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II 2 L’auteur en lecteur public : « la voix de l’autorité » ?

Les poètes lisent donc. On a vu que l’auto-lecture a une origine très ancienne et fait partie du geste créatif. Depuis quelques décennies, viennent s’y ajouter d’autres écrivains - des romanciers - qui lisent eux aussi leurs œuvres devant un public. Ils reconduisent, mais en les détournant, c’est-à-dire en rendant publiques ces pratiques, les gestes de leurs aînés qui se lisaient entre eux dans des cercles ou cénacles plus ou moins privés ; des lieux d’élection où se nouaient des affinités, où se rencontraient et se découvraient des écrivains, des lettrés, par exemple aux Lundi de Mallarmé. Par la suite, au début du XXè siècle, « La Maison des Amis des Livres » d’Adrienne Monnier, et la « Shakespeare and Company » de Sylvia Beach - à la fois librairies, cabinets de lecture et bibliothèques de prêt, situées de part et d’autre de la rue de l’Odéon à Paris, ouverts sur la rue, ouverts au public -, n’étaient pas pour autant des « bibliothèques pour tous ». Pendant la période de l’entre-deux-guerres, dans ces hauts lieux de la vie littéraire, se sont croisés beaucoup écrivains, français et étrangers ; on y donnait des lectures et des conférences. Dans le livre de Laure Murat, Passage de l’Odéon, une photographie montre Paul Valéry lisant Mon Faust chez Adrienne Monnier.308 Les écrivains se

lisaient aussi les uns les autres, et les uns aux autres : Valery Larbaud y a donné une conférence sur Ulysses (avant sa publication mouvementée) avec lecture d’extraits - « Circé » en anglais par un comédien, et « Pénélope » par Larbaud -, séance organisée en présence de James Joyce. Une accessibilité limitée donc, et un rapport de réciprocité, entre pairs.

Aujourd’hui l’écrivain est sorti de sa tour d’ivoire. Et cette forme de démocratisation que représentent les lectures publiques rencontre l’intérêt de différents publics. Mais pour des lecteurs (lecteurs silencieux) qui découvrent ce mode de rencontre avec des textes narratifs et n’ont pas, ou plus, l’habitude d’écouter quelqu’un lire à voix haute (que ce soit des proches ou à la radio), l’expérience peut être troublante, voire éprouvante. Car pour se rendre réceptif à la lecture d’un autre il faut pouvoir mettre à distance ses habitudes lectrices - acquises dès l’enfance avec la capacité à lire en silence, puis façonnées et entretenues par une pratique régulière et solitaire dans le for intérieur. Alberto Manguel résume bien cette situation dans Une

histoire de la lecture :

« Permettre à autrui de prononcer pour nous les mots lus sur une page constitue une expérience beaucoup moins personnelle que tenir le livre et découvrir le texte de nos propres yeux. Le fait de nous en remettre

308 Laure Murat, Passage de l’Odéon, Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-

deux-guerres, Paris, Gallimard « Folio », 2003. Dans les pages centrales la photographie montre Valéry entouré

à la voix du lecteur - sauf lorsque la personnalité de l’auditeur est prépondérante - nous prive de la capacité d’attribuer au livre une certaine allure, un ton, une intonation unique pour chacun. L’oreille s’en trouve condamnée à la langue d’un autre et une hiérarchie est ainsi établie (parfois manifestée par la position privilégiée du lecteur, sur un siège à part ou placé sur un podium), qui met l’auditeur à la merci du lecteur ».309

