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2.1 D ERRIDA , LE DON ET LE TEMPS

2.1.2 Économie du don

Après un crochet relativement long au sujet d’un exergue tiré de la correspondance de madame de Maintenon (épouse « secrète » de Louis XIV) que nous lirons plus tard5,

Derrida nous invite à commencer la réflexion sur la question du don à partir de celle de l’impossible : « Commençons par l’impossible6 » (DT, 17), annonce-t-il une première fois. Or la lecture est déjà commencée depuis quelque temps. Dès lors, que nous invite-t-il à commencer par l’impossible ? La réflexion en tant que telle ? Non, bien sûr, puisqu’elle est déjà amorcée depuis les tout premiers mots de l’exergue et encore, si l’on veut suivre la logique derridienne, il se pourrait bien que la réflexion soit commencée depuis bien plus longtemps encore. « Non pas l’impossible », dira Derrida, « mais l’impossible. La figure même de l’impossible. C’est par là qu’il nous serait proposé de commencer » (DT, 19 ; Derrida souligne). Cet impossible, ce pourrait bien être celui du lien entre le temps et le don :

Dès lors, le temps n’appartenant à personne en tant que tel, on ne peut pas plus le

prendre, lui-même, que le donner. Le temps s’annonce déjà comme ce qui déjoue

cette distinction entre prendre et donner, donc aussi bien entre recevoir et donner […]. Apparemment et selon la logique ou l’économie courante, on ne peut

5 Voir la conclusion de cette étude, infra, p. 168-170.

6 Nous avons déjà dit que cette expression marquait en quelque sorte la cadence des premières pages de

Donner le temps. En effet : « Commençons par l’impossible » (DT, 17) ; « Il s’annonce, se donne à penser comme l’impossible. C’est par là qu’il nous serait proposé de commencer » (DT, 19) ; « Nous commencerons plus tard. Par l’impossible. » (DT, 19) ; « “Commençons par l’impossible”. Par l’impossible, que fallait-il entendre ? » (DT, 22)

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qu’échanger, par métonymie, prendre ou donner ce qui est dans le temps. (DT, 14 ; Derrida souligne)

En effet, Derrida dira plus loin que c’est ce qui remplit le temps, à savoir ce qu’on en fait, qui est donné dans l’expression « donner le temps » et non, si l’on veut bien dire les choses, le temps lui-même : « “Donner le temps”, en ce sens, veut dire couramment donner autre chose que le temps mais autre chose qui se mesure au temps comme à son élément » (DT, 44). Lié l’un à l’autre dans cette étrange expression, le don et le temps soulèvent des questions et ne promettent pas d’y répondre.

Le concept de don, d’un don impossible, est par conséquent inextricablement lié à l’écriture, à ce qui se passe dans l’écriture – et certainement aussi dans la lecture. Il n’est pas surprenant de voir alors surgir l’exemple baudelairien dans ce texte : « Voilà pourquoi nous tiendrons compte de La fausse monnaie », annonce Derrida au deuxième chapitre de

Donner le temps, « de ce compte rendu impossible qu’est le conte de Baudelaire. La chose

comme chose donnée, le donné du don n’arrive, s’il arrive, que dans le récit. Et dans un simulacre poématique de la narration » (DT, 60).

Poser la question du don, c’est aussi poser la question de l’économie et de sa

circularité, voire de la notion même de circularité. Dans une logique de l’échange

traditionnel, considéré en tant qu’il est circulaire, on retrouve l’idée d’une circulation des biens et donc celle du retour. Autrement dit, chaque don crée l’attente d’un retour sur

l’investissement. Le don n’est justement plus un don, mais un investissement : « Ce motif

de la circulation peut donner à penser que la loi de l’économie est le retour – circulaire – au point de départ, à l’origine, à la maison aussi » (DT, 18). Or l’investissement n’a rien à voir avec le don. Dans le poème « La fausse monnaie », alors même qu’il est question d’« offrande », le narrateur note bien qu’il s’agit d’un investissement : « il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement » (OC, 1, 324). Le « véritable » don devrait au contraire être ce qui perturbe le cercle, ce qui fait l’événement, avions-nous dit plus tôt. En ce sens,

[s]i la figure du cercle est essentielle à l’économique, le don doit rester

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un rapport d’étrangeté, un rapport sans rapport de familière étrangeté. C’est en ce sens peut-être que le don est l’impossible. (DT, 19 ; Derrida souligne)

Derrida insiste : « [le] motif du cercle nous obsédera tout au long de ce cycle de conférences » (DT, 19). C’est donc dire que cette idée, qui s’apparente à une forme de

cercle vicieux7, est primordiale. Elle nous obsédera nous aussi dans les pages qui suivent. Notons-le, c’est de surcroît autour de la question de la présence, dans le sillage de la philosophie heideggérienne, que Derrida pense la question du don. Il s’agit de relever le rapport que le don entretient avec le « présent », ce mot qui, dans la langue française, désigne à la fois l’objet donné (présent) et le temps dans lequel il se donne (présent). Le titre Donner le temps fait évidemment écho au titre de l’ouvrage majeur, mais inachevé, de Martin Heidegger : Sein und Zeit (Être et temps). Si Heidegger y posait la question de l’être : Qu’est-ce que l’être ?, Derrida (re)pose quant à lui celle du don : Qu’est-ce que

l’être du donner ? Cette question doit se réfléchir notamment, mais non exclusivement,

dans la suite de celle du Dasein8 heideggérien, c’est-à-dire de l’homme comme « étant » par excellence, celui qui est là, comme présence.

