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Éléments pour une poétique de la perversité baudelairienne

1.3 L A PERVERSITÉ BAUDELAIRIENNE

1.3.2 Éléments pour une poétique de la perversité baudelairienne

Peu importe que Baudelaire ait déformé ou non la notion de Poe comme le croit Richard, qu’il l’ait élevée au rang de transcendance comme le croit Quinn, ou encore qu’il soit passé à côté de la polysémie originelle du mot « perverse » comme d’autres le croient aussi79 : le narrateur du « Mauvais Vitrier », comme Baudelaire lui-même peut-être, aime à entretenir l’ambiguïté qui entoure la notion de perversité. Ce narrateur précise bien – et en ce sens il résiste à l’analyse – que ni le moraliste (aspect moral, social, théologique) ni même le médecin (aspect pathologique, psychologique, scientifique) ne peuvent expliquer cette « énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie » (OC, 1, 285). L’effet pervers est presque toujours le résultat d’une rupture de l’enchaînement causal. Ne dit-on pas d’un effet qui n’est pas directement entraîné par sa cause qu’il est un effet pervers, c’est-à-dire une action qui s’est fatalement retournée contre son intention ? Patrick Vignoles explique que « [c]’est précisément à une causalité déviante de la volonté à cette déficience paradoxalement efficiente ou productrice d’“effets pervers”, qu’Edgar Poe [et dans le cas qui nous intéresse, Baudelaire] rapporte une série de comportements inexplicablement contraires à la raison chez l’être doué d’une volonté raisonnable80 ».

Indécidable, la perversité semble de la sorte à la fois voulue et non voulue, calculée et non calculée, hystérique et satanique, voire « homicide et suicide81 » (OC, 2, 322). Les incidences de ce paradoxe pour le texte sont multiples, Les Fleurs du mal et Le

78 Ibid., p. 164. Pizzorusso affirme : « Le rapprochement entre ces textes [Le poème du haschisch et autres

textes] (dont nous ne pouvons approfondir ici l’examen) et Le mauvais vitrier, nous paraît concluant : les “vitres de paradis” évoquent bien les mirages du haschischin. »

79 Voir à ce sujet K. Ido, « Les expressions de la perversité chez Baudelaire », Études de langue et littérature

françaises, loc. cit., p. 52-67.

80 P. Vignoles, La Perversité, op. cit., p. 107.

81 Sur ce dédoublement – tempérament homicide et suicide –, il convient aussi de se souvenir de la lecture

de Georges Blin et de retourner à Donner la mort : « [la littérature] garderait au moins ce trait que nous nommerons d’après Baudelaire : elle peut toujours apparaître comme “littérature homicide et suicide”. » (DM, 150)

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Spleen de Paris regorgent d’allusions qui organisent en fait toute l’écriture. Ainsi, le poète

se confie dans « L’Héautontimorouménos » : Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau ! (OC, 1, 78)

En réalité, dès l’adresse « Au lecteur » des Fleurs du Mal, le poète porte à l’attention du lecteur que « [c]’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !/ Aux objets répugnants nous trouvons des appas » (OC, 1, 5). Le poème « La Destruction » est quant à lui tout aussi imprégné de cet esprit de perversité :

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;

Il nage autour de moi comme un air impalpable ; Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l’emplit d’un désir éternel et coupable. (OC, 1, 111)

Il faut le souligner, ce poème aurait pu s’intituler « La volupté82 ». Il s’agit d’un « détail déjà par lui-même à charge83 », fait remarquer à juste titre Georges Blin. Par ailleurs, cette même impulsion laisse entendre que la perversité relève moins d’un beau convenu que d’une beauté encore inconnue, à venir, subversive, double et indécidable. Elle participe inexorablement de cette « jouissance de la laideur » (OC, 2 548) et du « goût de l’horrible » (OC, 2 548) qui « précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques » (OC, 2 548) dont il était question dans Choix de maximes consolantes sur l’amour. C’est de surcroît le sens des quatre derniers vers de la deuxième strophe de « L’examen de minuit » :

Nous avons, pour plaire à la brute, Digne vassale des Démons, Insulté ce que nous aimons Et flatté ce qui nous rebute84.

