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C’est néanmoins dans la nouvelle inaugurale du recueil qu’il est possible, comme son nom l’indique, de lire le commentaire le plus éclairant sur le sujet de la perversité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Charles Baudelaire ait choisi de placer le conte au début de Nouvelles Histoires extraordinaires. La nouvelle se présente en trois temps. Elle est d’abord un véritable essai sur la perversité, où l’auteur expose une théorie beaucoup plus complexe que dans le « Chat noir53 ». Puis le narrateur illustre sa « théorie » à l’aide de trois exemples dont le degré de perversité varie progressivement. Enfin, une narration à la première personne occupe le dernier tiers du texte. L’histoire qui nous y est racontée est celle d’un homme qui commet un meurtre parfait et qui, sous l’impulsion du démon de la perversité, se dénonce tout en sachant que cet acte se retournera contre lui54.

La première partie est à propension purement théorique, le ton est vraisemblable et rhétorique, le narrateur imite le discours scientifique. C’est là qu’il expose sa conception de la perversité. Elle y est présentée comme un paradoxe. Convulsive et spontanée, elle rejoue la question d’un calcul incalculé et engage conséquemment le remords. Ici, le texte mérite d’être longuement cité :

Dans l’examen des facultés et des penchants, des mobiles primordiaux de l’âme humaine, les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l’avons tous omise. […] Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n’aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans

53 Le style essayistique de la première partie nous autorise à parler de l’auteur plutôt que du narrateur. C’est

du moins la position que nous endossons.

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l’économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. […] L’induction a

posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné

de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal [a paradoxical something], que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j’y attache, c’est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible ; […] nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus

déraisonnable. […] Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient

absolument irrésistible. […] [c’est] l’unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l’amour du mal n’admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, élémentaire. […] [N]on seulement le désir du bien-être n’est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment

singulièrement contradictoire. […] Il n’est pas moins caractérisé

qu’incompréhensible. […] [E]n vérité, [on pourrait] considérer cette perversité comme une instigation directe de l’Archidémon, s’il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien. (Poe, 866-871 ; nous soulignons) L’absence de délibération interne chez le sujet indique que cette impulsion ne semble pas procéder de la volonté, entendue au sens de « [f]aculté de vouloir, de se déterminer librement à agir ou à s’abstenir, en pleine connaissance de cause et après réflexion55 ». Un motif d’action est plutôt dicté au personnage et il est sans appel. Cette idée est par ailleurs

confortée par l’emploi de l’analogie du démon. Il y a dans cette personnification non seulement un lien étroit entre poésie et éthique qui se dessine mais, plus important encore, une contribution au caractère apparemment exogène de la perversité. Elle ne peut pas être calculée parce que, précisément, elle ne procède pas de l’homme. Elle arrive de l’extérieur, comme un démon.

D’ailleurs, cet aspect exogène de la perversité est soigneusement mis en scène dans la dernière partie proprement narrative de la nouvelle. D’abord, l’acte pervers du narrateur qui se dénonce lui-même est le véritable lieu de la perversité dans ce conte. À vrai dire, ce retournement s’oppose au meurtre lui-même qui était de l’aveu du narrateur une « action […] manigancée avec [la] plus parfaite délibération » (Poe, 869). Puis cette perversité personnifiée, qui prend les traits d’un démon, surgit au moment critique de l’histoire : « une voix rude résonna dans mes oreilles, une main plus rude encore m’empoigna par l’épaule » (Poe, 871). Dès lors, le personnage ne se possède plus, à

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proprement parler, il est « aveugle, sourd, ivre » (Poe, 871). L’effet d’ensorcellement ou de diablerie se confirme au paragraphe suivant où le narrateur confesse implicitement qu’il ne se souvient plus, dès ce moment précis, des événements qui l’ont mené jusqu’à sa cellule : « On dit que je parlai, que je m’énonçai très distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation » (Poe, 871). Poe utilise consciemment cette métaphore filée du démon (« imp » en anglais a un sens légèrement différent56) pour décrire l’état de fureur dont il est aussi question dans le texte de Brierre de Boismont. La folie caractéristique du sergent Bertrand se conçoit en effet, selon les mots de Bertrand lui-même, comme « une sorte de fureur [qui] s’est emparée de [lui]57 ». Que l’emploi du mot « démon » soit métaphorique dans la nouvelle de Poe n’a du reste rien de surprenant. Il s’agit, d’une part, d’un ressort du genre fantastique qui oscille entre le réel et le surnaturel. D’autre part, il faut se rappeler la première partie du texte où la perversité, si elle est bien présentée sous un angle paradoxal, n’a néanmoins rien de magique. Elle est bien au contraire strictement psychologique. Enfin, le narrateur introduit lui-même le doute : « alors le démon invisible, pensais-je, me frappa dans le dos avec sa large main » (Poe, 871 ; nous soulignons). Baudelaire lui-même reprend cette analogie à Poe, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Si maintenant nous voulions insister à la fois sur l’aspect paradoxal et psychologique de la perversité, il faudrait aller du côté des exemples que donne le narrateur et qui font le pont entre les parties théorique et narrative de la nouvelle. Ces exemples sont au compte de trois. Dans un premier temps, le narrateur aborde une forme relativement bénigne de perversité, à savoir le désir de torturer par la parole (les circonlocutions) :

