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I 3 Le retour de la lecture à haute voix et son corollaire, écouter lire À partir de la seconde moitié du XX è siècle environ, en France, nous sommes dans un

monde où la lecture silencieuse est globalement acquise par tous : l’apprentissage de la lecture à l’école aboutit normalement à cette maîtrise. Savoir lire c’est savoir lire en silence, sans le secours de la voix. Cela ne signifie pas pour autant que la voix haute est abandonnée, elle se fait toujours entendre dans les lieux de culte et dans le système éducatif, primaire et secondaire, et supérieur ; avec des fluctuations dans les usages qui ont varié selon les politiques de l’éducation nationale, les méthodes d’apprentissage de la lecture, et les choix des enseignants. Tandis que dans les lieux publics (dans les gares et les trains, dans les parcs), dans les bureaux ou autres lieux de travail, dans les cafés, on lit en silence. À la maison aussi les enfants aiment à lire sans faire de bruit, à se faire oublier, ce qui n’exclut pas, selon les milieux et les traditions, l’usage de leur demander de réciter leurs leçons ou de lire à haute voix un chapitre de leur livre. Nous avons pourtant des exemples dans la littérature du début de ce siècle du maintien de la lecture à voix haute dans des milieux lettrés, de culture protestante ou pas : André Gide (dans

Si le grain ne meurt) ; Valery Larbaud qui lisait parfois à voix haute pour lui-même a donné

des lectures publiques, en France et à l’étranger, qu’il décrit avec humour dans sa

Correspondance avec Adrienne Monnier. Plus généralement cette pratique est partagée par les

auteurs de la NRF. On découvre à la même époque beaucoup de scènes de lecture sonore dans les romans de Virginia Woolf. Cette tradition, qui se maintient encore dans les milieux littéraires et universitaires, est ignorée de la majorité des lecteurs contemporains, d’autant que la diffusion du livre de poche et la présence des bibliothèques facilitent l’accès au livre : partout, ceux qui aiment lire le font bouche cousue.

De façon plus ou moins concomitante on assiste à une première série de changements très importants dans le domaine des échanges et des communications, et du loisir, touchant directement la sphère privée. L’arrivée de la radio et du téléphone, puis de la télévision dans la vie de tous les jours introduit une autre dimension orale dans les rapports de la vie sociale et de la vie privée. Le son, et en particulier celui de la voix, y trouve une place de choix : l’usage du téléphone permettant de se parler de vive voix à distance,180 tandis que la radio fait entrer

180 L’usage généralisé du téléphone a eu des effets sur l’abandon progressif des correspondances écrites, entraînant

chez certains la perte de la capacité à écrire, faute d’occasion, faute d’entraînement. Je l’ai observé à la campagne chez des paysans ou des artisans peut-être faiblement scolarisés, près de chez moi, en Gironde. Je l’ai rencontré aussi dans ma propre famille. L’usage de l’écriture s’est quasiment perdu, il n’était pas requis ou si peu, dans la vie quotidienne et professionnelle, alors que la lecture s’est plus ou moins maintenue : « mon père ne savait pas écrire mais il lisait Le Monde », me confie un proche. Malgré la distance d’un siècle au moins, je rapproche ces

d’autres voix dans la cuisine ou la salle à manger, des voix qui deviennent familières, avec lesquelles on a rendez-vous à des moments précis de la journée (pour écouter une émission ou le feuilleton radiophonique). Puis la télévision introduit des voix et des images associées : la parole afflue du monde entier et des programmes de divertissement (comme au cinéma) retiennent la famille autour du poste magique. Au cours des années 1960-1970 les émissions de variétés, les films et feuilletons sont commentés le lendemain matin sur les lieux de travail (le succès de Belphégor) ; comme aujourd’hui avec les « séries ». Enfin l’arrivée d’Internet et des outils portables, et le tout numérique, avec ses capacités exponentielles de développement, transforment en profondeur les usages et les rapports à l’écrit, et à la lecture (l’addiction au smartphone comme l’héritière de la lecture silencieuse).

C’est dans un tel contexte, complexe et contradictoire, de transformations affectant notre rapport au monde, notre rapport aux autres, vers les années 1980, qu’on commence à parler de lectures « oralisées » ; tandis que la lecture individuelle comme pratique culturelle perd de son pouvoir d’attraction et qu’on déplore la diminution des « grands lecteurs ». Le livre se trouve de plus en plus concurrencé par d’autres offres culturelles. Bien plus, il cohabite aujourd’hui avec des images et du son (musique ou voix humaine) sur le même support - l’ordinateur ou la tablette, ou le smartphone -, invitant au passage de l’un à l’autre avec une grande facilité (le zapping). On peut lire des textes littéraires sur nos écrans en mode numérique ; on peut aussi les écouter lire, ou les regarder et écouter lire en consultant des vidéos. Il y a des adeptes de l’écoute à la radio où des comédiens font des lectures (qu’on peut ensuite « post-caster »), et de l’écoute de livres-audio (par exemple en voiture).181 La rencontre

avec les œuvres se fait par le truchement de la voix d’un autre : un usage longtemps destiné aux seuls aveugles, à ceux qui ne pouvaient pas lire eux-mêmes.