82 Voir la note de Claude Pichois à ce sujet (OC, 1, 1058). 83 G. Blin, Le Sadisme de Baudelaire, op. cit., p. 29. 84 Ch. Baudelaire, « L’examen de minuit » (OC, 1, 144).

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Chose certaine, dans les exemples tirés des textes de Baudelaire et de Poe, la perversité fait événement, ce qui est particulièrement probant dans Le Spleen de Paris dont la composition même repose sur l’anecdotique. N’est-ce pas l’esprit de perversité qui anime par exemple le narrateur du poème « Déjà ! » ? Celui-là même qui, ayant survécu à de longues et souffrantes journées en mer, s’exclame « Déjà ! » (OC, 1, 338) lorsqu’il aperçoit la terre promise alors que tous disent « Enfin » (OC, 1, 338) ? Il y va de même, ou presque, dans « À une heure du matin » où le narrateur récapitule sa journée :

m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain. (OC, 1, 288 ; nous soulignons)

Dans « La fausse monnaie », le complice du poète commet le « plus irréparable des vices » (OC, 1, 324). Par manque de calcul, il fait « le mal par bêtise » (OC, 1, 324) en voulant « créer un événement dans la vie [d’un] pauvre diable » (OC, 1, 324). Sur ce passage, Jacques Derrida souligne avec finesse les enjeux de l’antinomie dans Donner le

temps :

La perversion bête de l’ami, le « mal par bêtise », n’a pas consisté à faire le mal, ni à ne pas comprendre, mais à mal faire en ne faisant pas tout ce qu’il devait pouvoir faire pour comprendre le mal qu’il faisait, mais qu’il faisait en ne faisant pas tout ce qu’il devait pouvoir faire pour comprendre le mal qu’il faisait, mais qu’il faisait par cela même. (DT, 213 ; Derrida souligne)

Nous verrons très bientôt, dans les chapitres suivants, la lecture qu’entreprend de faire Jacques Derrida de ce poème.

La perversité baudelairienne – paradoxale, double, où jouent l’incident et donc l’événementiel – s’éloigne d’une vision purement psychologique, car, après tout, l’auteur la considère comme une étonnante beauté. Elle dialogue avec une conception du beau encore inconnue, voire inconcevable en ce milieu du XIXe siècle.

Le poète écrit dans ses carnets : « J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture » (OC, 1, 657). Nous n’insisterons pas longuement ici sur la

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conception baudelairienne du beau, mais il faut néanmoins en noter ici quelques principes essentiels. Rappelons d’abord qu’en 1863, dans Le Figaro, paraît Le Peintre de la vie

moderne, article dans lequel Baudelaire explique sa conception du Beau et de l’artiste.

Dans ce qui est peut-être le passage critique le plus célèbre et le plus cité du poète, Baudelaire élabore le projet suivant :

C’est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu ; pour montrer que le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit une […]. Le beau est fait d’un élément éternel, invariable […] et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour, ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. (OC, 2, 685) La démarche du poète critique d’art est, dans ce texte auquel nous reviendrons, éminemment moderne. Double, « [l]e Beau est toujours bizarre85 » (OC, 2, 578 ; Baudelaire souligne) dit aussi l’écrivain dans une formule non moins connue de « L’Exposition universelle (1855) ». Il faut bien comprendre que pour l’auteur du « Mauvais Vitrier », « l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et

la caractéristique de la beauté86 » (OC, 2, 656), tout comme ces éléments semblent aussi l’être de la perversité.