Qu’en est-il lorsque c’est l’écrivain lui-même qui lit son livre à voix haute ? Cette prestation est maintenant proposée à tout écrivain et à tout auditeur spectateur. À notre époque il suffit d’aller à des manifestations publiques (salons du livre, foires du livre, festivals divers) ou à des rencontres littéraires, dans les librairies ou des bibliothèques par exemple, pour approcher des écrivains. Les maisons d’édition y présentent et vendent leurs livres, et les auteurs y participent : outre les séances de signature, ils donnent des entretiens, et souvent des lectures ; et ils sont présents sur les plateaux de télévision et sur les radios. Hormis quelques rebelles, les écrivains sont devenus des personnages publics, ils doivent se faire voir et entendre, au même titre que d’autres créateurs (compositeurs, peintres, cinéastes, chorégraphes) ou interprètes (musiciens, acteurs, danseurs) : c’est devenu une composante de leur état. Mais en lisant publiquement des extraits, ou parfois le texte entier, de son livre, l’écrivain s’en fait l’interprète. Il n’est plus l’Auteur, tel que Roland Barthes l’a défini, mais un auteur en chair et en os, présent sur le devant de la scène, répondant aux questions et lisant lui-même. Ce « corps qui écrit », et parle, n’est donc pas mort pour donner naissance au lecteur ; pas plus que le lecteur n’est « un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; […] seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit ».310

Ce moment de la critique barthienne (marquée par le puritanisme propre au structuralisme et à la linguistique), où l’écriture triomphe comme neutre - ce « noir-et-blanc où vient se perdre toute identité » -, nous paraît bien loin après la rupture opérée en particulier avec

Le plaisir du texte et Roland Barthes par Roland Barthes. À ce sujet Éric Marty précise que la

notion de « plaisir » chez Barthes ne désigne pas l’abandon, ou la complaisance, la notion au contraire a « une amplitude conceptuelle », « une vertu équivalente à l’épochè » : « le plaisir est ce qui suspend chez le sujet son "moi naturel", l’éthos du plaisir est méthode subjective de connaissance et d’existence ». Il ajoute que dans Le plaisir du texte « le fragmentaire est aussi, en tant que structure, l’abri du subjectivisme. Et cela est vraiment nouveau pour Barthes, du

309 Alberto Manguel, « Ecouter lire », in Une histoire de la lecture, Paris, Actes Sud, 1998, page 153. On suppose

que « la personnalité de l’auditeur » fait allusion à Borges (à qui Manguel a fait la lecture).

moins de manière aussi affichée - et pour la constellation intellectuelle à laquelle il appartient. »311

Aujourd’hui, la recherche et la critique littéraires, tout en se consacrant à l’étude de l’objet texte, s’intéressent au processus de la création littéraire, non seulement à sa genèse au travers des traces manuscrites, mais à ce qu’en dit l’auteur lui-même : on est attentif à sa parole vive (les entretiens littéraires), à sa présence dans le monde, à son histoire personnelle dans l’histoire contemporaine, autrement dit au tissage, plus ou moins serré, plus ou moins lâche, qui croise la vie et la création. Dans ce même mouvement des écrivains participent à des journées d’étude ou colloques qui leur sont consacrés. C’est pourquoi nous regardons avec intérêt l’exposition Claude Simon, l’inépuisable chaos du monde sur « la création littéraire » dans une grande bibliothèque publique.312 Elle nous ouvre la porte de l’atelier de l’écrivain où

nous retiennent en particulier les documents et dessins préparatoires à la composition de La

route des Flandres : on est soudainement plongé dans le roman à la vue d’un plan colorié, tel

un synopsis avec les séquences numérotées, et fasciné par le tracé de la « route » signalant les endroits importants (là où git le cheval mort, là où Reinach est abattu, la ferme etc.) et le nom des personnages. L’exposition nous montre aussi des documents plus personnels, une vidéo où Réa sa compagne et collaboratrice donne sa vision des chemins de la création chez Simon, et une autre où nous voyons l’écrivain lui-même lisant ses conférences. Un grand nombre des lectures publiques actuelles faites par des auteurs sont à situer dans ce mouvement d’ouverture et de recherche. Nous les inscrivons dans le sillage de celles que de grands écrivains, leurs prédécesseurs, ont données au cours des siècles précédents.

311 Éric Marty, Roland Barthes, Le métier d’écrire, Paris, Seuil « Fiction & Cie », 2006, pages 158 et 164. 312 Bibliothèque Publique d’Information, Centre Pompidou, Paris, du 2 octobre 2013 au 6 janvier 2014.