Ne faut-il pas apposer, et opposer ici, les ambiguïtés du retour tant vanté de la lecture à haute voix aux dangers supposés de la lecture silencieuse ? Précisément parce qu’on ne peut plus l’expliquer aujourd’hui par les mêmes motivations moralisatrices qui ont prévalu aux siècles passés, mais peut-être par d’autres formes de séduction ou même d’oppression. Il est difficile aujourd’hui de regarder la lecture à haute voix comme étant plus vertueuse : n’est-elle

constats de ce que j’ai lu dans le chapitre IV - 3 du livre de François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire, Tome I, « Lire seulement » pp. 199-228. En particulier le témoignage écrit d’un instituteur qui raconte les difficultés de ses parents devant l’écriture (p. 226-228).

181 On m’a cité l’exemple d’un directeur d’établissement public qui a écouté lire À la recherche du temps perdu

pas susceptible, comme la lecture visuelle, de laisser libre cours à l’imagination et à des sentiments excessifs ? À des erreurs d’interprétation ? Et peut-être plus rapidement encore, à l’oubli ? D’autre part dans ce mode de commerce avec les textes, il est urgent de considérer deux points de vue : celui du Lecteur et celui des « écouteurs ». Or, si nous disposons de discours sur les motivations et les arguments en faveur de la lecture à haute voix, publique, en particulier de la part des Lecteurs sonores ou des organisateurs, en revanche, nous sommes davantage dans le flou concernant la réception personnelle de ceux qui écoutent lire ou assistent à des lectures publiques. Pour tenter de mieux comprendre ce « retour » des lectures publiques, et d’en distinguer quelques traits, nous proposons un détour par les discours et les pratiques de lecture à haute voix dans l’enseignement, avant de procéder à un premier repérage des pratiques culturelles à part entière que constituent actuellement les lectures publiques. Malgré leur hétérogénéité et la variété des formes qu’elles prennent, des lieux qu’elles investissent et l’abondance des discours qu’elles produisent - dans le halo d’actualité qui nous les signale -, nous pouvons les caractériser et les classer en fonction du profil des Lecteurs sonores qui les donnent. C’est une ébauche de typologie qui s’impose sans doute.

I - 3 - 1 - Place et pratiques des lectures à haute voix dans les institutions éducatives.

Au cours d’un entretien entre Bruno Racine et Umberto Eco au sujet de la lecture et du livre numérique, le premier propose de revenir à « la lecture lente » : « l’apprentissage de la lecture pourrait faire contrepoids aux possibilités infinies, mais fragmentaires du numérique » (afin de lutter contre la logique du « zapping, l’accès direct et rapide ») ; tandis que le second suggère que « l’une des conquêtes de la civilisation de demain sera peut-être de ressusciter la lecture à voix haute ».182 Nous avons là un exemple et un résumé des débats qui traversent

aujourd’hui les communautés de chercheurs et d’enseignants sur la question de la lecture et de ses pratiques. Or la lecture à haute voix, « ressuscitée » ou pas, est déjà une réalité, un geste que pratiquent des enseignants, notamment dans l’enseignement secondaire.

Des initiatives de lecture à haute voix, et de lectures publiques

Des témoignages d’enseignants, recueillis au sein des CRDP (Centre Régional de Documentation Pédagogique), font état non seulement des usages qu’ils font de la lecture sonore avec leurs élèves, mais aussi de leurs réflexions sur les techniques ou manières de lire à voix haute, et sur la place qu’il convient de leur donner. En voici quelques exemples

182 Revue L’express du 15 octobre 2009

sélectionnés (parmi les très nombreux témoignages consultables sur Internet), faisant état de points de vue différents. Un premier document intitulé « la lecture à voix haute » s’ouvre sur une mise au point importante :

« La lecture à voix haute ouvre la voie à des perspectives didactiques passionnantes à condition que l’enseignant renonce à l’idée que la lecture à voix haute sert avant tout à vérifier des compétences de lecteur. En revanche, elle doit devenir un objet d’apprentissage en soi et au-delà le support d’une expérience esthétique. »183