Nous disions que ce que nous nommons « don » est soumis à la logique de l’échange. Cela est vrai en partie pour « La fausse monnaie », mais cela est aussi précisément le cas dans l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Dans cet ouvrage, le « don » en question n’est donc pas un don au sens où Derrida voudrait l’entendre :

7 Derrida utilise lui-même l’expression ailleurs dans un passage qui tend à réhabiliter une certaine forme de

circularité. Le cercle vicieux serait le pendant « stérile » d’une circularité qui ne mène nulle part : « La circularité ne devrait pas être nécessairement fuie ou condamnée, comme le serait une mauvaise répétition, un cercle vicieux, un processus régressif ou stérile. Il faut, d’une certaine manière, bien sûr, habiter le cercle, tourner en lui, y vivre une fête de la pensée, et le don, le don de la pensée, n’y serait pas étranger » (DT, 20 ; Derrida souligne).

8 « Dasein » est souvent traduit par « être-là », Da (là) et sein (être). Dans la traduction canonique de

François Vezin, le mot « Dasein » n’est pas traduit (voir Martin Heidegger, Être et Temps, tr. fr. F. Vezin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1927]). Dans son Introduction à la métaphysique, Jean Grondin explique que « [n]otre être à nous, Heidegger le résume, en effet, sous ce maître-mot de Dasein (“être-là”), qui en allemand courant désigne simplement l’existence (existentia). Mais l’auteur de Sein und Zeit veut que l’on y entende l’idée d’une irruption temporelle, d’un “là” – où et que je suis, et que je sais. Mais le terme de Dasein attire aussi l’attention sur le fait que je suis là où il y a de l’être. […] Le Dasein est le lieu de ce que Heidegger appelle la “différence ontologique” entre l’être et l’étant : par delà les étants qui s’imposent à l’attention, et dont on peut disposer, “il y a” de l’être » (J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Paramètres », 2004, p. 300).

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On pourrait aller jusqu’à dire qu’un livre aussi monumental que l’Essai sur le don, de Marcel Mauss, parle de tout sauf du don : il traite de l’économie, de l’échange, du contrat (do ut des), de la surenchère, du sacrifice, du don et du contre-don, bref de tout ce qui, dans la chose même, pousse au don et à annuler le don. (DT, 39 ; Derrida souligne)

Le don du texte derridien est celui qui n’attend rien en retour, qui ne participe pas à la structure circulaire que nous avons évoquée plus haut. Par conséquent, un don, un vrai don (Derrida ajouterait : « s’il y en a »), c’est-à-dire un don complètement autonome, doit, pour exister en tant que don, se produire à l’insu du donateur et du donataire. C’est en quelque sorte sa condition impossible de possibilité.

Précisons un peu cette idée. Toujours selon Derrida, la logique traditionnelle de l’échange prévoit pour le don une structure ternaire composée d’un donateur, d’un

donataire et d’un objet de la donation (le présent). Il y a par conséquent une intention de

donner qui concourt à cette structure ternaire. Pour le philosophe, « il semble, à suivre [cette] logique et notre langue courantes que cette structure ternaire soit indispensable » (DT, 23). C’est donc dire que dans cette intention du don, il y a présuppositions et attentes. Le sens commun présuppose et attend un retour du don, un contre-don. En donnant, on s’attend à recevoir quelque chose, ne serait-ce que la reconnaissance pour le don ou peut-être même seulement la simple reconnaissance de la structure du don par le donataire, sa compréhension de la manière dont est organisée symboliquement la relation d’échange. C’est là, précisément, que l’on retrouve l’impossible et la perversité du don à l’œuvre, car ce qui rend possible le don le neutralise en même temps en le renvoyant à une économie circulaire :

voici l’impossible qui semble ici se donner à penser. C’est que ces conditions de possibilité du don (que quelqu’« un » donne quelque « chose » à quelqu’« un d’autre ») désignent simultanément les conditions de l’impossibilité du don. Et nous pourrions d’avance traduire autrement : ces conditions de possibilité définissent ou produisent l’annulation, l’annihilation, la destruction du don. (DT, 24)

En effet, tout porte à croire que le don, si on le conçoit bien comme une rupture de la circularité de l’échange, participe néanmoins d’une logique du retour. Pour Derrida, « si l’autre me rend ou me doit, ou doit me rendre ce que je lui donne, il n’y aura pas eu don,

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que cette restitution soit immédiate ou qu’elle se programme dans le calcul complexe d’une différance à long terme » (DT, 24 ; Derrida souligne). En d’autres mots, le don s’annule de lui-même chaque fois qu’il se conçoit comme échange, qu’il prévoit son contre-don.