Edgar Poe proposait un mécanisme humain, psycho-logique, de la perversité. Chez Baudelaire, la notion est double, elle est investie d’une part transcendante, sublime et indissociable. Chez Kant, le beau et le sublime sont affaires d’inadéquation : indétermination de l’entendement dans le cas du beau et indétermination de la raison dans le cas du sublime87. Chez Poe comme chez Baudelaire, on note des traces de cette lutte de

85 Notons cet extrait de « Ligeia » d’Edgar Poe : « “Il n’y a pas de beauté exquise [exquisite beauty], dit lord

Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté [strangeness] dans les proportions.” » (Poe, 363 ; Poe souligne). Cl. Pichois remarque que Baudelaire fait paraître une traduction de ce conte en février de la même année (OC, 2, 1369), soit trois moins avant « L’Exposition universelle » de mai 1855.

86 Un autre extrait tiré de « Fusées ». Les exemples similaires se succèdent : « Toutes les beautés

contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, – d’absolu et de particulier. » (« Salon de 1846 », OC, 2, 493) ; « Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau. » (« Salon de 1859 », OC, 2, 616 ; Baudelaire souligne).

87 Voir « Analytique du beau » et « Analytique du sublime », dans E. Kant, Critique de la faculté de juger,

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l’esprit qui se fait à l’instar de Socrate qui cherche à déchiffrer rationnellement le sens de son daimonion sêmeion. Le narrateur du « Démon de la perversité » est inféodé à un « mobile sans motif » (Poe, 867), il n’a d’autres choix que de se servir « du mot [perversité] sans comprendre le principe » (Poe, 868). Le tout tient à la « nature impénétrable » (Poe, 868) des manifestations de l’impulsion perverse. C’est bien d’une telle lutte de l’entendement et de la raison pour la compréhension dont il s’agit lorsque ce même narrateur parle de la « violence du conflit qui s’agite en nous, de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre » (Poe, 868). Chez Baudelaire, celui qui est en proie à un épisode de perversité est en « crise » (OC, 1, 286), il ne comprend pas ce qui lui arrive : « lui-même il ne sait pas pourquoi » (OC, 1, 286). L’explication excède dans ces cas l’entendement et la raison, elle est surnaturelle au sens où elle dépasse et transcende la nature. C’est du moins ce que croient les « victimes » qui ne peuvent plus que croire, justement. Les concepts manquent et les mots aussi, les personnages agissent « pour rien » (OC, 1, 285), l’esprit est subjugué, dépourvu, devant le spectacle de ses propres « actions dangereuses ou inconvenantes » (OC, 1, 286).

Cependant, ce qui marque chez les deux auteurs une résurgence précoce d’un sublime post-hégélien88, se trouverait dans la forme in(dé)finie de ce démon lui-même innommable. Pour Kant, « [le] beau naturel concerne la forme de l’objet, laquelle consiste

dans la limitation ; en revanche le sublime se peut trouver aussi dans un objet informe89 ». Ainsi, chez Poe cette lutte de l’esprit se fait précisément « entre le positif et l’indéfini » (Poe, 868 ; nous soulignons). Dans un même ordre d’idées, le narrateur parle du démon comme d’un « nuage » qui « graduellement, insensiblement, […] prend une forme » (Poe, 869 ; nous soulignons). S’il arrive qu’il puisse identifier cette forme, ce n'est jamais que « comme la vapeur de la bouteille d’où s’élevait le génie des Mille et Une Nuits » (Poe, 869). Tout aussi impalpable chez Baudelaire, la perversité se manifeste sous forme d’énergie – le narrateur insiste sur ce terme : « une si folle énergie » (OC, 1, 285) ; « faire

88 Pour Philippe Lacoue-Labarthe, Hegel met un terme à une vieille interrogation philosophique qu’avait

lancée Platon sur le sublime en effectuant un renversement de la question : « [pour Hegel] ce n’est pas le beau qui est le premier degré du sublime, mais, bien au contraire, le sublime qui est un défaut, élémentaire, du beau » (Ph. Lacoue-Labarthe, « Sublime », dans Encyclopædia Universalis, Paris, Encyclopædia Universalis, 2008, vol. 22, p. 796).