II - 2 - 1 - Dickens et Rousseau en Lecteurs publics.

Dans ce rôle, l’écrivain-lecteur-de-ses-œuvres, la palme revient sans conteste à Charles Dickens. Romancier célébré de son vivant dans un siècle qui fut l’apogée du roman, il entretenait sa notoriété par les lectures qu’il donnait en véritable professionnel, dans des lieux très divers, de façon à toucher toutes les couches de la société victorienne. Alberto Manguel, s’attache à ce cas étonnant : Dickens, nous dit-il, faisait des tournées de lectures et s’y préparait. Il travaillait sa diction et ses gestes, notant dans les marges de ses « livres de lecture » des consignes pour son interprétation, aux seules fins de provoquer les effets recherchés. Il aimait faire ces lectures où il mettait son expérience de comédien au service de son activité d’écrivain ; à moins que ce ne fût, à l’occasion, l’inverse.

« Sa version du texte - le ton, l’emphase, jusqu’aux suppressions et amendements destinés à mieux adapter l’histoire à l’expression orale - convainquait tout le monde qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule et unique interprétation […] Dickens lisait dans des entrepôts, des salles de réunion, des librairies, des bureaux, des halles, des hôtels et des pavillons de villes d’eau. Devant un pupitre élevé, devant un plus bas ensuite, pour permettre à ses auditeurs de mieux voir ses gestes, il les encourageait à s’efforcer de ressembler à un “ petit groupe d’amis réunis pour entendre raconter une histoire.” Le public réagissait comme Dickens le souhaitait ».313

Le pouvoir de « l’auteur en lecteur » est manifeste. Si des spectateurs ont lu le livre ensuite on peut supposer qu’ils l’auront fait avec le souvenir de l’histoire telle que racontée par Dickens qui lisait en se faisant conteur, « comme si les romans eux-mêmes parlaient par sa bouche ». Il a d’ailleurs continué à jouer au théâtre, épisodiquement, alors qu’il était un écrivain célèbre (il a mis en scène Les joyeuses Commères de Windsor, où il jouait le rôle du juge Shallow ; il a joué aussi dans des pièces de son ami Wilkie Collins). Cette habitude du jeu explique sans doute sa façon de lire : il s’amusait avec son public. Après les « lectures publiques charitables » de ses contes de Noël, devant un public d’ouvriers par exemple, Dickens a organisé de véritables tournées où ses lectures, devenues payantes, obtenaient un grand succès. D’après le tableau chronologique établi par Pierre Leyris on voit que ces prestations se maintiennent tout au long de sa carrière et jusqu’à sa mort : il fait des lectures de « condensés de ses romans et de ses contes » - en 1858, à Londres, en province, en Ecosse et en Irlande -, « avec un remarquable génie de lecteur, et non sans succès et un profit considérable ». Après le succès de son roman De Grandes Espérances, Leyris note que ces lectures « deviennent une drogue pour Dickens en même temps qu’elles sont une source de gain rapide » : ainsi son

voyage en Amérique, en 1867-1868 où il donne quatre-vingt lectures « triomphales » dans les grandes villes de la côte Est ; et malgré l’effort démesuré que cela lui demande il continue à son retour :

« Les lectures publiques, qui semblent à présent former la trame de sa vie, se poursuivent à Londres, puis en Irlande, puis dans l’Ouest de l’Angleterre, puis à Glasgow et Edimbourg : Dickens y inclut désormais la scène du meurtre de Nancy dans Oliver Twist, scène dans laquelle il atteint le comble de l’horreur et pour laquelle il a une prédilection particulière ».314