56 Dans ses notes sur la nouvelle de Poe, Claude Richard mentionne que « [l]e titre français commet un léger

faux sens : imp veut plutôt dire diablotin, lutin ou gobelin et the perverse, l’adjectif substantivé, ne signifie pas nécessairement “perversité”, mais aussi entêté, contrariant » (Poe, 1427, note 1). On trouve la même idée chez Bertrand : « la contrariété seule suffisait pour me pousser au mal » (A. Brierre de Boismont, « Remarques médico-légales », Gazette médicale de Paris, loc. cit., p. 558). Keiko Ido fait sensiblement la même remarque, en insistant sur la polysémie du mot « perverse » dans son article sur le « Mauvais Vitrier » (K. Ido, « Les expressions de la perversité chez Baudelaire », Études de langue et littérature françaises, loc. cit., p. 53-54).

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Il n’existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n’ait été dévoré d’un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu’il déplaît ; il a la meilleure intention de plaire ; il est habituellement bref, précis et clair ; le langage le plus laconique et le plus lumineux s’agite et se débat sur sa langue ; ce n’est qu’avec peine qu’il se contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s’adresse. Cependant, cette pensée le frappe […] le désir se change en un besoin irrésistible. (Poe, 868)

Dans cet exemple, la perversité est dirigée vers l’autre, mais il arrive qu’elle se retourne vers soi. La procrastination est en ce sens un autre exemple de perversité :

Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. […] Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, et cependant nous la renvoyons à demain ; et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers. (Poe, 868)

Enfin, le dernier exemple que donne le narrateur est celui du désir autodestructeur – ce que d’autres nomment l’« autosadisme » et que Baudelaire appelait « l’attirance du gouffre » (OC, 322) – dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe :

Nous sommes sur le bord d’un précipice, Nous regardons dans l’abîme, nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. […] Et cette chute, cet anéantissement foudroyant, par la simple raison qu’ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. […] la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c’est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S’il n’y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d’un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis. (Poe, 868-869)

Ces exemples d’une perversité, à bien des égards polymorphe, participent néanmoins (comme les exemples évoqués dans « Le mauvais vitrier » que nous analyserons plus loin) de ce « paradoxical something » qui n’a peut-être pas de nom. Car il ne faut pas l’oublier, le narrateur est impuissant à nommer ce « je ne sais quoi » à l’aide du langage : « nous

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[le] nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique » (Poe, 867). Chez Poe comme chez Baudelaire, cette impulsion – purement ponctuelle et qui surgit d’on ne sait où – pousse l’homme à agir, souvent de façon malheureuse, de telle sorte que la raison paraît se retourner sur elle-même. C’est le cas dans ces trois exemples.

Il nous est peut-être permis, en littérature plus qu’ailleurs, de repenser la perversité dans ce que nous disions être son ambiguïté constitutive, car nous voyons bien avec Edgar Poe qu’elle s’exprime comme un paradoxe. Avec cette idée, nous avons vu que Poe n’est pas très loin d’une conception qui commence à se dessiner dans les milieux médicaux. Scipion Pinel, lui aussi aliéniste, écrivait par exemple en 1844 dans son Traité de patho-

logie cérébrale :

Voilà un exemple bien frappant d’homicide sans complication, d’une perversion affective sans motif […] le meurtrier est entraîné par une force irrésistible, par une

impulsion qu’il ne peut vaincre, par une détermination irréfléchie, sans intérêt,

sans égarement et même sans préméditation véritable58.

Évidemment, l’idée et le vocabulaire de Pinel nous frappent par leurs ressemblances avec le « Démon de la perversité ». Toutefois, ce qui fait la différence entre les deux vient du fait que Pinel s’empresse de trancher, ce que ne fera jamais Edgar Poe. Si l’auteur laisse entendre que « cette tendance accablante à faire le mal pour l’amour du mal n’admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs » (Poe, 867), Pinel insiste sur le fait que « tout homme […] peut résister à ses penchants [et que] s’il ne résiste pas il est coupable59 ». Brierre de Boismont exhortait quant à lui à ne pas considérer la victime d’impulsion perverse comme un coupable : « Tuer ou flétrir les malheureux qui rentrent

58 Scipion Pinel, Traité de pathologie cérébrale ou des maladies du cerveau. Nouvelles recherches sur la

structure, ses fonctions, ses altérations, et sur leur traitement thérapeutique, moral et hygiénique, Paris, Just Rouvier, 1844, p. 315 [en ligne d’après le site de la bibliothèque numérique (Gallica) de la Bibliothèque nationale de France : < http://gallica.bnf.fr/ > ; consulté le 17 juillet 2012] ; nous soulignons. Scipion Pinel (1795-1859), dont le nom évoque toute une tradition médicale, est le fils de Philippe Pinel (1745-1826). Claude-Olivier Doron cite aussi ce passage dans son article (Cl.-O. Doron, « La formation du concept psychiatrique de perversion au XIXe siècle en France », L’Information psychiatrique, loc. cit., p. 44). 59 S. Pinel, Traité de pathologie cérébrale, op. cit., p. 315.

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dans cette catégorie, c’est se tromper d’époque60. » Edgar Poe, entre les deux, refuse

justement de trancher.