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preuve d’énergie » (OC, 1, 285) ; « espèce d’énergie » (OC, 1, 285) –, c’est-à-dire précisément ce qui n’a pas de forme et qui la prend. Les démons dans ce poème « se glissent en nous » (OC, 1, 286) comme celui de « La Destruction » qu’on « avale » et qui « emplit » (OC, 1, 111). En outre, la fumée, qui n’est jamais loin chez Baudelaire, caractérise deux exemples de perversité dans ce poème, que ce soit celle d’un feu ou d’un cigare.

Cette lutte de l’esprit, pris au dépourvu, de même que tout ce qui a trait à l’informe dans ces textes, contribuent certes à rendre l’impulsion plus « mystérieuse » et plus « inconnue » (OC, 1, 285), mais en dévoilent aussi dès lors tout ce qu’elle a de sublime à juste titre90.

De plus, cette nature exogène et transcendante de la perversité n’exclut en rien une nature endogène : peut-être même s’agit-il d’une double nature. La perversité, le j’agis

parce qu’il ne le faut pas, semble suivre un principe de double bind, c’est-à-dire d’une

double injonction contradictoire91. L’action humaine perverse surgit inévitablement d’une

force intérieure (endogène). Toutefois, pour qu’elle soit digne de ce nom, cette force intérieure doit arriver, ou sembler arriver, depuis une extériorité (exogène) transcendante, irrésistible, incalculable. Il est possible, dès lors, que la perversité s’accorde avec une conception baudelairienne du Beau, que nous savons toujours double, étonnant et bizarre. Le moteur irrésistible de l’action perverse n’est plus seulement une contradiction intrinsèque à l’homme, mais une véritable force invincible, énergie simultanément créatrice et destructrice, qui dépasse le cadre de la machine psycho-biologique. Il relève et

90 Pour Derrida qui clôt Donner le temps sur ce poème de Baudelaire, « Les plaintes d’un Icare » est un aveu

du poète : « Chose rare aujourd’hui, et la “modernité” de Baudelaire a la belle insolence de nous y rappeler encore, il ne croit pas davantage au sublime, il ne lui fait aucun crédit » (DT, 216). Derrida a en tête ces vers où, propose-t-il, le poète se range du côté du beau aux dépens du sublime : « Et brûlé par l’amour du beau,/ Je n’aurai pas l’honneur sublime/ De donner mon nom à l’abîme/ Qui me servira de tombeau. » (OC, 1, 143)

91 La théorie du double bind a été développé par Gregory Bateson en 1956 dans le cadre plus large d’une

théorie générale sur la schizophrénie. Il y a double bind quand, entre deux fortes contradictions, l’obligation de l’une contient l’interdiction de l’autre et l’impossibilité de fuir la situation (La Double Contrainte. L’influence des paradoxes de Bateson en sciences humaines, Jean-Jacques Wittezaele (dir.), Bruxelles, Éditions De Boeck Université, coll. « Carrefour des psychothérapies », 2008). Chez Jacques Derrida, le maintien d’une vive possibilité de tension dans une contradiction ou un paradoxe (par exemple : « je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1996, prière d’insérer) permet d’aller au cœur même de ce qui est le plus indécidable et d’en faire le moteur de la réflexion.

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engage en ce sens l’idée même du beau comme retournement, malfaçon ou corruption, toujours paradoxal. Dans Donner la mort, Derrida parle d’ailleurs d’une forme de « paradoxie réglée92 » (DM, 151) chez Baudelaire. En ce sens, et à plus forte raison, la perversité baudelairienne se révèle toujours sous l’angle du paradoxe, mais cette fois du paradoxe concilié où, le cas échéant, le poète peut enfin trouver « dans une seconde l’infini de la jouissance » (OC, 1, 287).