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3.1 A UTOUR D ’ UN AUTOPORTRAIT DE B AUDELAIRE

3.1.1 Retour sur les Mémoires d’aveugle

L’exposition pour laquelle a été écrit le catalogue Mémoires d’aveugle (1990) précède de peu l’écriture de Donner le temps (1991) et démontre un intérêt tout aussi important de la part de Derrida pour l’œuvre de Charles Baudelaire. Revenant sur l’exposition dans une conférence qui lui succède, Derrida laissait entendre qu’« il y a de très beaux textes de Baudelaire sur le dessin et la mémoire, textes [qu’il] cite [dans

Mémoires d’aveugle]3 ». C’est toutefois la question de l’art qui intéresse Derrida dans ce livre sur l’aveuglement et le dessin ou, plus précisément, sur l’aveuglement comme condition du dessin. Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines a été écrit à l’invitation du Louvre dans le cadre de la série d’expositions « Parti pris4 ». La collection

de dessins présentés – soixante-et-onze dans le catalogue contre quarante-quatre dans l’exposition – montre essentiellement des dessins d’aveugles et des autoportraits. Éliane Escoubas, dans l’article « Derrida et la vérité du dessin : une autre révolution copernicienne ? », rappelle en quoi la question de l’autoportrait est importante dans le contexte d’une exposition sur l’aveuglement et la vision : « de toute évidence, un

3 J. Derrida, À dessein, le dessin, suivi de G. Michaud, Derrida, à l’improviste, Le Havre, Franciscopolis

éditions, 2013, p. 35. Il s’agit d’une conférence donnée par Jacques Derrida sur Mémoires d’aveugle en mai 1991 (première publication en 2013). Nous devons à plusieurs circonstances l’existence de ce chapitre. Parmi elles, il faut souligner les travaux récents de Ginette Michaud sur la question de l’art chez Jacques Derrida qui nous ont beaucoup inspiré. Nous pensons surtout à la postface « Derrida, à l’improviste » de À dessein, le dessin, ainsi qu’au séminaire « Esthétique : La question des arts dans les œuvres de Jacques Derrida, Hélène Cixous et Jean-Luc Nancy » (Université de Montréal, 2012) auquel nous avons eu le plaisir de participer.

4 Derrida est d’ailleurs le premier à se prêter à l’exercice, en octobre 1990, qui consiste selon les

conservateurs Françoise Viatte et Régis Michel à « confier le choix d’un propos et des dessins qui le justifient, pris pour l’essentiel dans les collections du Louvre, à une personnalité notoire pour son aptitude au discours critique, si divers en soient les modes » (MA, 7). Plusieurs auront vu dans ce texte des liens avec l’œuvre de Derrida qui est en train de s’écrire : notamment avec « Circonfession » dont l’écriture est contemporaine de celle du manuscrit de Mémoires d’aveugle (Ginette Michaud), avec La Voix et le phénomène dont le texte serait une illustration (Éliane Escoubas) ou encore avec Foi et savoir dont il serait la préfiguration (Michael Naas). Nous tenterons nous-même d’en situer le rapport avec Donner le temps.

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autoportraitiste, quand il se dessine, ne se voit pas ; l’autoportrait est le paradigme même de ce moment où le dessinateur est aveugle5 ». Nous reviendrons bientôt sur cette idée.

Derrida se livre dans ce texte court, mais non moins serré, à une déconstruction de la question optique et de l’autorité du regard. L’idée qui y est soumise d’entrée de jeu est que l’aveugle fait preuve d’une certaine distance critique par rapport à cette autorité du regard qui aura marqué toute l’histoire de la métaphysique. L’aveugle a cette particularité que, sur le plan de la vision, il ne cède pas à l’immédiatement présent de la vision. Il est, en quelque sorte, celui qui « voit » l’absent ou qui, à tout de moins, ne voit pas au présent. Il est celui qui voit en différé. Le tout s’articule sur la toile de fond d’un ébranlement de deux ordres de discours, comme souvent chez Derrida, à savoir ceux du voir et du dire (dessin et écriture). Ce que nous rappelle l’épisode à première vue énigmatique du frère aîné6. Derrida avait déjà abordé la question dans La Vérité en peinture :

en se demandant ce que veut dire « art » on soumet la marque « art » à un régime d’interprétation très déterminé, survenu dans l’histoire : il consiste, en sa

tautologie sans réserve, à interroger le vouloir-dire de toute œuvre dite d’art,

même si sa forme n’est pas le dire. On se demande ainsi ce que veut dire une œuvre plastique ou musicale en soumettant toutes les productions à l’autorité de la parole et des arts « discursifs »7.

L’ordre du voir et celui du dire sont certes deux ordres irréductibles de discours, mais ceci ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas ou ne peuvent pas être pensés ensemble. Rapportant les mots de Derrida (inédits), Ginette Michaud explique comment cela est possible :

les deux ordres du « voir » et du « dire » sont « absolument hétérogènes » l’un à l’autre. […] en raison et peut-être même grâce à cette fondamentale disparité entre le visible et le dicible, ces « Deux ordres d’expériences qui n’ont rien à voir l’une

5 Éliane Escoubas, « Derrida et la vérité du dessin : une autre révolution copernicienne ? », Revue de

Métaphysique et de Morale, vol. 53, no 1, 2007, p. 48.

