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1.3 L A PERVERSITÉ BAUDELAIRIENNE

1.3.1 Poème : « Le mauvais vitrier »

Lorsque paraît pour la première fois le poème « Le mauvais vitrier » en 1862 dans

La Presse, la renommée de Charles Baudelaire n’est plus à faire depuis longtemps. Cinq

ans le séparent déjà du procès des Fleurs du mal, l’essentiel de son travail de traduction des textes de Poe a été complété et le poète a déjà commencé, par le biais de la critique de l’œuvre du génie américain, à développer un discours sur « la Perversité naturelle68 ». Parmi toutes les pièces – en prose ou en vers – de l’auteur, ce poème tardif a une valeur manifeste d’exemple en ce qui a trait à ce sujet et il s’avère en conséquence tout à propos de commencer à poser la question de la perversité baudelairienne à partir de ce dernier.

Rappelons dans un premier temps la fable du poème. Un narrateur interpelle du haut de sa fenêtre un vitrier au « cri perçant69 » (OC, 1, 286). Il le fait monter jusque chez

lui avec, bien sûr, son chargement de vitres, pour ensuite le chasser sous prétexte qu’il n’a « pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau » (OC, 1, 286). C'est parce qu'il est empreint d’une « impulsion mystérieuse et inconnue » (OC, 1, 286) que le narrateur dit agir ainsi. Alors que le vitrier franchit le seuil de la porte du rez-de-chaussée, le narrateur

68 Voir « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (OC, 2, 323). Dans ce texte, Baudelaire emploie la majuscule au

début du mot « Perversité ».

69Pour ajouter encore à la valeur d’exemple de ce poème, voir la dédicace du Spleen de Paris (« À Arsène

Houssaye ») : « Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? » (OC, 1, 276)

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surenchérit, il « laisse tomber » (OC, 1, 286) un « petit pot de fleurs70 » (OC, 1, 286) qui

vient briser, sur le dos du malheureux, sa collection de vitres. C’est justement à cette impulsion que renvoie, comme nous l’avons vu, la notion de perversité qui permet au poète d’affirmer en définitive : « qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance » (OC, 1, 287). Ce poème n’en est que l’exemple baudelairien le plus illustre.

Dans la première partie de ce poème, qui occupe environ la moitié de la narration, un amalgame de commentaires et d’exemples vise à expliquer la nature de cette force

invincible. Dès l’incipit, l’impulsion est présentée comme un moteur de l’action : « Il y a

des natures purement contemplatives, et tout à fait impropres à l’action, qui cependant sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. » (OC, 1, 285) Plus loin, le narrateur insiste sur le caractère énigmatique de cette force : « [l]e moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie » (OC, 1, 285). Cette énergie, le narrateur précise en outre qu’elle « jaillit de l’ennui et de la rêverie » (OC, 1, 285) et même que « ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont, en général […] les plus indolents et les plus rêveurs des êtres » (OC, 1, 285).

Dans cette première partie du texte, Baudelaire glisse quelques exemples – à l’instar d’Edgar Poe – de comportements pervers :

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an. (OC, 1, 285)

Mettre le feu à une forêt « pour voir » (OC, 1, 285) ou encore « allum[er] un cigare à côté d’un tonneau de poudre » (OC, 1, 285) peuvent aussi prétendre au titre de perversités. Enfin, le narrateur évoque un dernier exemple, celui d’un timide qui saute au cou de passants dans la rue sans raison : « Pourquoi ? Parce que... parce que cette physionomie

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lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi » (OC, 1, 286 ; nous soulignons).

Dans la troisième partie du poème, plus narrative, le poète raconte finalement l’anecdote du vitrier qu’il associe à une crise de perversité : « j’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, mentionne-t-il, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés » (OC, 1, 286). C’est sur cette phrase, qui apparaît à peu près au centre du poème, que s’amorce la transition vers ce que nous pourrions nommer une mise en scène (ou une mise en poème) de la perversité. D’ailleurs, la narration passe alors d’une écriture majoritairement à la troisième personne à une écriture à la première personne.