Il lisait ainsi, en public, par goût - goût du verbe, goût du jeu -, pour faire vivre ses personnages et, qui sait, pour revivre peut-être l’acte de leur création : pour se retrouver « en face » d’un écrivain nommé Dickens ? Il y a là quelque chose de tout à fait singulier par la persistance et l’ampleur de la tâche, comme si le lien qui unissait l’écrivain à son œuvre, aux créatures de ses romans ou contes, ne pouvait être relâché ; comme s’il ne pouvait les abandonner aux seuls lecteurs silencieux, mais régulièrement, les ressusciter lui-même. Plutôt qu’une interprétation, nous y voyons une reviviscence, un transport au plus près de ce qui fut écrit : le scripteur lit en se souvenant. Dickens a d’ailleurs créé des personnages de Lecteurs auxquels il prête quelque chose de son talent de comédien ; par exemple, et sur un mode caricatural, dans De grandes espérances, quand Wopsle, l’incorrigible chantre, toujours fier de faire entendre sa voix, lit au cabaret, sous le regard de Pip :

« Un groupe de villageois faisait cercle autour du feu des Trois bateliers, écoutant d’une oreille attentive monsieur Wopsle lire le journal à haute voix. J’étais de leur nombre.

Un meurtre retentissant venait d’être commis et monsieur Wopsle baignait dans le sang jusqu’aux sourcils. Il se délectait aux horribles épithètes de la description et s’identifiait à chacun des témoins de l’enquête. Il gémissait faiblement : “C’en est fait de moi” comme la victime, il rugissait férocement : “Je vais te régler ton compte” comme le meurtrier. … Le coroner, entre les mains de monsieur Wopsle, devint Timon d’Athènes ; l’appariteur, Coriolan. Il s’amusait énormément et nous étions tous enchantés. Nous en vînmes ainsi confortablement au verdict d’homicide volontaire. »315

Mais la scène change du tout au tout lorsque la voix d’un étranger, « une expression de mépris sur le visage », vient à s’élever dans la salle pour critiquer la prestation de Wopsle et saper ainsi le contentement du public. Avec « un air d’autorité incontestable » cet inconnu s’attache à démontrer que Wopsle, en omettant de lire un passage (où il était écrit que le

314 Pierre Leyris, « Tableau chronologique de la vie de Dickens » in, Dickens, Souvenirs intimes de David

Copperfield, De grandes espérances, traduction Pierre Leyris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,

1954, page XL.

prisonnier, sur les conseils de son avocat avait réservé sa défense), travestit la vérité, trompe ses auditeurs et commet un acte répréhensible en déclarant coupable un présumé innocent.316

Et alors, au fur et à mesure qu’il développe son argumentaire et mène son interrogatoire auprès du pauvre Lecteur dépossédé de son succès, on assiste à un complet retournement de l’auditoire : « nous commençâmes tous à avoir une assez piètre opinion de lui » ; puis comme il est démontré qu’on ne leur avait pas tout lu, Wopsle devient « un homme plein de subterfuges », dont le « vrai caractère se dévoilait » ; et pour finir ils sont tous « fermement convaincus » que leur vedette « ferait mieux d’interrompre sa désastreuse carrière avant qu’il ne fût trop tard ». Devant un public d’habitués (dont la plupart sont illettrés), la scène oppose deux mondes : celui du jeu théâtral et de l’imagination (avec ses effets spectaculaires) et celui de la rhétorique, de l’habileté de l’avocat. Nous avons là une communauté soudée, impressionnable, habituée à réagir à l’unisson, et la démonstration des potentialités manipulatoires de la lecture à voix haute.

On relèvera d’abord que les effets dramatiques de Wopsle sont très proches de ce que Dickens lui-même pratiquait dans ses lectures publiques : c’est la réponse de l’acteur à l’appel du texte, le besoin irrépressible d’incarner les personnages, par la voix et par les gestes ; d’éprouver le pouvoir enivrant de susciter l’émotion ou le rire, de « tenir » son auditoire. Mais si le chantre ne connaît bien que certaines ressources de l’actio, l’étranger, lui, déploie une habilité autrement redoutable : il procède à une véritable plaidoierie en usant de toutes les ressources de la rhétorique et sollicite davantage l’ethos que le pathos, mettant en avant son devoir d’éclairer les villageois. On relève aussi - et c’est tout le sel de la scène - que ce public se révèle aussi malléable, aussi influençable, face à l’argumentation de Jaggers qu’il l’a été à la lecture de Wopsle ; aussi captivé par le déploiement de l’art oratoire de l’avocat que par l’interprétation sur-dramatisée du Lecteur. En connaisseur de ces situations Dickens nous donne là, avec humour, une démonstration intéressante du pouvoir de celui qui maîtrise la langue, notamment lorsqu’il y a un déséquilibre total entre les deux parties : entre des écoutants confiants et le Lecteur ou l’orateur. Il y a dans cet épisode l’aveu, par l’écrivain, de sa propre part d’ombre jouissive, et d’une pratique manipulatoire. La “réception” sera ce qu’il en voudra, au moment qu’il voudra, dans la forme qu’il voudra. L’empathie est d’abord un pouvoir.

