 2011; Temple, 2017). Ces projets sont réalisés par des paysans et paysannes, des organisations de la société civile, des agences internationales et, plus récemment, des institutions gouvernementales et intergouvernementales (Boillat et Bottazzi, 2020; Debray, 2015; Debray et al., 2019; DyTAES, 2020; Loconto et Fouilleux, 2019b; Touré et Sylla, 2019). Cependant, on peut s’attendre à trouver autour des projets d’agroécologie des intérêts dissonants comme la vision néolibérale des bailleurs de fonds par rapport à la crise alimentaire africaine peu en accord avec les principes de l’agroécologie, comme c’est le cas de l’Initiative pour l’adaptation de l’agriculture africaine 3(AAA) (Livre blanc, 2016).

3 Lancée dans le contexte de la COP 22 au Maroc, elle vise à faire face aux changements climatiques et

La montée de l’agroécologie au Sénégal est accompagnée par les politiques d’aide internationale. C’est ainsi qu’il faut s’interroger sur les modalités contemporaines des relations instaurées entre les pays du Nord et les états africains (Gadji, 2011; Maman, 2011; Sindzingre, 2009). Ces initiatives d’aide au développement, appelées des coopérations, témoignent d’une volonté de maintenir les atouts de domination (Caratini et Ould Moulaye, 2009; Souami, 2009).

Il faut comprendre l’agroécologie sénégalaise par les mouvements sociaux qui suivirent la période de démocratisation ouest-africaine des années 1990 (Sylla, N. S., 2014a). Outre la dynamique interne du mouvement social agroécologique sénégalais, ce mouvement participe et est influencé par le réseau transnational paysan : la Via Campesina (Rosset et Martínez-Torres, 2012).

Quoi qu’il en soit, le déploiement de l’agroécologie sénégalaise découle des actions d’une panoplie d’organisations qui n’ont pas encore été repérées dans leur ensemble (Boillat et Bottazzi, 2020; Chappell, M Jahi et al., 2018; Debray et al., 2019; DuguéBon, et al., 2017).