6 Derrida confesse sa « jalousie blessée devant un frère aîné dont [il] admirai[t], comme tout l’entourage, le

talent de dessinateur – et l’œil » (MA, 43). L’auteur de De la grammatologie avoue un peu plus loin que cela n’est pas sans rapport avec sa vocation de philosophe : « comme si, à la place du dessin, auquel l’aveugle en [lui] renonça pour la vie, [il] étai[t] appelé par un autre trait, cette graphie de mots invisibles, cet accord du temps et de la voix qu’on appelle verbe – ou écriture » (idem).

7 Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1990 [1978], p. 26 ; Derrida

souligne. Ce passage est aussi cité par Ruth Robbins et Julian Wolfreys dans « In the Wake of...: Baudelaire, Valéry, Derrida », dans The French Connections of Jacques Derrida, op. cit., p. 24-25.

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avec l’autre » sont néanmoins « indissociables » : le dessin « est au-delà du discours, il interrompt le discours et il provoque […] le discours8.

Le recours à la figure centrale de Baudelaire – un poète – témoigne de ce désir de penser les deux ordres ensemble. Déjà chez Baudelaire, dont nous savons qu’il s’est fait connaître d’abord comme critique d’art, le voir et le dire s’entremêlent en connaissance de cause.

Ce sont les passages de Mémoires d’aveugle qui concernent Baudelaire qui nous intéressent plus particulièrement. Un premier se trouve en plein cœur du livre. Auparavant, Derrida avait déjà évoqué « Les aveugles » de Baudelaire au sujet du dessin

Della scoltura si, della pittura no9 de l’école du Guerchin. L’appel au poème est alors fait

entre parenthèses, seuls trois vers sont rapportés : « (“Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?”, ultime question pour Les aveugles “vaguement ridicules ; Terribles, singuliers comme les somnambules ;” de Baudelaire) » (MA, 47). Puis, la référence au poème revient une seconde fois, beaucoup plus loin, toujours entre parenthèses, et cette fois au sujet de la figure de Samson :

Celui-ci perd tous les attributs ou tous les substituts phalliques, les cheveux puis les yeux, après que la ruse de Dalila eut trompé sa vigilance pour le livrer à une sorte de sacrifice, un sacrifice physique. Il n’est pas seulement figure de la castration, figure-castration, il devient lui-même de pied en cap, un peu comme tous les aveugles, les borgnes ou les Cyclopes, une image phalloïde, un sexe dévoilé, vaguement obscène et inquiétant (« Que cherchent-ils au ciel, tous ces

aveugles ? »), tendu vers le lieu invisible et menaçant de son désir, dans un

mouvement énergique, déterminé mais incontrôlable, tout en puissance, potentiellement violent, tâtonnant et sûr à la fois, entre l’érection et la chute, d’autant plus charnel, voire animal, que la vue ne le garde pas, notamment des gestes impudiques. (MA, 109 ; nous soulignons)

8 G. Michaud, « Derrida, à l’improviste », dans J. Derrida, À dessein, le dessin, op. cit., p. 59. Les citations

sont tirées d’une discussion suivant l’intervention de Derrida et qui n’a pas été transcrite dans À dessein, le dessin.

9 Voir la reproduction du dessin de l’école du Guerchin en Annexe 4. Notons qu’il s’agit du dessin d’un

mendiant et que Derrida, s’il n’en fait pas explicitement mention dans Mémoires d’aveugle, voit chez Baudelaire un lien fort entre la figure du mendiant et une économie du regard dans Donner le temps. Nous aborderons cette question plus loin autour des dernières pages de Donner le temps et du triptyque de poèmes qui mettent en scène le pauvre et le regard : « Assommons les pauvres ! », « Le Joujou du pauvre » et « Les yeux des pauvres ». Voir infra, p. 141-145.

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Derrida a recours à Baudelaire et plus précisément au chapitre « L’art mnémonique » du

Peintre de la vie moderne pour répondre, dans un premier temps, à la question

« Comment démontrer que le dessinateur est aveugle ou plutôt qu’à dessiner il ne voit pas ? » (MA, 47) L’essai de Baudelaire intervient en effet au début d’une longue démonstration sur les « espèces d’impouvoir » (MA, 48) de l’œil. Ces aspects10 sont au nombre de trois : l’aperspective de l’acte graphique (MA, 49-57), l’inapparence

différentielle du trait (58-60) et la rhétorique du trait (MA, 60-75). Nous n’avons pas le

temps ni l’espace ici pour rendre dans son ensemble l’exposé de Derrida, le tout ne serait par ailleurs pas vraiment pertinent pour notre propos. Revoyons néanmoins pourquoi, chez Derrida comme chez Baudelaire, le dessin est affaire de mémoire.