C’était au XIXè siècle. Les romans paraissaient en feuilletons dans les journaux et faisaient l’objet de discussions dans les familles, ou entre collègues de travail. Le succès des lectures publiques de Dickens doit être replacé dans ce contexte : grâce à son talent d’acteur il

cherchait non seulement à faire la promotion de ses œuvres, mais à faire “circuler” son invention en racontant lui-même ses histoires (Pline le jeune lui aussi aimait lire ses œuvres devant un public, mais son auditoire, on l’a vu, n’avait rien de populaire).

En comparaison des habiletés dickensiennes la situation de Jean-Jacques Rousseau nous apparaît dramatique. Ses lectures des Confessions dans plusieurs grandes maisons obéissent à une urgence intime, parce que « réellement persécuté il ne peut plus se passer de ses persécuteurs ». Sa confession faite de vive voix, et à plusieurs reprises, est motivée par le désir de signifier et même de prouver « sa non-culpabilité foncière » : c’est un appel d’innocence ; « il lui est impossible d’accepter, d’assumer sa part d’ombre ».317

A-t-il cependant, au cours de ses lectures à voix haute, sauvé ce qui pourrait être perdu dans la lecture purement grammatologique, et donc altérée, de la langue écrite ? A-t-il retrouvé la vivacité de la langue parlée, c’est-à-dire « la langue des passions », car « celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme il lui plaît » ?318 On peut seulement supposer

qu’à sa langue écrite il aura ajouté une variété d’« accens » propres à émouvoir et à convaincre. Mais sa lecture donnée chez le comte et la comtesse d’Egmont, où l’écrivain a lu les livres VII à XI, ne recueillit « qu’un morne silence » (ceux-là ne ressemblaient pas à un « petit groupe d’amis »). En revanche celle qu’il fit chez le poète Dorat « devant de jeunes littérateurs », a suscité émotion et enthousiasme comme le raconte Dorat dans une lettre à une amie :

« Je rentre chez moi, Madame, ivre de plaisir et d’admiration ; je comptois sur une séance de huit heures, elle en a duré quatorze ou quinze ; nous nous sommes assemblés à neuf heures du matin, et nous nous séparons à l’instant […] Quel ouvrage ! comme il s’y peint et comme on aime à l’y reconnoître ! Il y avoue ses bonnes qualités avec un orgueil bien noble, et ses défauts avec une franchise plus noble encore. Il nous a arraché des larmes par le tableau pathétique de ses malheurs et de ses faiblesses… ».319

Cette fois-ci Rousseau réussit pleinement à émouvoir et à rallier son auditoire. Et s’il obéit à une nécessité, à une pulsion, on peut penser que sa lecture fut aussi une jouissance. Le contraire de ce qui s’était passé précédemment, à la fin de sa première lecture, quand il ajouta une déclaration en forme d’ultime plaidoyer, qui commence par « j’ai dit la vérité », avant de conclure avec amertume : « J’achevai ainsi ma lecture et tout le monde se tut. Made d’Egmont

fut la seule qui me parut émue ; elle tressaillit visiblement ; mais elle se remit bien vite, et garda

317 J.-J. Rousseau, Les confessions, « introduction » de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, in Œuvres

complètes Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. XLIV.

318 Ibid., J.-J. Rousseau, « Essai sur l’origine des langues », in Œuvres complètes Tome V, page 388.