Lire à voix haute n’est donc pas considéré ici comme pratique d’apprentissage de la lecture ou « déchiffrage sonore ». Tout au contraire, cette pratique requiert un préalable : que les élèves concernés soient des lecteurs. L’auteur précise que cette activité complexe demande tout un travail de préparation, car il faut se dégager des obstacles que sont les « machines à stéréotypes » acquises, tels le respect automatique des signes de ponctuation et de la notion de « ton ». Il faut au contraire s’écarter de ces carcans, c’est-à-dire des « codes scolaires », pour « se nourrir des techniques utilisées par les acteurs ». Il est question par exemple de déplacer l’énergie du texte vers « la relation à l’auditoire » et jouer sur la variation : « on peut montrer aux élèves que ce ne sont pas les mêmes mots du texte qui sont mis en valeur alors qu’une lecture induite par le ton entraîne une uniformisation ». Plus encore « il faut travailler sur la posture du Lecteur et sur la forme », il est alors question de faire participer tous les élèves à des « exercices en chœur », à « la recherche de bruitages ou d’accompagnements musicaux », de jouer sur l’espace et de « placer des accessoires qui peuvent être manipulés par un servant de scène » etc.

Dans un autre exemple, dans le primaire cette fois, l’enseignant propose un « petit atelier de lecture à voix haute », prenant appui sur un texte court, pour 12 à 18 élèves maximum, regroupés par trois. L’exercice se déroule en trois séquences successives.184 Il s’agit de répondre

à des questions sur le texte puis de désigner un Lecteur et de décider « du mode de lecture à voix haute » ; chaque petit groupe proposant alors sa lecture aux autres « en toute liberté ». L’enseignant auteur de l’exercice organise toute une progression en introduisant des variantes - par exemple l’utilisation d’accessoires (une chaise, un pupitre de musicien, un chapeau haut de forme etc.) -, de façon à faire participer tous les élèves, chacun devenant tout à tour le

183 Martine Lorimier, CRDP Aix-Marseille, http://eprofsdocs.crdp-aix-marseille.fr/La-lecture-a-voix-haute.html,

7/02/2005.

184 L’exercice est proposé par Michel Vigier, « Texte libre » dans Histoires pressées de Bernard Friot, Milan poche

Lecteur. Il y a donc beaucoup de discussions entre eux en particulier sur l’utilisation des accessoires. La consigne est que la lecture doit être « expressive » : il est mentionné par exemple que « le Lecteur à voix haute est un acteur, il doit disposer d’un espace scénique même réduit » distinct de celui où se tient l’auditoire ; « il doit s’adresser au public donc son regard doit sans cesse aller du texte au public ». Il y a aussi des incitations à l’invention : le Lecteur « peut jouer du volume de sa voix, de sa hauteur, de son timbre, de l’accentuation de mots ou de groupe de mots, du débit, du rythme donné, de pauses ou silences, de commentaires sonores, du choix d’un accent … ».

Dans ces deux exemples la lecture sonore de l’acteur est prise pour modèle, dans le but probable de rendre l’exercice plus ludique, afin de susciter l’imagination des élèves et de les faire tous participer. En arrière plan il y a l’idée que les élèves plus à l’aise à l’oral qu’à l’écrit peuvent se valoriser ainsi et, peut-être, engager un meilleur rapport à la lecture (sous-entendu la pratique de la lecture silencieuse). Il est vrai que l’exemple et l’usage d’une certaine liberté d’invention préconisés, en donnant en quelque sorte l’autorisation d’une approche personnelle du texte lu, par l’expression de ce qui est senti et compris, rendent la lecture plus attirante. Et les discussions en groupe peuvent stimuler les timides ou les faibles lecteurs, les aider à se libérer de leurs blocages en découvrant le plaisir d’écouter lire les autres, en participant à des exercices en groupe et en chœur, et peut-être en racontant leur propre lecture sans être préoccupé par la nécessité d’avoir fait la bonne lecture. Il est notable que dans les deux exemples il est question de liberté et de libération. Mais ces exercices ou pratiques de lecture à haute voix, faits en commun et plus ou moins théâtralisés, donnent-ils ou redonnent-ils le goût de la lecture individuelle aux adolescents ? Nous n’en savons rien.

Or c’est principalement pour des jeunes qui arrivent en fin de collège et au lycée - « car c’est l’âge où se manifeste le plus un certain désintérêt pour la lecture » - que des professeurs et documentalistes de l’académie de Rennes veulent développer la lecture à voix haute. Au cours d’un entretien, Marylène Conan (« professeur de lettres et conseillère relais aux bibliothèques de Rennes pour la lecture ») précise d’emblée qu’il y a du chemin à faire. Car lorsque les enseignants pratiquent la lecture à voix haute avec leurs élèves celle-ci, dit-elle, est essentiellement considérée en tant que « support de l’explication de texte à faire ». Un exercice qui figure à l’épreuve orale de français du baccalauréat au cours de laquelle les candidats doivent faire une « lecture correcte et expressive » précédant l’explication. Cette lecture à voix haute de la totalité, ou d’un extrait, du texte choisi par l’examinateur (même lorsqu’elle n’est plus mentionnée dans la description des épreuves au cours de ces dernières années) est toujours

prise en compte dans les critères d’évaluation, car elle fait partie intégrante de l’explication de texte. Or, Marylène Conan dit qu’il y a une grande différence entre cet exercice, qualifié de « simple lecture », et « la lecture à haute voix conçue comme une activité à part entière ». Elle veut ainsi témoigner d’une pratique et préciser ce qu’elle appelle « la mise en voix d’un texte » :