Comme chez Poe, Baudelaire insiste ici sur l’aspect daimonique de la perversité (« des Démons malicieux se glissent en nous ») qui revient en outre dans d’autres poèmes, dont « Assommons les pauvres ». Là, le narrateur explique qu’il a lui aussi, à l’instar de Socrate, un démon (daimonion sêmeion). Or celui de Socrate « défen[d], averti[t], empêch[e] », précise-t-il, et le sien « conseill[e], suggèr[e], persuad[e]71 » (OC, 1, 358) au contraire. Le narrateur de ce poème ajoute même : « […] le mien est un Démon d’action, un Démon de combat » (OC, 1, 358). La topique du démon, déjà présente chez Poe, est peut-être une reprise, mais inversée (pervertie), du daimonion sêmeion chez Socrate. Nous savons que chez le philosophe, ce signe démonique n’intervient que dans le but de l’empêcher de commettre une action qui lui serait virtuellement nuisible (qui se retournerait contre lui).

Pour Louis-André Dorion, ce signe divin est la preuve que Socrate n’agit pas de façon autonome72. Dorion fait remarquer que Bergson pointait déjà le paradoxe de ce caractère daimonique de la philosophie socratique : « H. Bergson a souligné le caractère

71 Ch. Baudelaire, « Assommons les pauvres ! » (OC, 1, 358). Au sujet du démon de Socrate (daimonion

sêmeion), voir Apologie (31cd, 40ac), Euthyphron (3b), Euthydème (272e), La République (496c), Théétète (151a), Phèdre (242bc), Le Banquet (202de, 219bc), Épinomis (992c), Alcibiade (103a), Théagès (128d- 130a, 131a). Nous reprenons la liste de Luc Brisson dans son édition du Phèdre. Notons au passage que dans cette édition, le texte est suivi de « La pharmacie de Platon » de Jacques Derrida.

72 Voir, à ce sujet, Louis-André Dorion, Socrate, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-

je ? », 2004, p. 70-74. Dorion précise : « Étant donné que Socrate accepte sans discussion des interventions divines dont certaines ont décidé du cours même de sa vie, il semble impossible de soutenir le caractère autonome de son éthique. […] Socrate accepte d’emblée qu’une intervention divine annule sans appel une action qu’il est sur le point d’entreprendre ou un projet qu’il s’apprête à exécuter » (ibid., 73).

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paradoxal d’une éthique rationaliste, comme celle de Socrate, qui est à l’écoute de ce qui excède la raison73 ». Notons en outre que ce paradoxe force le déchiffrement du sens chez

Socrate. Autrement dit, s’il accepte sans protester l’injonction du daimonion sêmeion, Socrate n’en cherche pas moins rationnellement le sens. Dorion nous rappelle encore que ce signe est à comprendre comme « la réponse de la Pythie [c’est-à-dire] comme une énigme qui requiert un déchiffrement74 ». Le signe devient ici un secret, une énigme, à réfléchir pour ce qu’elle est et à même son ambiguïté. Tel est par ailleurs le cas avec le poète du « Mauvais Vitrier » qui est bel et bien poussé à l’action, à son « insu », comme par un démon dont il trouve pourtant la volonté « absurde » :

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés. (OC, 1, 286)

Pour Arnaldo Pizzorusso, cette impulsion inconnue est « qualifiée par la négation et par le vague75 » dans ce poème. Impulsion, mystère, impossibilité de trouver une explication, échec de la morale et de la médecine, énergie et jaillissement : voilà en effet ce qui caractérise cette pulsion évasivement et de manière détournée, oblique. Ce qui distingue les exemples de la première partie du texte, c’est leur aspect contradictoire, paradoxal ou, comme le fait plus justement remarquer Pizzorusso, la « discontinuité des réactions76 », l’incohérence entre le principe de l’action et l’action elle-même. C’est en ce sens que son analyse nous permet de penser l’impulsion sous l’angle d’un paradoxe inqualifiable. Pizzorusso nous invite à voir dans la structure même du texte, elle aussi ambiguë et paradoxale, une exhortation au lecteur à la « traduction du sens77 ». Or là où Pizzorusso

73 Idem. Dorion cite Bergson : « Sa mission est d’ordre religieux et mystique, au sens où nous prenons

aujourd’hui ces mots ; son enseignement, si parfaitement rationnel, est suspendu à quelque chose qui semble dépasser la pure raison. » (Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, Presses Universitaires de France, 1962 [1932], p. 62.)

74 L.-A. Dorion, Socrate, op. cit., p. 73.

75 A. Pizzorusso, « Le Mauvais Vitrier ou l’impulsion inconnue », Études baudelairiennes, loc. cit., p. 149. 76 Ibid., p. 157.

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veut absolument voir du sens, ce qui le mène à conclure à une allégorie de la drogue78,

nous croyons qu’il y a plutôt un intérêt à la restituer comme elle est, c’est-à-dire dans son

indéterminabilité constituante, paradoxale et aporétique, plutôt que de tenter de la

qualifier à tout prix.