« Cela consiste à faire vivre un texte devant des auditeurs (qui n’ont pas forcément celui-ci sous les yeux), à faire de la lecture une véritable activité qui demande du travail et une très bonne connaissance du texte puisqu’on en fait émerger le sens. C’est aussi une manière de faire surgir des images dans la conscience des auditeurs […], de mettre en évidence un style, un rythme, une respiration. » 185

En parlant de « véritable activité » l’enseignante veut mettre l’accent sur le travail préparatoire de diction et sur la présence d’auditeurs. Après avoir été initiés à « une technique de mise en bouche puis de lecture » par la documentaliste, des élèves de seconde et de première ont donné des lectures hors les murs : dans un café ; puis en participant au Goncourt des lycéens, « ils ont lu des extraits de textes lors des journées de rencontre avec les écrivains ». Il y a eu aussi l’enregistrement d’un CD de lectures, avec une classe de seconde, pour la manifestation « Étonnants Voyageurs » ; et une lecture donnée dans une bibliothèque (il est prévu d’en faire une dans une maison de retraite). L’enseignante qui parle ici est attentive au travail collectif, elle stimule la lecture « à plusieurs voix » pour apprendre à ses élèves à travailler ensemble et prendre ainsi conscience des « différences de timbre et de hauteur de voix ». Et cela n’est possible que par un travail soutenu : c’est ainsi qu’on entre dans un texte dit-elle « à force de le travailler, de le dire. Je suis vraiment persuadée que c’est une manière d’aborder l’esthétique d’un auteur » (elle donne l’exemple de la lecture d’extraits des Liaisons dangereuses). Il n’est pas question ici d’imiter les techniques des acteurs ; on espère simplement que la lecture à voix haute, en se détachant de l’exercice canonique de l’explication de texte, ouvre plus largement à la littérature, au plaisir de la rencontre avec les grands textes. Dire et redire à voix haute les mots et les phrases de Laclos : les mettre dans sa bouche, les goûter, pour ensuite les exprimer, en distiller les subtilités et les nuances, les faire parler donc, c’est bien faire l’expérience d’un rapport plus intime, à la fois physique et spirituel au texte. On se rend compte en lisant cet entretien que l’objectif recherché ne s’arrête pas à la réalisation d’une prestation sonore mais vise l’accession à un niveau supérieur de compréhension et de sensibilité à la chose littéraire et

185 « Pourquoi pratiquer la lecture à voix haute avec des élèves ? », site internet « Savoirs CDI, outil pédagogique »,

au plaisir de le transmettre (le plaisir éprouvé par les élèves lors de leur lecture d’extraits des

Liaisons dangereuses dans un café où ils ont été écoutés).

Dans le film Nous Princesses de Clèves, il est aussi question d’une expérience conduite dans le cadre de l’Éducation Nationale, au sujet d’un grand texte de notre patrimoine littéraire.186 Un texte sur lequel s’expérimentent des pratiques de lecture à haute voix, c’est-à-

dire le corps à corps d’adolescents avec une langue qui leur est quasiment étrangère, difficile à dire parce que difficile à pénétrer, à dévider. Leur corps et leur esprit apprennent peu à peu à l’apprivoiser.187 Mais dans Nous Princesses de Clèves la démarche va plus loin, elle est plus

complète. En effet, l’atelier mis en place ouvre tout grand la perspective en donnant à voir et à se représenter le monde historique et artistique dans lequel est enchassé le roman : au cours du tournage toute l’équipe se rend à Paris. C’est la visite de la galerie des portraits au Louvre où les élèves donnent « l’impression qu’ils sont chez eux, qu’ils connaissent intimement les personnages de l’histoire » ; puis à la Bibliothèque Nationale où le groupe est reçu par Jean- Marc Chatelain, Conservateur de la réserve des livres rares, qui leur présente et commente la première édition du roman, richement ornée. Et c’est aussi, en parfait contraste, le monde qui est le leur, ici et maintenant : avec les scènes qui se déroulent dans leur ZEP, dans leur lycée et en plein air ; et les trois scènes avec des parents filmées chez eux. Pour avoir vu ce film deux fois je puis dire que les lectures ou récitations effectuées par ces jeunes gens sont tout à fait